Merci Monsieur le Président. Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, vous avez souhaité m'auditionner sur la situation en Somalie, et je vous en remercie. Permettez-moi cependant de ne pas limiter cette présentation à une description de la situation. Un certain recul semble en effet nécessaire pour éviter de se perdre dans l'actualité très dense de la Somalie et en dégager les perspectives. La Somalie s'est rappelée récemment au souvenir de la communauté internationale, par le biais des menaces qui en émanent : la piraterie et le djihadisme. Ces menaces, et les causes qui les sous-tendent, auront bien entendu toute leur place dans cette présentation. Pour autant, il apparaît également nécessaire d'aborder les racines de la faillite de l'Etat somalien, qui a permis l'émergence de ces menaces. Il sera alors possible de considérer les options politiques offertes à la communauté internationale.
Tout d'abord, permettez-moi de revenir sur les intérêts qu'a la France à traiter du problème somalien. Le premier d'entre eux est le danger de la piraterie, puisqu'elle menace une route maritime qui est de toute première importance, la route qui relie l'Europe au pétrole de la péninsule arabique et aux marchandises du sud-est asiatique. 30 % des approvisionnements énergétiques de l'Union européenne transitent par le golfe d'Aden. Le second est le danger du terrorisme, danger patent dans cette région.
Pour commencer cette intervention, il est nécessaire de dresser un panorama de la situation en Somalie. Dans la nuit du 26 au 27 janvier 1991, le président somalien Mohamed Siad Barre est chassé de Mogadiscio par une coalition hétéroclite de mouvements rebelles. Sa fuite marque la disparition finale de l'Etat somalien. Vingt ans plus tard, on attend toujours sa réapparition. En l'absence de toute autorité centrale, les 637 000 km² sur lesquels s'étend la Somalie, où vivraient environ 9 millions d'habitants, sont marqués par une très grande diversité de situations politiques et sécuritaires.
On trouve de nombreuses entités politiques en Somalie. Au nord-ouest, la région du Somaliland a proclamé unilatéralement son indépendance en 1991, dans les frontières de l'ancien protectorat colonial du British Somaliland. Le Somaliland constitue aujourd'hui le seul véritable havre de paix du pays.
Bien que n'étant juridiquement reconnu par aucun Etat dans le monde, le Somaliland dispose néanmoins de tous les attributs d'un Etat souverain : Constitution, emblème, drapeau, hymne, monnaie. Plus encore, le Somaliland est une démocratie qui a fait, cette année, la preuve de sa vigueur et de sa maturité. Le 26 juin dernier s'y est tenue, dans le plus grand calme, une élection présidentielle, qui a vu la défaite du sortant, M. Riyaleh Kahin, battu par son opposant historique Ahmed Mohamed Mohamud, dit « Silanyo ». M. Kahin a reconnu sa défaite et félicité le vainqueur, tout comme l'avait fait Silanyo lors de l'élection précédente. Au plan économique, le petit Somaliland commence à tirer les fruits de sa stabilité politique. Dépourvu de ressources naturelles prouvées, il s'est construit avec le commerce, devenant notamment une plaque régionale du commerce du bétail. Ses efforts pourraient être bientôt récompensés par un investissement massif du groupe Bolloré dans le port de Berbera. Avec le développement de ses infrastructures portuaires, le Somaliland pourrait devenir, comme Djibouti, un accès maritime pour le géant éthiopien en plein développement. Au plan sécuritaire, le Somaliland n'est pas exempt de menaces, mais peut compter sur des forces de sécurité efficaces. Des tensions subsistent dans sa partie orientale, peuplée par deux clans qui ne se reconnaissent toujours pas comme somalilandais. Surtout, la démocratie et la laïcité du Somaliland heurtent les convictions des islamistes somaliens, qui ont fait de l'entité une cible déclarée.
