Intervention de Monique Cerisier-ben Guiga

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 11 mars 2009 : 1ère réunion
Nomination de rapporteurs

Photo de Monique Cerisier-ben GuigaMonique Cerisier-ben Guiga :

a fait part de son inquiétude quant à la situation politique en Egypte. Même si le régime tient la situation intérieure d'une main de fer, le fait pour le Gouvernement égyptien d'avoir tenu une ligne diplomatique conciliante envers Israël lors de la guerre menée à Gaza a renforcé l'impopularité du régime, cela au moment où la situation économique s'aggrave et dans un jeu politique interne qui exclut, plus que jamais, toute hypothèse d'alternance.

L'image qui domine est celle d'une société bloquée. En dépit de ces tensions qui se traduisent par un retour important du religieux, d'une part, et des risques terroristes accrus d'autre part, le contrôle du régime sur la société civile reste fort, à l'approche de la succession du Président Hosni Moubarak.

Dans un pays de 80 millions d'habitants, dont 600 000 jeunes prêts à entrer sur le marché du travail chaque année, la situation économique est alarmante. Selon les indications fournies sur place par M. Youssef Boutros Ghali, ministre des Finances, 16 % de la population vivrait en dessous du seuil de pauvreté. Toutefois, le PNUD indique que 58 % de la population vivrait avec un revenu inférieur à deux dollars par jour.

Cette situation est appelée à se dégrader encore du fait de la crise économique mondiale. Selon le ministre des Finances, les trois « rentes » de l'économie égyptienne vont se réduire considérablement en 2009 :

- le tourisme -principale source de revenus avec 11 milliards de dollars par an- devrait voir ses recettes diminuer de 40 % ;

- les exportations de pétrole et de gaz devraient se réduire également de 40 % ;

- enfin les revenus du Canal de Suez devraient baisser de 25 %.

Au total, la croissance du PIB devrait passer de 7 % en 2008 à 4 %, voire 2 % en 2009, alors qu'un taux de 5 % est nécessaire pour assurer l'insertion des nouveaux entrants sur le marché du travail. Des troubles sociaux se produisent déjà en dépit de la répression : grèves, manifestations de groupes professionnels et le ministre des Finances s'attend à les voir augmenter.

Dans ce contexte, aucune hypothèse d'alternance politique ne semble possible.

Les Frères musulmans ne font pas l'unanimité et déclarent eux mêmes qu'ils ne sont pas prêts à prendre le pouvoir. Le responsable du bloc parlementaire des Frères musulmans, rencontré par la mission, a donné l'image d'un parti « raisonnablement » d'opposition, comparable en beaucoup de points à ce que fut la démocratie chrétienne en France et en Europe. C'est l'image d'un parti soucieux de conquérir l'opinion, par un programme social actif, plutôt que de remporter les élections, de crainte de susciter une réaction de l'armée et de la communauté internationale.

Entre le parti national démocratique, parti du pouvoir d'un côté, et les Frères musulmans de l'autre, les partis du centre sont fragmentés et leurs chefs emprisonnés. De plus, certaines formations centristes, comme Al-Wasat, sont interdites d'activité. Par ailleurs, les responsables charismatiques des partis du centre, tels que M. Ayman Nour, dirigeant du parti Al-Ghad, ont été emprisonnés. M. Ayman Nour a été condamné à cinq ans de prison ferme le 24 décembre 2005 pour faux et usage de faux dans la procédure de reconnaissance des statuts de son nouveau parti, un parti libéral créé en octobre 2004. Chacun comprend en fait qu'il a été condamné pour avoir été le principal rival du Président Moubarak aux dernières élections présidentielles de septembre 2005, où il avait obtenu 7,3 % des voix, ce qui est énorme dans un pays où la participation est très faible (de l'ordre de 10 %). Sa libération récente serait le résultat de pressions américaines fortes à la veille de la venue de Mme Hillary Clinton à Sharm El Cheick.

Enfin, la politique étrangère de l'Egypte suscite l'incompréhension et l'opposition silencieuse des Egyptiens.

Pendant les événements de Gaza, la population égyptienne a vibré en sympathie avec les souffrances des Palestiniens de Gaza. Par contraste, la gestion de cette crise par le Gouvernement Moubarak a été considérée comme très conciliante avec Israël. Sa rencontre avec Mme Tzipi Livni, l'avant-veille du déclenchement du bombardement, a donné le sentiment, à tort ou à raison, que le président Moubarak « était dans le coup ». Les autorités égyptiennes ont limité les manifestations et empêché les grands rassemblements. Le Gouvernement n'a pas laissé entrer à Gaza l'aide qui a été apportée par la population égyptienne (médicaments, nourriture...) ou, quand il l'a fait, c'était trop tard. Enfin, le Gouvernement a paru bloquer le point de passage de Rafah, ce qui a été très mal compris par la population qui ignore le rôle déterminant joué par Israël sur le contrôle de ce point de passage, dans le cadre des accords de 2005.

