Intervention de Jean de Gliniasty

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 20 octobre 2010 : 2ème réunion
Audition de M. Jean de Gliniasty ambassadeur de france en russie et communication de M. Patrice Gélard président du groupe d'amitié france-russie du sénat

Jean de Gliniasty, ambassadeur de France en Russie :

Ce qui se passe en Russie en ce moment est très important. Il y a une volonté politique au plus haut niveau, partagée par l'ensemble de la population, de se tourner vers l'occident. Ce n'est pas la première fois que l'on assiste à un tel phénomène mais la quatrième.

La première s'était produite à l'époque de Gorbatchev. Celui-ci avait réussi à nouer avec les dirigeants allemands, français, américains, une relation intéressante. Le monde était prêt à accueillir sur la scène internationale une Union soviétique modernisée, en voie de libéralisation. L'effondrement de l'URSS a mis à bas ce schéma.

Boris Eltsine était un partisan énergique de la libéralisation. Le système « loans for shares » a permis aux Russes, grâce à des emprunts à faible intérêt, de racheter les entreprises publiques. Cela a certes donné lieu à des excès, népotisme, escroquerie pure et simple, sous-estimation de la valeur des biens de production. On a vu des emprunts remboursés en deux mois grâce au cash-flow courant ; des fortunes colossales constituées en quelques années par une classe d'oligarques.

Cependant la Russie s'est effondrée -la fin de la période Eltsine a été catastrophique- et elle a régressé sur la scène internationale. Elle a assisté ulcérée au règlement, dirigé par d'autres, de la crise yougoslave, aux bombardements de l'Irak sans l'autorisation du Conseil de sécurité donc sans son aval. Des traces de la période antérieure subsistaient : le dialogue était maintenu avec l'Otan, mais la fin de l'ère Eltsine fut une période de tensions.

Troisième tentative, celle de Vladimir Poutine, qui s'est tourné vers les Etats-Unis, en particulier après les attentats du 11 septembre 2001, ouvrant aux Américains des bases militaires en Asie centrale, cherchant à créer des liens de solidarité avec George Bush, accueillant favorablement les investissements de groupes américains tels que General Motors. Mais il a suffi de trois ou quatre événements pour mettre un terme à ces progrès. D'abord, l'attaque de l'Irak sans l'autorisation du Conseil de sécurité de l'Onu ; ensuite, les projets d'élargissement de l'Otan à l'Ukraine et à la Géorgie et, enfin, la volonté d'implanter des éléments du système américain de défense anti-missiles en Pologne et en République tchèque. Il en est résulté une atmosphère de guerre froide à Moscou, des critiques incessantes contre les pays occidentaux et surtout contre les Etats-Unis.

Une quatrième ouverture est à l'oeuvre aujourd'hui. Elle a, semble-t-il, démarré à Davos, avec le discours de Vladimir Poutine : « voyez comme nous sommes forts » disait-il en substance, mais aussi, en filigrane, « voyez comme nous pouvons coopérer avec vous ». La crise géorgienne a aussi donné lieu à une prise de conscience, chacun comprenant que l'on avait frôlé un désastre continental.

Si l'ouverture a été possible, c'est en raison de plusieurs facteurs concomitants. D'abord, le renforcement du pouvoir en Russie. A l'époque de Boris Eltsine, la politique étrangère était en partie laissée à un homme d'affaires, M. Berezovsky, qui vit aujourd'hui en Angleterre... Le redressement économique -huit années de croissance à 7 ou 8 %- a aussi joué un rôle. Le très large parti centriste « Russie unie » a été créé, l'opposition démocratique étant réduite à presque rien. La base sociale qui avait soutenu la perestroïka puis Boris Eltsine était formée d'anciens komsomols entrés au parti, chercheurs, professeurs, fonctionnaires éclairés. Or cette classe a été balayée par la très dure crise de 1998, épisode fondateur du régime actuel. La classe qui avait été le vecteur de la libéralisation et de la démocratisation était laminée ; la Russie entière vivait l'humiliation de sa faillite économique. Le désespoir et la misère régnaient.

Le parti Russie unie -auquel il est indispensable d'adhérer si l'on souhaite faire carrière, dans quelque domaine que ce soit- est pour le gouvernement un puissant support politique. Les gouverneurs ne sont plus élus : les candidats indépendants, voire indépendantistes, devenaient trop dangereux -dans l'Oural, le gouverneur local entendait créer une République indépendante, dotée d'une monnaie propre, le franc ouralien... Le Président Dimitri Medvedev a réussi à l'écarter. Aujourd'hui le parti centriste domine la Douma comme les assemblées locales.

Le pays a recommencé à créer une classe moyenne et la consolidation du pouvoir rend possibles des relations plus sereines avec l'étranger. Les Etats-Unis aussi ont modifié leur politique. Après la crise géorgienne, qui a montré que la Russie s'était militairement ressaisie, le Président américain Barack Obama a développé une vision plus claire et plus simple de la politique étrangère américaine : les intérêts américains se situent plutôt du côté de la Chine ou de l'Inde qu'en Europe ; et la Russie peut être un allié potentiel. A l'occasion de cette remise à plat, dite « reset », la Russie a été à nouveau considérée comme une grande puissance. Et pourtant, la campagne de presse anti-américaine n'a cessé qu'après la signature du nouvel accord START sur la réduction des armes stratégiques.