A l'Est du Somaliland se trouve une autre entité politique autoproclamée, l'Etat du Puntland, qui s'est constitué en 1998 en région autonome, dans l'attente de la restauration d'un Etat somalien fédéral. Le Puntland est bien moins stable que le Somaliland, mais n'en demeure pas moins une zone de paix relative. L'entité puntlandaise s'est, elle aussi, dotée des attributs qui en font un Etat indépendant de facto, elle souffre toutefois d'une forte corruption de ses élites et d'une dangereuse proximité géographique avec le Sud somalien en proie au chaos. Le Puntland, avec le port de Bossaso, constitue un point névralgique des trafics qui relient historiquement la Corne de l'Afrique et la péninsule arabique. Sur ce plan, rien n'a changé depuis Henri de Monfreid. Les flux financiers ainsi générés, pour partie criminels, représentent un attrait auquel a cédé une grande partie de la classe politique puntlandaise. La satisfaction des intérêts personnels des dirigeants prime, au Puntland, sur l'intérêt général, ce qui place l'Etat dans une faiblesse récurrente. Mal traitées, les forces de sécurité puntlandaises peinent ainsi à contenir la menace islamiste, et la région fait régulièrement l'objet d'attaques terroristes. Surtout, elles ne sont pas capables de contrôler efficacement le territoire. Des zones de non-droit se sont ainsi constituées et sont le terreau de l'émergence de la piraterie, conséquence de la misère et de la raréfaction des ressources halieutiques pour les pêcheurs locaux, qu'ils attribuent à la pollution et au pillage des ressources par les flottes de pêche étrangères. Depuis le 1er janvier 2010, les pirates somaliens ont mené 107 attaques, dont 30 réussies. Ils détiennent actuellement 17 bateaux et 369 otages. Le total des rançons générées est difficile à estimer mais se compte vraisemblablement en dizaines de millions de dollars. Les pirates menacent une route maritime de première importance, qui relie l'Europe au Moyen-Orient et à l'Asie du Sud-Est. La jonction de la piraterie et du terrorisme constitue une crainte récurrente. Les flux financiers entre les deux nébuleuses existent probablement, mais aucune collaboration opérationnelle n'a encore été observée. La communauté internationale a envoyé d'importants moyens maritimes dans la région pour combattre ce fléau. L'Union européenne traite le fléau par le biais de l'opération Eunavfor Atalanta, impulsée par la France, et devrait parvenir à faire agréer aussi des actions de reconstruction des capacités maritimes régionales. Néanmoins, si les forces navales étrangères peuvent juguler le problème de la piraterie, il est probable que celle-ci persistera tant qu'une autorité étatique ne sera pas restaurée sur les littoraux somaliens, que des alternatives économiques n'auront pas été offertes aux populations et que l'intégrité de leurs eaux territoriales ne leur sera pas garantie. Le principal défi réside ici dans la collusion avérée d'une partie des élites avec les responsables de la piraterie.
Bien que difficile, la situation du Puntland ne peut pourtant pas être comparée à celle qui prévaut dans la moitié méridionale de la Somalie. Le Sud de la Somalie est en effet en proie à un conflit continu depuis vingt ans. Ce conflit met aux prises plusieurs belligérants. Le premier de ces protagonistes représente, officiellement, l'embryon de l'Etat somalien en reconstruction. Il s'agit du Gouvernement fédéral de transition (GFT). Le GFT, dans sa forme actuelle, est issu des deux dernières des quatorze conférences de réconciliation qui ont tenté, ces vingt dernières années, de ramener la paix en Somalie. C'est au Kenya, en 2004, que les principaux chefs politiques et seigneurs de guerre somaliens se sont mis d'accord sur un mécanisme institutionnel représentatif de toutes les tendances. Au cours des années qui suivirent, la situation sécuritaire ne s'est pourtant pas améliorée, empêchant le GFT de s'installer en Somalie. Il a pu finalement rentrer à Mogadiscio en 2007, dans les fourgons de l'armée éthiopienne qui était intervenue contre les islamistes. Depuis lors, le GFT n'a jamais réussi à monter en puissance pour se déployer sur le territoire somalien. L'armée éthiopienne s'est retirée début 2009, remplacée par une force de paix de l'Union africaine, l'AMISOM. L'AMISOM reste aujourd'hui le seul garant de la sécurité et de l'existence du GFT. Une évolution fondamentale du GFT avait pourtant suscité de grands espoirs fin 2008. Au terme d'un processus de paix mené à Djibouti, la branche majoritaire du principal mouvement armé islamiste d'alors, l'Armée de relibération de la Somalie (ARS), avait accepté de déposer les armes et d'intégrer les institutions du GFT. Début 2009, le chef de ce mouvement, Sheikh Sharif Sheikh Ahmed, était élu président de la Somalie par le parlement fédéral de transition. Les observateurs ont cru alors que ce président, islamiste modéré, pourrait poursuivre avec succès le processus de paix et l'étendre aux autres acteurs de l'insurrection pour stabiliser le Sud de la Somalie. Mais politiquement, le GFT a été incapable de poursuivre le dialogue avec les plus modérés des insurgés. Il n'a pas non plus été capable de mettre en pratique son alliance avec l'Etat du Puntland, ni avec une milice musulmane modérée. Conséquence de cet immobilisme politique, le GFT n'a pas été en mesure d'étendre son emprise militaire et reste cantonné dans quelques quartiers de Mogadiscio sous la protection de l'AMISOM, subissant quotidiennement le harcèlement des islamistes qui contrôlent tout le Nord de la ville. Cet immobilisme peut être mis sur le compte des divisions internes qui affaiblissent le GFT. Le GFT est en effet un agrégat de mouvances et de personnalités qui ont souvent peu de choses en commun : il y a des seigneurs de guerre, des politiciens de l'ancienne Somalie, des technocrates issus de la diaspora et des islamistes, bien que qualifiés de « modérés ». Des oppositions claniques se superposent à ces divisions politico-idéologiques.
