Intervention de Stéphane Gompertz - J

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 19 octobre 2010 : 1ère réunion
Situation au soudan — Audition de M. Stéphane Gompertz directeur d'afrique et de l'océan indien au ministère des affaires étrangères et européennes

Stéphane Gompertz - J :

e vous remercie de votre invitation d'autant plus que je sais le Sénat actuellement très occupé par un autre grave sujet de discussion...

La prochaine échéance du référendum sud-soudanais, en janvier 2011, peut préoccuper, au point que le Premier ministre éthiopien nous déclarait récemment : « notre propre guerre d'Érythrée, qui fit entre 80 000 et 100 000 morts, n'aura été qu'un pique-nique à côté de ce qui risque de se passer au Soudan. ». Et, même si tout dépendra des Soudanais eux-mêmes, notre rôle est de tenter d'aider à ce que tout se passe au mieux.

Plusieurs scénarios « noirs » sont envisageables, et d'abord un affrontement Nord-Sud. Les deux parties font en effet un effort spectaculaire d'armement voire de surarmement. Par exemple, l'an dernier, des pirates somaliens ont capturé un navire transportant des chars d'assaut à destination du Sud-Soudan -et non du Kenya, comme cela avait été dit- De son côté, Khartoum a récemment procédé à de nouveaux achats de chars auprès d'un pays de l'Est de l'Europe.

Toutefois, le risque d'un affrontement direct n'est pas si grand, parce qu'aucune des parties ne serait en mesure d'avoir un succès décisif, ni le Sud trop faible, ni le Nord qui, dorénavant, ne dispose plus des anciens auxiliaires de poids qu'il avait en la personne des Darfouris : Khalil Ibrahim n'est plus ni disposé, ni en mesure de prêter son concours à Khartoum. En outre, une guerre serait dévastatrice pour les deux parties puisqu'elle compromettrait la production de pétrole.

En revanche, un autre scénario noir est envisageable, celui d'un affrontement indirect. Il serait facile pour le Nord de susciter des affrontements entre les tribus du Sud, enclenchant ainsi immanquablement un cycle de représailles. Khartoum pourrait aussi expulser tout ou partie des centaines de milliers de Sudistes qui vivent dans le Nord, en particulier dans la capitale de manière à déstabiliser le Sud.

Même si, début octobre, le président Béchir a donné l'assurance qu'il n'expulserait pas cette population, les risques de pourrissement sont réels. Nous devons donc convaincre les deux parties d'agir avec modération, dans leur propre intérêt.

Si la situation s'envenime, le risque de contagion est en effet grand dans les pays voisins. L'Éthiopie est encore traumatisée par les troubles survenus entre éleveurs et agriculteurs venus du Soudan et qui, pour finir, se sont retournés contre les habitants des hauts plateaux.

La République démocratique du Congo est frontalière du Soudan et la LRA (Lord's Resistance Army) de l'Ouganda a essaimé au Sud-Soudan. Et si le Soudan est déstabilisé, l'accord, miraculeux, intervenu entre le président Béchir et le président tchadien Idriss Déby serait remis en cause. Quant au Kenya, il en subirait aussi les conséquences et notamment le poids de nombreux réfugiés.

Les eaux du Nil sont aussi la cause de différends. L'Egypte tient au maintien de l'accord de 1959 qui lui accorde la plus grande partie de ces eaux, alors que l'Ethiopie et l'Ouganda, pays de l'amont, veulent le remettre en cause. Lorsque les pays d'amont construisent des barrages d'irrigation, l'Égypte s'y oppose... En cas d'éclatement du Soudan, le Sud-Soudan serait tenté de prendre parti contre l'Egypte, ce qui explique la politique égyptienne qui, tout en souhaitant le maintien de l'unité du Soudan, s'emploie à être en bons termes avec le Sud.

Autre risque de l'éclatement du pays, avancé par l'ancien président malien, Alpha Oumar Konaré : voir le régime de Khartoum se réfugier dans un islamisme exacerbé et se rapprocher de mouvements extrémistes, voire terroristes.

Mais le pire n'est jamais sûr. Le référendum est toujours prévu pour le 9 janvier prochain. S'il a lieu, son issue est claire : le Sud votera à une écrasante majorité pour l'indépendance. Pendant longtemps le Nord a vécu avec l'illusion qu'il pouvait rendre l'unité attirante. L'Egypte et l'Erythrée, qui ont un temps entretenu cette illusion, n'y croient plus guère. Le modèle de scission souhaité est celui de l'ancienne Tchécoslovaquie.

Le référendum pourra-t-il se tenir en janvier prochain ? Non, car beaucoup de retard a été pris. La Commission pour le référendum du Sud-Soudan a nommé son secrétaire général en septembre, mais le recensement des électeurs n'a pas encore commencé.