Par ailleurs, la volonté de l'Occident d'empêcher la réalisation du programme militaire nucléaire iranien aboutit à rendre l'Iran sympathique à la population égyptienne, pour laquelle l'Iran est un pays lointain, et pas nécessairement ami. Néanmoins, le fait qu'il se dresse seul contre l'Occident et l'application par ce dernier d'une politique dite du « double standard » (oui au nucléaire Israélien - non au nucléaire iranien) entraîne un fort sentiment « d'injustice » qui traverse toutes les strates de la population.

La conjugaison de ces trois types de tensions se traduit par un mal-être généralisé dans la population. Les personnes rencontrées, notamment celles issues des milieux artistiques et intellectuels, ont parlé de sentiment de « honte » à cause de leur impuissance individuelle à manifester leur solidarité envers les Gazaouis, en raison de la répression policière. Le peuple égyptien, qui éprouve un vif ressentiment contre le Gouvernement, se sent atteint dans sa fierté nationale... C'est une révolte sourde.

Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que cela se traduise par une crispation identitaire et des risques accrus d'attentats. Cette crispation prend en particulier la forme d'une religiosité renforcée.

On parle souvent « d'islamisation » pour décrire ce phénomène, mais c'est oublier que cette société a toujours été profondément musulmane. Il serait plus exact de parler de retour du religieux, celui-ci étant compris comme une affirmation identitaire de distanciation par rapport à l'Occident. Les termes de « désoccidentalisation » ou de rejet de l'Occident -entendus comme englobant tout à la fois Israël, les Etats-Unis d'Amérique et l'Europe- seraient plus exacts. De fait, le port de la barbe islamique, souvent synonyme pour les Occidentaux d'extrémisme, est perçu par la population comme un gage d'honnêteté, de moralité. Ce rejet concerne les valeurs de l'Occident et sa politique au Moyen-Orient, non ses technologies. Les signes extérieurs d'appartenance à l'Islam sont fréquents dans des métiers nécessitant un haut niveau d'études tels que les médecins, les avocats, les ingénieurs ou encore les informaticiens. C'est même dans ces secteurs que les Frères musulmans recrutent leurs cadres et leurs adhérents.

Cette crispation crée des tensions importantes au sein de la société. Les confrontations entre les chrétiens égyptiens et les musulmans ont été particulièrement violentes ces dernières années. Ces confrontations se sont traduites par un affichage délibéré des signes d'appartenance religieuse, en particulier sur les véhicules, ce que le Gouvernement a interdit.

Le retour du religieux se traduit également par une délégitimation du mouvement d'émancipation féminine à l'occidentale à laquelle avait adhéré la bourgeoisie citadine dès les années 1920. Mais les femmes étudient, travaillent, sont très présentes dans l'espace public, voilées, avec beaucoup de coquetterie parfois. Le voile permet aux jeunes femmes des milieux les plus patriarcaux et conservateurs de quitter l'espace familial, d'étudier, de travailler.

a précisé que, d'après les informations fournies sur place, l'attentat du 22 février dernier au Caire a probablement été le fait d'un petit groupe de terroristes improvisés. La bombe était artisanale, d'une puissance explosive faible. L'attentat n'a pas été revendiqué.

L'Egypte a déjà connu ce type d'attentat, en 2005. Il s'agit d'initiatives groupusculaires qui expriment par la violence un malaise général. Cela n'obéit pas, semble-t-il, à une stratégie d'ensemble de déstabilisation du régime comme c'était le cas dans les années 1980.

Les Français étaient-ils visés ? Il paraît probable que la France ait été ciblée, compte tenu de l'amitié proclamée entre le Président Moubarak et le Président Sarkozy et de l'envoi de la frégate Germinal au large de Gaza pour mettre fin à la contrebande par voie de mer. Mais cela ne peut être prouvé, du moins pour l'instant.

La question est de savoir si le régime de M. Moubarak en sort affaibli. La réponse est très certainement négative. Au contraire, la majorité des Égyptiens est ulcérée par ce type d'attentat qui choque l'opinion populaire et met à mal le tourisme, source principale de revenus pour 1 million de salariés égyptiens. Mme Monique Cerisier-ben Guiga a évoqué à cet égard le fait que, même si cela relevait du stéréotype, les Egyptiens étaient des gens gentils, peu enclins à la révolte. Le pays n'a connu que peu de révolutions depuis deux siècles. Celles qui ont eu lieu n'ont duré que quelques jours (1919, 1952). Toutefois, la dureté de la vie quotidienne pourrait induire plus de violence sociale et politique. La répression policière n'explique pas tout. Dans ces conditions, Mme Monique Cerisier-ben Guiga a préféré parler de la résilience du peuple égyptien, c'est-à-dire de sa capacité à résister à des conditions de vie insupportables avec comme seule arme l'exutoire de son humour.

