Intervention de Philippe Marini

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 25 mai 2011 : 1ère réunion
Niches fiscales — Communication

Photo de Philippe MariniPhilippe Marini, rapporteur général :

La communication que je m'apprête à effectuer trouve son origine dans un amendement déposé par Nicole Bricq dans le cadre de l'examen du projet de loi de finances pour 2011. Nous nous sommes alors engagés, avec le président Arthuis, à travailler sur la définition et le chiffrage des niches en 2011, le bureau de notre commission ayant ensuite acté cette démarche le 25 janvier dernier.

Ces travaux apparaissent d'autant plus nécessaires qu'aux termes de l'article 9 de la loi de programmation des finances publiques pour les années 2011 à 2014, les dépenses fiscales et les « niches sociales » doivent être gelées à périmètre constant, ce qui implique de s'assurer de la pertinence du périmètre actuel.

Or il n'est pas forcément simple de déterminer si une mesure particulière est une « niche » ni de chiffrer son coût de manière adéquate. Je prendrai l'exemple emblématique de la « mesure particulière n° 320103 », relative à la non-imposition à l'impôt sur les sociétés (IS) des plus-values sur titres de participation, dite « niche Copé ». Du projet de loi de finances (PLF) pour 2004 au PLF pour 2010, son estimation a varié de 1,8 milliard à 12,5 milliards d'euros. En 2011, l'estimation pour 2010 a été revue à 2,2 milliards d'euros en prenant pour référence non le taux normal d'IS de 33,1/3 % mais le taux de 19 % applicable antérieurement à la réforme. En outre, le PLF pour 2009 a « déclassé » cette niche, devenue depuis lors une « modalité de calcul de l'impôt ». Enfin, j'observe que les différentes estimations ne prennent pas en compte les mécanismes économiques, même s'il est évident, en l'espèce, que les holdings concernés se délocaliseraient si la mesure n'existait pas - faisant ainsi s'évaporer l'assiette de l'impôt servant de base de calcul du coût de la mesure.

Une dernière précision avant d'en venir au fait : qu'un allégement soit classé parmi les « modalités de calcul de l'impôt » n'implique pas qu'il soit « intouchable ». Et, à l'inverse, le fait qu'un allégement soit classé parmi les dépenses fiscales n'implique pas qu'il soit condamné à être remis en cause. Il s'agit là, évidemment, de choix de nature politique.

Tout d'abord, j'ai procédé à quelques comparaisons internationales. Il en ressort que la définition des dépenses fiscales varie selon les Etats. Si l'on schématise, il y a trois définitions possibles des dépenses fiscales, pouvant viser :

- les seuls allégements à visée incitative (comme en Belgique ou en Allemagne) ;

- les allégements à visée incitative, mais aussi ceux à visée redistributrice (comme au Royaume-Uni et, en pratique, en France) ;

- ou tous les allégements (comme aux Etats-Unis, au Canada et en Australie).

Par rapport aux autres, le système français n'est pas sans mérite. Ainsi, s'agissant des allégements fiscaux, il couvre un champ plus large que dans la plupart des pays développés, les Etats-Unis ne chiffrant que les dépenses fiscales d'IS et d'impôt sur le revenu (IR), l'Allemagne n'estimant que les mesures correspondant à sa définition restrictive des dépenses fiscales. De plus, depuis 2007, conformément à l'article LO 111-4 du code de la sécurité sociale, les principales « niches sociales » font l'objet d'un chiffrage figurant dans l'annexe 5 des projets de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). J'ajoute que la France procède à une nomenclature fine des différentes mesures, à l'inverse des Britanniques, qui se contentent d'un tableau de quelques pages détaillé par grands agrégats.

Cependant, notre système comporte des points faibles.

S'agissant des niches fiscales, en premier lieu, le système de référence n'est pas publié en France - contrairement à la pratique des Etats-Unis, du Canada ou de l'Australie par exemple. On ne sait donc pas par rapport à quoi les allégements sont chiffrés. De ce fait, certains chiffres sont dénués de signification. Ainsi, les dispositions de « taux super-réduit » de 2,1 % de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) sont chiffrées par rapport au taux réduit de 5,5 % et non au taux normal de 19,6 % (ce que n'indique d'ailleurs pas le fascicule des « Voies et moyens » annexé au PLF). Or la référence devrait être le taux normal, sauf à vider cette notion de son sens...