Le GFT doit faire face à une insurrection islamiste de plus en plus radicale. La principale mouvance de l'insurrection, Harakat Al Shabaab Al Mujahidin, Mouvement de la jeunesse combattante, est plus connue sous le nom d'Al Shabaab, la jeunesse. Ce mouvement a connu ces dernières années une montée en puissance progressive mais irrésistible. A l'origine, les shebabs étaient les milices armées qui faisaient appliquer l'ordre des Tribunaux islamiques. Ces tribunaux religieux s'étaient constitués localement à partir des années 2000 pour pallier, avec la charia, l'absence d'autorité étatique. C'est leur union et l'extension de leur contrôle militaire à tout le Sud de la Somalie qui avait provoqué l'intervention éthiopienne. L'Union des tribunaux islamiques s'était alors muée en force de résistance sous l'appellation d'Armée de relibération de la Somalie (ARS). Si les shebabs constituent alors toujours le mouvement de jeunesse de l'ARS, ils ont pris leur autonomie en combattant, seuls sur le terrain, l'armée éthiopienne, alors que les dirigeants de l'ARS étaient en exil à l'étranger. Après l'accord de paix de Djibouti, ils s'émancipent totalement : ils refusent de suivre Sheikh Sharif Sheikh Ahmed, qualifié d'apostat, dans le GFT, mais refusent également de se soumettre à Sheikh Hassan Dahir Aweys, le leader de la fraction de l'ARS hostile à l'accord de Djibouti, lorsque ce dernier rentre en Somalie pour y combattre Sheikh Sharif. L'insurrection islamiste se compose donc de deux mouvances. En rentrant en Somalie, Sheikh Hassan Dahir Aweys a fusionné l'ARS avec d'autres petits mouvements pour donner naissance au Hizbul Islam, le parti de l'Islam. L'objectif du Hizbul Islam est d'instaurer un Emirat islamique sur l'ensemble des territoires occupés par le peuple somali. Ce territoire, appelé la Grande Somalie, s'étend sur la Somalie, mais également sur Djibouti, l'Ethiopie et le Kenya. L'idéologie du Hizbul Islam diffère donc de celle d'Al Shabaab. Le chef d'Al Shabaab, Mohamed Abu Zubeir, dit « Godane », a prêté allégeance à Al Qaeda en 2009. Si son objectif à moyen terme est également l'instauration d'un Emirat islamique sur la Grande Somalie, son but à long terme est la « libération » de Jérusalem et l'imposition de la Charia au monde entier. Bien que les spécialistes soient divisés sur la question de la validité de l'allégeance d'Al Shabaab à Al Qaeda, le résultat est que l'organisation islamiste bénéficie d'un afflux de combattants étrangers venus en Somalie pour le djihad. Avec ces djihadistes et leurs méthodes perfectionnées en Irak et en Afghanistan, Al Shabaab a pris militairement le dessus sur Hizbul Islam. Avec 3 à 5 000 combattants, il constitue aujourd'hui le gros des forces de l'insurrection, Hizbul Islam n'étant cantonné qu'à quelques territoires. La question se pose aujourd'hui de savoir si Hizbul Islam va être absorbé par Al Shabaab ou s'il va se rallier au GFT. Al Shabaab a lancé une importante offensive au cours du dernier ramadan, qui s'est heurtée sans succès à la résistance de l'AMISOM. Cet échec a réveillé des tensions internes qui pourraient se traduire par des divisions claniques.