La société égyptienne est une société très contrôlée. Les services de sécurité sont partout présents et le quadrillage de la population est d'autant plus facile à réaliser que le niveau de vie est bas : tout peut s'acheter et surtout l'information. L'armée et les services de renseignement oeuvrent en étroite symbiose avec le Parti national démocratique (PND) au pouvoir.

Le mouvement des Frères musulmans est divisé en deux courants principaux :

- celui dit des « classiques » qu'on peut qualifier de « radicaux » qui prônent la fusion des autorités religieuses et politiques ;

- et le courant dit des « progressistes » ou « libéraux » qui prônent, au contraire, une stricte séparation des autorités politiques et des autorités religieuses.

En emprisonnant systématiquement les chefs de l'aile progressiste, le Gouvernement Moubarak cherche à laisser le monopole de l'opposition islamique aux Frères musulmans les moins fréquentables, et donc à renforcer leur rôle d'épouvantail.

Par ailleurs, en emprisonnant les dirigeants centristes dès lors qu'ils sont charismatiques, le Gouvernement de M. Moubarak arrive à créer une situation politique telle que ce soit « lui ou le chaos ».

Tout a été préparé pour que M. Gamal Moubarak, le fils du président égyptien, ait un réel pouvoir sur le PND. Très occidentalisé, c'est un homme d'affaire entreprenant. Néanmoins, sa candidature présente beaucoup de handicaps, à commencer par le fait que la désignation du fils par le père n'est pas du tout acceptée dans une population qui rejette le modèle syrien - sous entendant que l'Egypte est une vraie République, pas une monarchie déguisée. Par ailleurs, le fait que ce fils ne soit pas issu des rangs de l'armée ne garantit pas à celle-ci la consolidation de ses avantages et de sa suprématie. Enfin, en tant que fils du Président, une partie de l'impopularité présidentielle retombe sur lui.

En revanche, il est certain que celui qui sera choisi le sera au vu des gages de stabilité qu'il aura été capable de donner. Il semble, selon les procédures constitutionnelles, si elles sont respectées, qu'un petit nombre de personnes au sein du PND soient éligibles à la magistrature suprême et que le choix définitif sera lui-même effectué par un groupe restreint. Ce choix ne devra pas entrer en conflit avec les orientations de l'armée.

Mais la question de savoir qui sera choisi importe peu, en réalité. L'essentiel est que le nouveau président offre des garanties fortes de maintien de l'ordre et de suprématie politique et économique pour l'armée. De ce jeu d'hypothèses, on peut retenir que tout dépendra du moment où se réglera la succession :

- du vivant de Moubarak, son fils Gamal aurait ses chances,

- après son décès, l'armée imposerait son homme.

Au total il faut retenir que, depuis 1952, la seule légitimité reconnue en Egypte est militaire. L'armée est une puissance politique et économique de premier plan. C'est le premier propriétaire foncier du pays, avec ses usines de production militaires et civiles, ses programmes d'investissements touristiques, ses généraux retraités présents au Parlement, dans la diplomatie, comme dans le secteur économique. C'est une société parallèle qui fournit à tous les officiers logements, soins médicaux, centres de vacances, etc... Elle ne se laissera pas écarter du centre du pouvoir.

Dans ces conditions, l'hypothèse la plus vraisemblable paraît être actuellement celle d'une présidence du ministre de la sûreté intérieure, le général Omar Souleiman. C'est du reste l'option retenue par le responsable des Frères musulmans.

En conclusion, Mme Monique Cerisier-ben Guiga a dit que si la société égyptienne ressemble fort à une marmite sous pression, celle-ci est bien fermée. Il y a la soupape d'une liberté d'expression limitée à des thèmes, à des médias restreints et à une frange de la population. L'explosion semble exclue. Si une déstabilisation devait se produire, il est probable qu'elle viendrait davantage d'un choc externe, d'une crise régionale majeure. L'Egypte reste un pays de référence dans le monde arabe en raison de son poids démographique et de la qualité de ses élites intellectuelles (scientifiques ou diplomatiques, par exemple). Toutefois sa dépendance des Etats-Unis et sa volonté de ne plus entrer en confrontation avec Israël fragilisent sa position au Moyen-Orient. Son influence diplomatique se limite à la question du conflit israélo-palestinien sur lequel elle veut garder la main.

Pour être efficace, la diplomatie de la France au Moyen-Orient doit tenir compte de la multiplicité des pôles de pouvoir : Egypte, Qatar, Arabie Saoudite. La guerre froide au sein de la Ligue arabe doit inciter à la prudence dans nos alliances et nos prises de position publiques si nous voulons éviter de nous aliéner les uns et les autres.

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