En deuxième lieu, les dépenses fiscales font l'objet d'une définition vague et évolutive, au gré des décisions des gouvernements - ou de leur administration. Initialement, de 1981 à 1997, les dépenses fiscales étaient définies en fonction de quatre critères non cumulatifs : l'ancienneté (un allégement ancien pouvant ne pas être considéré comme une dépense fiscale), la généralité (une règle générale n'étant pas une dépense fiscale), la doctrine et le caractère incitatif (qui était une « présomption » de dépense fiscale). Puis, de 1998 à 2008 seuls demeuraient les critères de généralité et d'ancienneté. Enfin, depuis 2009, à la suite d'un rapport d'information de la commission des finances de l'Assemblée nationale, seul reste le critère de généralité. Mais ces critères, et notamment celui de « généralité », ne sont eux-mêmes pas clairement définis. Ainsi, les « grands déclassements » de 2006, qui ont vu la moitié du montant total des allégements « reclassés » en « modalités de calcul de l'impôt, se sont faits simplement en modifiant l'interprétation des critères alors en vigueur (ancienneté et généralité), et en 2009, le passage au seul critère de généralité n'a eu aucune conséquence significative.

En troisième lieu, certains déclassements de niches fiscales peuvent être contestés. Par exemple, à propos du quotient familial, la demi-part supplémentaire à compter du troisième enfant était considérée comme une dépense fiscale jusqu'à son déclassement en modalité de calcul de l'impôt en 2006. Mais, si les critiques sont intéressantes, elles ne sont guère plus objectives que la classification elle-même si l'on ne construit pas un cadre général suffisamment objectif...

En quatrième lieu, les documents actuels sous-estiment de manière importante les niches en matière de TVA. Comme je l'ai indiqué, le coût des taux super-réduits est calculé par référence au taux réduit, et non au taux normal. J'ajoute que tous les taux réduits ne sont pas considérés comme des niches, en particulier le taux réduit sur les produits alimentaires. On arrive, au total, à une sous-estimation de 26,7 milliards d'euros.

S'agissant de l'équivalent social des niches fiscales, le système français présente également des points faibles.

Cette situation tient d'abord à une définition peu satisfaisante de ces mesures dérogatoires. Celle-ci se limite aux régimes obligatoires de base, et ne prend donc en compte ni l'assurance-chômage ni les régimes complémentaires de retraite. Et elle permet au Gouvernement comme à la Cour des comptes de déterminer chacun son propre système de référence, et donc sa propre définition des niches. De manière générale, on note une absence d'harmonisation avec la méthodologie utilisée pour les dépenses fiscales.

Un autre point faible réside dans la forte sous-estimation du montant de ces allégements. Ainsi, alors que, selon le Gouvernement, ce coût s'élève à 41 milliards d'euros, il est de 67 milliards d'euros aux yeux de la Cour des comptes et j'estime même, pour ma part, qu'il s'établit à 80 milliards d'euros. En effet, le Gouvernement ne considère pas que les allégements sur des revenus autres que ceux du travail salarié (moindre imposition des prestations sociales, moindres cotisations des employeurs publics...) constituent des niches. Et, dans le cas des cotisations sociales, il calcule le coût des allégements en appliquant au montant de l'assiette exonérée un taux plus faible que le taux des cotisations sociales en dessous du plafond, qui est pourtant celui qu'il faudrait retenir pour être proche du taux moyen effectivement constaté (il retient le taux de cotisation au dessus du plafond). Par rapport à la Cour des comptes, je prends en compte l'ensemble des administrations de sécurité sociale au sens de Maastricht, ce qui a pour conséquence d'inclure, en particulier, l'assurance chômage et les régimes complémentaires de retraite.

A partir de ces constats, comment repartir sur des bases, sinon consensuelles, du moins plus incontestables ?

Tout d'abord, à court terme, il convient de préciser la norme de référence. A cet égard, le Gouvernement m'a répondu qu'il est « tout à fait envisageable qu'à l'occasion du prochain PLF, [il] présente pour chaque impôt une définition de la norme de référence, la liste des dépenses fiscales estimées au regard de cette norme commune et, le cas échéant, celles dont le chiffrage y déroge pour des raisons particulières ».

Ensuite, j'insiste sur la nécessité de considérer l'ensemble des taux réduits de TVA comme des dépenses fiscales.

Il faut également prendre en compte la totalité du coût de l'équivalent social des niches fiscales ainsi que les niches relatives à la fiscalité transférée.

Par ailleurs, il faut savoir se poser à temps les bonnes questions et se demander, par exemple, si une future « barémisation » des exonérations de cotisations sur les bas salaires - d'un montant de quelque 30 milliards d'euros - n'entraînerait pas la disparition du chiffrage de cet allégement, dès lors qu'elle reviendrait à fixer un nouveau cadre de référence.