Au plan militaire, la situation semble figée. Face aux combattants d'Al Shabaab et du Hizbul Islam, les quelques milliers d'hommes du GFT sont bloqués par les divisions de leur commandement. Avec 7 200 hommes et un mandat défensif, l'AMISOM garantit la stabilité de la situation. En juillet dernier, les islamistes d'Afrique de l'Est ont perpétré un double-attentat en Ouganda, pour punir le pays de son engagement dans l'AMISOM (il en est le premier contributeur de troupes). Le président ougandais Yoweri Museveni a réagi avec vigueur en demandant un relèvement du seuil de troupes de l'AMISOM jusqu'à 20 000 hommes, avec un mandat offensif. S'il se concrétisait, ce renforcement pourrait rompre l'équilibre des forces et raviver le conflit. Le Conseil de paix et de sécurité de l'Union africaine, dans un communiqué du 15 octobre dernier, a appelé le Conseil de sécurité des Nations Unies à entériner un tel renforcement.
Un autre acteur pourrait également contribuer au déblocage de la situation. Il s'agit de la milice soufie Ahlu Sunna wal Jamaa (ceux qui croient ensemble). Ahlu Sunna est, à l'origine, un mouvement religieux défendant l'islam traditionnel somalien, tolérant et ouvert, contre l'islam rigoriste importé d'Arabie saoudite à partir des années 60. Fin 2008, ce mouvement s'est vu contraint de prendre les armes pour résister aux exactions commises par Al Shabaab. Dépourvu d'ambitions politiques, Ahlu Sunna a cédé aux pressions de son protecteur éthiopien pour s'allier avec le GFT. Cette alliance peine toutefois à se concrétiser. En attendant, Ahlu Sunna représente une vraie force de résistance somalienne contre Al Shabaab. La milice occupe une région du Centre de la Somalie, limitrophe du Puntland. Supra-clanique, elle pourrait unifier tous les Somaliens contre les islamistes.
Après ce rapide état des lieux, je voudrais revenir à la question de la faillite de l'Etat somalien et à la question des clans, dimension fondamentale du conflit somalien. Lorsqu'elle obtient son indépendance en 1960, la Somalie est considérée comme l'un des Etats africains les plus prometteurs. Alors que la plupart des nouveaux Etats du continent doivent construire des nations à partir de plusieurs dizaines, voire centaines d'ethnies différentes, la Somalie part avec l'avantage de n'être peuplée que par une seule ethnie : les Somali. Les Somali ont un même ancêtre commun, parlent la même langue et sont tous musulmans. On peut dès lors se demander pourquoi, avec cet avantage initial considérable, la Somalie constitue aujourd'hui le seul Etat réellement failli du continent. L'explication est à chercher dans l'organisation clanique de la société somali. Si tous les Somali partent d'un ancêtre commun, la généalogie de cet ancêtre a donné naissance à des confédérations claniques, elles-mêmes divisées en clans, sous-clans et lignages. L'action politique se détermine au niveau du clan, voire du sous-clan. Même au sein de ces structures, l'autorité du groupe sur l'individu ne va pas de soi. Le Somali est d'abord un nomade, fondamentalement individualiste et réfractaire à toute forme de coercition. Comme le dit Christian Bader, bientôt consul de France au Sud-Soudan, mais d'abord spécialiste des clans somali, « le Somali agit d'abord en fonction de son intérêt immédiat et ensuite seulement des obligations que lui impose l'autorité à laquelle il se considère comme soumis ». Dans ce contexte, on comprend à quel point la notion d'Etat est inconciliable avec la culture somali. Si le Somali n'accepte d'obéir que ponctuellement aux injonctions de son groupe de référence, il ne peut reconnaître aucune légitimité à une structure comme l'Etat, qui lui apparaît comme fondamentalement étrangère. Jusqu'à la colonisation, les Somali ont ainsi vécu sans autre forme d'organisation politique que l'anarchie nomade. Au Puntland et au Sud de la Somalie, la colonisation italienne a brisé les structures claniques par la violence. Celles-ci se sont réveillées et exprimées dans le parlementarisme des premières années de l'indépendance, provoquant l'enlisement du régime. Ainsi, lorsqu'il installe sa dictature en 1969, Siad Barre sait qu'il lui faudra lutter contre les clans, il exalte alors le nationalisme pansomali pour faire contrepoids aux divisions claniques, et réclame la réunion de tous les Somali dans un même Etat. Cette politique le conduit en 1978 à entrer en guerre contre l'Ethiopie, à qui il tente d'arracher la province orientale de l'Ogaden, peuplée de Somali. Sa défaite sonne le glas du pansomalisme et, en absence de tout autre projet pour cimenter son peuple, le pouvoir doit affronter la résurgence des clans qui le renversent en 1991. Avant la montée en puissance de l'islamisme dans les années 2000, les clans ont continué à occuper le devant de la scène somalienne en s'affrontant tout au long des années 1990. Aucune résolution du conflit ne peut faire abstraction de leur existence.
