Je suis membre du bureau de la Coalition. Depuis le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) et jusqu'à la conférence de Seattle, j'ai participé à la longue bataille pour faire reconnaître que la culture n'est pas une marchandise comme les autres. Je ne partage pas votre réticence envers l'exception culturelle, je crois même que l'idée n'a rien à envier à celle de diversité culturelle : je me souviens de Mme Trautmann entrée dans les négociations sous le drapeau de l'exception culturelle, pour en ressortir avec celui de la diversité culturelle, qui flotte moins haut. L'exception culturelle est plus efficace contre la marchandisation galopante de la culture, on s'en aperçoit partout en Afrique, en Asie et en Europe. En France, nous avions l'avantage que tous les politiques, de François Mitterrand à M. Toubon et à M. Juppé, tiraient dans le même sens ; je crois que ce n'est plus tout à fait le cas aujourd'hui.
J'ai avec moi un document relatif aux droits et rémunérations des auteurs audiovisuels en Europe, la situation est grave : les auteurs de dix-sept pays nous alertent, le copyright à l'américaine prend le dessus, on ne mentionne plus même le droit d'auteur à la française ! Ce n'est du reste pas une surprise, tant on sait que les Américains n'ont accepté de signer la Convention de Berne pour la protection des oeuvres littéraires et artistiques, mais sans appliquer l'article 6 bis sur le droit moral de l'auteur !
Vous nous dites, madame l'Ambassadeur, que la France ne participe que pour 150 000 euros au Fonds international pour la diversité culturelle : ce chiffre même me fait honte ! La Convention de 2005 serait un succès en soi, alors qu'elle n'entraîne aucune obligation, qu'elle n'est assortie d'aucune sanction : la période est bien molle ! Et les États-Unis ne se privent pas de grignoter partout cette Convention déjà bien maigre... Un grand patron du cinéma américain l'avait dit au festival international du film policier de Beaune : une réglementation a minima sur le cinéma « traditionnel », et aucune pour les nouvelles technologies de l'information et de la communication, il a même qualifié le droit d'auteur de « bacille », avant de modérer, un peu, son propos.
L'Europe elle-même refuse notre conception du droit d'auteur, notre tentative raisonnable pour donner un prix unique au livre numérique. Elle paraît résolue à accepter que des entreprises comme Google ou Apple vendent les livres numériques au prix qu'elles veulent, alors que ces entreprises implantées de l'autre côté de nos frontières, échappent quasiment à tout impôt, à toute contrainte.
Nous avons fêté le cinquième anniversaire de la Convention de 2005, dans les anciens bâtiments de l'Imprimerie nationale, sous les auspices du ministère des Affaires étrangères. Nous n'y étions pas nombreux, 150 tout au plus, et je ne peux exprimer le contraste entre la tribune toute acquise au bilatéralisme, ne parlant que commerce et concurrence, et la salle, protestant avec véhémence : triste anniversaire ! Autre anniversaire, autre climat : celui de l'Administration des droits des artistes et musiciens interprètes (ADAMI), où la salle, nombreuse, était vent debout contre les accords bilatéraux qui rognent toujours plus le droit d'auteur ! Il y a eu celui passé avec les Caraïbes, pour lesquelles la France a pensé faire un geste. Mais les enjeux sont bien plus importants pour la renégociation de l'accord avec la Corée du Sud, où les États-Unis sont parvenus à imposer un quota plancher pour la diffusion de films américains. Et cette renégociation importante est confiée au commissaire européen du commerce et de la concurrence ! Il en sera de même demain, pour négocier avec l'Inde, première puissance cinématographique mondiale !
Vous vous félicitez de l'article 20 de la Convention ? « Les Parties reconnaissent qu'elles doivent remplir de bonne foi leurs obligations en vertu de la présente Convention et de tous les autres traités auxquels elles sont parties. Ainsi, sans subordonner cette Convention aux autres traités : (a) elles encouragent le soutien mutuel entre cette Convention et les autres traités auxquels elles sont parties ; et (b) lorsqu'elles interprètent et appliquent les autres traités auxquels elles sont parties ou lorsqu'elles souscrivent à d'autres obligations internationales, les Parties prennent en compte les dispositions pertinentes de la présente Convention. Rien dans la présente Convention ne peut être interprété comme modifiant les droits et obligations des Parties au titre d'autres traités auxquels elles sont parties ». C'est un modèle d'ambiguïté ! Je peux le dire pour avoir participé à la négociation (les ONG étaient admises), nous n'en voulions pas. Le travail sera immense, nous devons nous aussi mobiliser toutes nos forces, et rencontrer M. Barnier, sinon la Convention de 2005 risque bien de n'être qu'un emplâtre sur la jambe de bois de la marchandisation triomphante !
Cet article 20 m'évoque la réponse de Robert Musil quand on lui demanda comment il définissait un quadrupède : « La chaise, l'équation du quatrième degré, la table et le chien ». Je vous citerai encore la poétesse russe Marina Tsvetaieva : « Le matériau des chaussures, le cuir peut être estimé, il est fini ; le matériau d'une oeuvre d'art, l'esprit ne peut être estimé, il est infini. Il n'existe pas de chaussure pour toujours ; chaque vers de Sapho est donné une fois pour toutes. Des chaussures incomprises, cela n'existe pas. Tandis que des vers, ô combien ! ». Voilà la nourriture spirituelle de la Convention, qui n'est pas suffisamment prise en compte dans la pratique !
Nous attendons donc beaucoup de vous, d'autant que vous connaissez les continents où la situation est pire que la nôtre. L'on doit réguler le bilatéralisme car un petit contre un gros, c'est toujours un danger ! Je rends hommage au travail réalisé par M. Toubon, mais il faut aujourd'hui aller plus loin et nous comptons sur votre engagement dynamique !