Ce retard est-il dramatique ? Normalement, non, car le Comprehensive peace agreement de 2005 autorise un délai supplémentaire de six mois. Mais la saison des pluies commence fin mars, ce qui réduit le délai réel à deux mois et demi ou trois mois.

Politiquement, le Sud pourrait-il accepter le report ? Certains responsables sudistes menacent, si le référendum n'a pas lieu le 9 janvier, de déclarer l'indépendance unilatéralement. Le feront-ils ? Un délai supplémentaire de trois mois sera-t-il suffisant ? Ce n'est pas sûr. D'abord parce que la région pétrolifère d'Abyei, à la lisière du Nord et du Sud, demeure contestée, et ses habitants doivent, par un second referendum, décider leur rattachement au Sud ou au Nord. Qui est censé y habiter ? Environ 50 000 sédentaires mais aussi des nomades qui utilisent la région comme parcours de transhumance. Ces nomades doivent-ils être considérés comme des habitants d'Abiey et être admis à voter ? Le Nord juge que doit être recensé comme habitant cette région quiconque y séjourne plus de deux mois dans l'année, tandis que, pour le Sud, le séjour doit être d'au moins huit mois. Il y a eu, cette année, des négociations sur le sujet à Addis-Abeba; les délégations se sont séparées le 11 octobre sur un constat d'échec. Il est en effet difficile de traiter cette question sans traiter celle du pétrole.

En outre, des problèmes ne sont pas encore réglés qui doivent déterminer les modalités de cohabitation entre le Nord et le Sud : les critères de nationalité, le sort des entreprises d'État possédées en commun, la question des revenus du pétrole et le partage futur de la dette nationale. Sur le pétrole est actuellement en vigueur un accord très favorable au Nord, lequel encaisse la majorité des profits alors que la production vient en majorité du Sud. Cet accord doit-il être remis en cause ?

En résumé, il faudra déployer beaucoup d'efforts diplomatiques, de toutes parts, et de la sagesse pour éviter qu'une séparation quasi inéluctable n'entraîne un affrontement majeur.

Quid du Darfour ? On l'a un peu oublié et Khartoum a tout intérêt à faire croire que le problème est en voie de règlement et qu'on s'oriente vers une paix globale dans la sécurité et le développement. Cela permet au gouvernement de Khartoum de court-circuiter les mouvements rebelles. Pour lui, moins on parlera du Darfour, mieux cela vaudra.

Or, la situation n'est pas stabilisée. En mai, une grande offensive contre les forces de Khalil Ibrahim, du Mouvement pour la justice et l'égalité (MJE), a fait 600 victimes, et fin septembre le gouvernement soudanais a repris ses bombardements contre les troupes d'Abdulwahid El Nur du MLS (Mouvement pour la libération du Soudan), tandis qu'une offensive terrestre a paralysé toute l'activité des ONG : les cliniques n'étant plus approvisionnées en médicaments, la rougeole et la poliomyélite ont fait leur réapparition. En outre, dans le camp darfouri, les tensions sont vives entre partisans et adversaires des négociations.

Le gouvernement soudanais recherche une solution interne en même temps qu'il négocie à Doha sous l'égide de l'ONU, de l'Union africaine et du Qatar. Le principal groupe rebelle, le MJE de Khalil Ibrahim a participé à ces négociations, puis s'en est retiré. L'autre mouvement rebelle, le MLS d'Abdelwahid el Nur a toujours refusé d'y participer tant qu'il n'obtiendrait pas des garanties de sécurité. Un troisième mouvement, le Mouvement pour la libération et la justice, né de l'agglomération de différents groupuscules sous l'égide de la Libye et dirigé par Tijani Cisse, participe encore aux négociations de Doha. L'espoir du médiateur est de parvenir avec lui à un accord qui pourra servir de modèle pour les autres. Il est probable qu'Abdelwahid el Nur et Khalil Ibrahim jouent l'attentisme et attendent l'affaiblissement du Nord-Soudan pour être négocier en meilleure position.

Pour le gouvernement français, cette attitude est contreproductive et aveugle car Khartoum pourrait bien parvenir à un accord avec Tijani Cisse, faire revenir un certain nombre de réfugiés dans leurs villages et confirmer son avantage militaire. Si le Nord et le Sud coexistent pacifiquement, Khartoum sera en position plus forte. Aussi les Darfouris ont-ils plutôt intérêt à ne pas laisser passer une occasion de négocier. Lorsque Khalil Ibrahim est passé à N'Djamena, Idriss Debby l'a empêché de rentrer au Darfour. Il est donc allé à Tripoli.. Nous voudrions que ce pays dont le jeu demeure un mystère fasse pression sur Ibrahim pour qu'il négocie. On peut faire l'hypothèse que la Libye le garde comme joker.