Au-delà de la représentation des clans au sein des institutions étatiques somaliennes, c'est donc la question même d'un Etat central somalien qui mérite d'être posée. L'autorité étatique semble ne pouvoir naître, en Somalie, que d'un consensus local, au niveau du clan. C'est cette formule qui a fait le succès du Somaliland. La colonisation britannique, basée sur le système du « gouvernement indirect », n'y a pas détruit les structures claniques. Après l'effondrement de l'Etat somalien et la déclaration d'indépendance du Somaliland, ces structures ont été réactivées, notamment leur fonction de gestion traditionnelle des conflits. Plus que la déclaration d'indépendance, c'est ainsi le « shir » de Borama, en 1993, qui pose les bases du Somaliland. Le shir désigne l'assemblée traditionnelle des clans issak, qui peuplent le Somaliland, au sein de laquelle sont traités les conflits. Le shir de Borama a permis aux représentants de tous les sous-clans issaks et des clans non-issak de définir un système de gouvernement consensuel. Ce système allie les modes de gestion traditionnels claniques aux institutions étatiques modernes. Aujourd'hui, le Somaliland est doté d'une chambre haute, garante des institutions et qui, là-bas, représente les clans.
Les clans représentent donc autant une partie du problème que de la solution. Ils ne s'opposent pas à l'Etat mais à un certain Etat, de nature étrangère, que les Somali considèrent comme aliénant. Par ailleurs, les structures claniques constituent aussi un rempart contre l'islamisme. L'aversion naturelle des Somali contre toute autorité, particulièrement quand elle ne ressort pas du clan, leur fait rejeter autant l'Etat laïc que le pouvoir religieux. Les islamistes, eux, rejettent les identités claniques. Pour eux, « l'Oumma (la communauté des croyants) est le seul clan ». Cela explique que la majeure partie des combattants d'Al Shabaab provienne de clans mineurs et déconsidérés, qui n'ont aucun intérêt dans le système clanique. La transcendance du clan prônée par Al Shabaab a semblé fonctionner pendant un certain temps, faisant naître le risque d'une adhésion des Somaliens à l'idéologie du mouvement. Ils semblent néanmoins peu à peu rejeter l'extrémisme d'Al Shabaab qui s'attaque à tous les symboles de l'islam traditionnel somali. Par ailleurs, les Somali ont développé un fort penchant xénophobe qui s'exerce notamment contre les étrangers venus propager le djihad. Comme le dit Christian Bader, « le Somali se considère (...) comme un bon musulman, respectueux des lois fondamentales de l'islam sunnite de rite soufi, et estime qu'il n'a aucune leçon à recevoir en la matière des Arabes, dont il raille volontiers la bigoterie. » Des divisions de nature clanique se dessinent actuellement au sein d'Al Shabaab, qui suscitent les espoirs des observateurs étrangers. Il semblerait qu'après l'offensive du ramadan, les troupes combattantes, issues des clans défavorisés, ont commencé à reprocher à leurs chefs, issus des clans nobles du Nord, d'avoir peu économisé leur sang.
Dans ce contexte, quelles sont les options de la communauté internationale en Somalie ? La famine qui a suivi la chute de Siad Barre a suscité une mobilisation sans précédent de la communauté internationale. Les seigneurs de la guerre empêchant la résolution du conflit et l'accès des humanitaires aux populations, la communauté internationale, emmenée par les Etats-Unis, a décidé d'intervenir militairement pour les neutraliser. Le 3 octobre 1993, 18 GI étaient tués au cours d'un épisode qui restera connu comme « la chute du faucon noir ». En mars 1995, les dernières troupes des Nations Unies quittaient la Somalie sans qu'aucun problème n'ait été résolu. Cet échec va dissuader la communauté internationale de s'investir dans la résolution du conflit somalien autrement que par la diplomatie et l'aide humanitaire. Le pays revient néanmoins sur l'agenda international au cours des années 2000, quand les attentats du 11 septembre déclenchent la guerre contre le terrorisme. Plus tard, c'est l'explosion du phénomène de la piraterie qui oblige la communauté internationale à revenir au chevet de la Somalie.