Une fois tout cela fait, il faudra réfléchir à d'autre mesures afin d'éviter, autant que possible, les polémiques et les contestations et afin d'informer le Parlement à partir de bases légitimes, reconnues par tous.

Dans cette optique, la première étape consiste à définir le système de référence comme celui correspondant à une assiette aussi large que possible et au taux ou au barème de droit commun. Il s'agit concrètement, pour chaque impôt ou chaque grande catégorie d'impôts, de définir explicitement ce qu'on considère comme « l'impôt sans les allégements », à l'instar des Etats-Unis, du Canada, de l'Australie ou de la Belgique. La deuxième étape consiste à affirmer le principe selon lequel tout allègement par rapport au système de référence doit figurer au sein du fascicule « Voies et moyens » annexé au PLF - alors qu'aujourd'hui, seuls sont recensés les dispositifs considérés comme des niches par le Gouvernement et les « niches déclassées » depuis 2006. Ensuite, il faut déterminer si un allégement donné est ou non une dépense fiscale. Pour ma part, je propose de définir la dépense fiscale comme tout allégement qui « poursuit un objectif incitatif ou de redistribution en faveur des ménages à faibles revenus ou concerne des domaines d'activité ou produits spécifiques ». Dès lors, les allègements d'impôt qui ne seraient pas des niches relèveraient donc soit des modalités de calcul de l'impôt, soit d'une nouvelle catégorie « mixte » dans laquelle seraient classés les cas douteux. Ce système, pratiqué par le Royaume-Uni et la Belgique, permettrait d'éviter les polémiques. Il devrait, en effet, « y avoir accord sur le fait que l'on n'est pas d'accord ». Pour cette catégorie, je pense, par exemple, à la demi-part supplémentaire au titre du troisième enfant ou à l'abattement de 40 % sur les dividendes...

Cette méthode de recensement exhaustif des allègements d'impôt par rapport au système de référence permettrait de réintégrer dans les documents budgétaires - et donc dans le « radar » du contrôle parlementaire - environ 72 milliards d'euros d'allègements fiscaux aujourd'hui non pris en compte dans le calcul des niches ou des modalités de calcul de l'impôt.

Au passage, pour enlever toute connotation péjorative de nature à nuire à la sérénité des débats tout en gardant l'image paradoxale des niches ou dépenses sur recettes, je vous propose d'adapter la terminologie que nous employons pour parler désormais de « dépenses de prélèvements obligatoires », qui se diviseraient en deux catégories : les « dépenses fiscales » et les « dépenses de prélèvements sociaux ».

La méthode serait la même pour traiter des allégements sociaux. On aboutirait ainsi à la création :

- d'une catégorie « modalités de calcul des prélèvements sociaux », regroupant les allégements qui n'ont manifestement ni un objet incitatif, ni un objet de redistribution en faveur des ménages à faibles revenus, et qui ne concernent pas des domaines d'activité ou produits spécifiques. Cela concerne par exemple les moindres cotisations des employeurs publics, les exonérations de la plupart des prestations sociales (retraites...), ou encore le plafonnement des cotisations sociales ;

- et d'une catégorie intermédiaire « d'allégements mixtes », ne comprenant a priori que peu de choses, mais où pourraient trouver place les prestations familiales, dont le caractère incitatif ou de redistribution en faveur des ménages à faibles revenus ne va pas de soi.

Enfin, si l'actuelle approche comptable du coût des allégements est indispensable, afin que chacun ait bien en tête les coûts bruts des mesures en vigueur ou proposées, il faudrait la croiser avec des approches prenant en compte le comportement prévisible des acteurs.

En conclusion, le système français actuel a le mérite d'exister. Cependant, il faut le clarifier, l'harmoniser, et le rendre exhaustif. Il convient également de corriger des anomalies manifestes dans le cas de certains allégements. Et, pour les principaux allégements, il serait bon d'introduire des chiffrages complémentaires « par rapport au prochain allégement le plus favorable » ou, si c'est possible, prenant en compte les modifications de comportement.

Nous pourrions ainsi éviter des chiffrages concurrents du Gouvernement et du Parlement - ou encore de la Cour des comptes, etc.

Reste à savoir si nous devrions laisser au Gouvernement le soin de mettre en oeuvre les propositions qu'il juge pertinentes, ou adopter une disposition législative, s'agissant de ce que le projet de loi constitutionnelle relatif à l'équilibre des finances publiques, en cours d'examen par le Parlement, qualifie de « règle de gestion des finances publiques »... Dans cette dernière hypothèse, j'ai préparé un projet de texte qui figurera dans le rapport écrit.

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