Dans tout cela, que peut la France ? D'abord il ne s'agit pas pour elle d'agir seule. Elle n'est que l'un des acteurs dans la région, mais pas un acteur majeur. Des millions de dollars ont été déversés sur le Darfour et le Sud-Soudan par les États-Unis et l'Union européenne. La France est, avec l'Allemagne, un des deux plus grands contributeurs de l'Union mais, face aux millions dépensés pour financer le référendum, la France en tant que telle a des moyens très limités. Elle a toutefois versé 3 millions d'euros d'aide humanitaire en 2010, soit 2 millions pour les ONG françaises et 1 million pour les ONG locales.

Mais notre rôle est accepté dans la région, notamment à cause de nos relations privilégiées avec le Tchad. Ainsi la France fait-elle partie du Groupe international de contact et du Forum consultatif sur le Soudan ; elle participe aussi à la concertation entre les envoyés spéciaux sur le Soudan. Nous sommes régulièrement invités aux concertations internationales sur ce pays et nous avons des conversations dans le cadre des envoyés du E6 - les cinq membres permanents du Conseil de sécurité plus l'Union européenne.

S'agissant de la Cour pénale internationale (CPI) et du double mandat d'arrêt pour crimes contre l'humanité et crimes de guerre émis par cette Cour contre le président Béchir, comme l'Union européenne, la France n'a aucun contact direct avec le président soudanais, sauf en cas d'urgence humanitaire -une prise d'otages par exemple.

Une solution serait, non pas de renoncer aux poursuites, mais de les suspendre comme l'article 16 du traité instituant la CPI permet au Conseil de sécurité de le faire. C'est ce que suggèrent un certain nombre de pays africains, mais, pour l'instant, nous ne modifions pas notre position car rien ne le justifie.

Cet ostracisme légal n'empêche pas le dialogue avec les autorités soudanaises : le vice-président Ali Osman Mohammed Taha était présent au sommet de Nice et nous recevons régulièrement des délégations du Soudan et, récemment par exemple, le secrétaire général du ministère des affaires étrangères.

Nous dialoguons aussi avec le Sud, dont le chef d'état-major est venu à Paris et auquel nous avons posé la question de la coexistence pacifique des tribus comme les Dinkas et les Nuers. Il nous a donné des apaisements... Signe en tout cas de notre attachement à ce Sud-Soudan : la transformation du Bureau de Juba en consulat général, lequel deviendrait vraisemblablement une ambassade si l'indépendance était acquise.

Aux deux parties nous recommandons d'éviter les provocations et gesticulations qui risquent de pousser l'autre à la faute. Au Sud, nous demandons de ne pas déclarer unilatéralement son indépendance : cela supposerait que l'issue du référendum serait un échec. En outre, si l'indépendance est acquise par référendum, elle sera reconnue par la majorité de la communauté internationale -par la Chine par exemple ; il n'en serait pas de même en cas de déclaration d'indépendance unilatérale.

Nous conseillons également aux Sudistes d'être prudents dans leurs projets pétroliers et, par exemple, de ne pas se lancer dans la construction d'un oléoduc entre le Sud-Soudan et le Kenya. Les travaux dureraient au moins cinq ans, coûteraient de 2 à 5 milliards, alors que, dès 2015, la production pétrolière -des réserves connues- diminuera avant de se tarir. Un tel investissement, ruineux, serait un chiffon rouge agité à la face de Khartoum qui y perdrait les revenus de l'oléoduc et des raffineries du Nord.

Au Nord, nous conseillons d'en finir avec les bombardements ainsi qu'avec les restrictions imposées à la Minuad, telles, par exemple, que le délai de 48 heures requis pour autoriser un hélicoptère à décoller, ce qui empêche le transport urgent des blessés. Au gouvernement de Khartoum, nous disons aussi de faire un geste politique pour le Darfour : par exemple en précisant les garanties de sécurité ou en donnant des gages sur l'unité dudit Darfour, actuellement divisé en trois unités administratives.

Aux mouvements rebelles darfouris, nous disons d'aller à Doha sans attendre. Sans guère de succès jusqu'à présent puisque Abdelwahid el Nur est toujours à Paris...

Nous persévérons cependant, d'autant plus que ces régions, potentiellement riches, peuvent intéresser nos investisseurs. Notre commerce avec le Soudan est des plus restreints -100 millions d'euros d'exportations et 20 millions d'euros d'exportations- et seuls y sont implantés Total, Areva et les ciments Lafarge.

Une fois de plus, je le redis, dans cette région, le pire n'est pas certain.

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