Le raisonnement de la communauté internationale est que terrorisme et piraterie tirent leurs racines dans la faillite de l'Etat somalien. L'expérience tirée d'autres conflits africains engage la communauté internationale à appuyer la restauration d'un Etat somalien sur l'ensemble du territoire national. Jugé représentatif de la diversité clanique somalienne, le GFT est reconnu par la communauté internationale comme l'instrument de la restauration de l'Etat. Le mouvement international de soutien au GFT prend particulièrement son essor après le processus de paix de Djibouti et l'intégration au GFT des islamistes modérés. Ce soutien a pris plusieurs formes. Au plan politique, les Nations Unies sont engagées aux côtés du GFT pour améliorer sa capacité à fournir des services aux populations de Mogadiscio. Un Groupe international de contact, où siègent tous les partenaires engagés en faveur du GFT, mobilise et canalise l'aide internationale, notamment financière, et encourage le gouvernement somalien à poursuivre le processus de paix. Au plan militaire, les Nations Unies, les Etats-Unis et d'autres partenaires soutiennent financièrement et matériellement l'AMISOM, mission de l'Union africaine qui protège le gouvernement somalien à Mogadiscio. Plusieurs initiatives ont été lancées pour aider le GFT à se doter de forces de sécurité efficaces. La France a offert une formation militaire de 3 mois à un bataillon de ces forces de sécurité, en 2009 à Djibouti. Notre pays a ensuite engagé ses partenaires européens à rééditer l'expérience dans le cadre d'une mission PSDC. L'opération EUTM Somalia, qui se déroule actuellement en Ouganda, a donc été lancée en mai 2010 pour former 2 000 soldats du GFT, en coopération avec l'Ouganda et les Etats-Unis. Enfin, au plan économique, de multiples bailleurs de fonds et institutions de développement travaillent pour la Somalie, à destination du GFT, du Puntland et du Somaliland, mais le plus souvent par des projets directement adressés aux populations.
Malgré ces engagements, les succès du GFT sont limités. La déception de la communauté internationale se conjugue à l'hypothèse de la chute du GFT pour relancer la discussion sur l'avenir de la Somalie. Aux Etats-Unis, une « approche alternative » est étudiée depuis un peu plus d'un an par des think tanks américains. L'idée générale de cette approche serait de privilégier l'émergence d'une stabilité à la reconstruction d'un Etat. L'Etat somalien tel que proposé actuellement ne serait pas adapté aux réalités somaliennes, et l'activité internationale pour l'imposer ne feraient qu'aggraver la conflictualité. Certains suggèrent ainsi de laisser les dynamiques internes somaliennes s'exprimer pour que leurs interactions aboutissent à une stabilité politique basée sur un consensus général. Le Puntland et le Somaliland, qui ont su faire émerger un tel consensus, constitueraient alors des exemples à soutenir. La restauration d'un ordre social en Somalie affaiblirait les islamistes qui offrent leur propre ordre politique. Le départ des étrangers de Somalie les priverait également d'une partie de leur discours xénophobe et djihadiste. L'installation de pouvoirs stables sur les régions côtières permettrait de lutter contre la piraterie. En attendant que cet ordre émerge, la communauté internationale devrait se protéger du terrorisme. Il s'agirait de contenir les islamistes à l'intérieur de la Somalie, en fournissant à ses voisins les moyens de protéger leurs frontières. Des moyens contre-terroristes pourraient également être mis en place pour frapper ponctuellement les leaders islamistes.
Ces réflexions académiques n'ont pour l'instant fait l'objet d'aucune appropriation par aucun gouvernement. L'idée qu'elles pourraient être assimilées à un abandon pur et simple de la Somalie et de ses habitants est très prégnante. Pour autant, les Etats-Unis ont récemment annoncé leur intention de soumettre à leurs principaux partenaires une approche intermédiaire, dite « dual track », qui consisterait à poursuivre le soutien au GFT et à l'AMISOM tout en soutenant les pôles de stabilité existant (Puntland, Somaliland) et en en favorisant l'émergence de nouveaux (Galmudug, Jubbaland).