En Ukraine, l'alternance politique a rassuré la Russie : or il s'agissait du dossier le plus délicat. La révolution orange avait suscité un grave contentieux avec l'Europe, mais l'arrivée au pouvoir d'un candidat plus favorable à la Russie, la résolution du problème de Sébastopol par la signature d'un bail de trente ans pour le stationnement de la flotte russe et les discussions pour mettre fin au conflit gazier ont changé beaucoup de choses. En outre, les Américains ont accepté de mettre sous cloche la question géorgienne... Un dialogue sur l'Asie centrale a été également possible ; la crise kirghize a été cogérée par la Russie et les Etats-Unis, sans les Chinois, qui ont pourtant là-bas des intérêts importants. Si ce dialogue se poursuit, notre principal partenaire et concurrent en Russie, qui, aujourd'hui, est l'Allemagne, sera demain les Etats-Unis. L'élargissement de l'Otan à l'Ukraine et la Géorgie est mis en sommeil, en dépit des déclarations sur la politique de « porte ouverte » ; le projet d'installation d'éléments du système américain de défense anti-missiles en République tchèque et en Pologne a été abandonné.

Autre moteur de rapprochement, la modernisation. Les autorités russes ont pris conscience du retard pris dans certains secteurs. Sur ce plan, la Russie a besoin de l'Europe. Le Président Dimitri Medvedev l'a dit au Premier ministre François Fillon comme au Président de la République Nicolas Sarkozy : « il faut moderniser, mais il est difficile de le faire avec les Etats-Unis » -c'était avant le nouveau traité START...- « les Chinois sont surtout occupés à détourner les technologies et la coopération avec le Japon est compliquée. L'Union européenne est un partenaire naturel ! » Le propos, à mon sens, était sincère, mais les Russes auraient voulu traiter non avec chaque pays mais globalement avec l'Union européenne, or cela n'a pas été possible en raison de divers blocages.

Au salon Maks -l'équivalent de notre salon du Bourget- en août 2009, j'ai vu Vladimir Poutine vanter la production russe de matériel militaire aux journalistes occidentaux, afin qu'ils relaient son offre de coopération internationale...

L'ouverture est-elle durable ? Du temps de la NEP et du traité de Rapallo, les Allemands sont allés en URSS, ont modernisé l'appareil industriel, puis l'Union soviétique est revenue à la logique communiste. Mais, cette fois, le rapprochement est durable et même irréversible. D'abord, l'économie russe est beaucoup plus ouverte que l'on ne le dit : 13 % du capital fixe appartient à des étrangers ; dans certains secteurs, faute de production locale, les importations atteignent 50 % -pour les voitures- voire 80 %, pour les médicaments. Et permettez-moi une anecdote pour illustrer la réactivité des autorités. Lorsque sont apparus les problèmes sur la viande bovine, la ministre russe de l'agriculture m'a contacté et m'a dit : 800 entreprises françaises agricoles ou agro-alimentaires exportent en Russie, 759 ont une certification de vos services vétérinaires, cela nous suffit, nous vous faisons confiance, mais il faut examiner la situation des autres. Dans la plupart des cas, les choses se sont réglées rapidement, la certification de 17 entreprises seulement a été bloquée. L'économie est ouverte, les droits de douane sont plus faibles que ceux du Brésil, à peine plus élevés que ceux de la Chine, la circulation des capitaux est totalement libre. Des entreprises pétrolières étrangères peuvent même devenir opérateurs sur les gisements, ce qui n'est pas le cas dans la plupart des grands pays producteurs. Mais attention, il s'agit de la Russie et nous ne sommes pas à l'abri d'une réglementation nouvelle qui brusquement tarirait les flux... Il y a aussi, nous le savons bien, une corruption généralisée.

Autre motif de croire à une ouverture durable : les facteurs démographiques. Le taux de natalité s'est stabilisé à un niveau « occidental », et si le taux de mortalité reste élevé, chez les jeunes hommes en particulier, c'est en raison des accidents de la route, de la drogue, de l'alcool ainsi que de l'effondrement du système sanitaire et médical. Mais ces facteurs sont exogènes et des améliorations sont possibles. Le redressement des structures hospitalières est devenu une priorité pour le régime. La population devrait se stabiliser autour de 140 millions d'habitants. Mais l'important, pour le sujet qui nous occupe, c'est que les familles qui ont un seul enfant ne le laisseraient pas partir au front de gaîté de coeur. Quant à l'éducation, tout le monde apprend l'anglais, cherche à étudier en Angleterre ou à y faire un stage ; l'Allemagne accueille aussi beaucoup d'étudiants russes, trois fois plus que la France. La population russe lit la presse, qui sans être totalement libre est surtout bridée par l'autocensure. Bien sûr, si le président ou le premier ministre ne sont pas contents, ils passent des coups de téléphone, mais la presse est tout de même très libre. En lisant sept ou huit journaux différents, on sait tout - à condition de décrypter « l'intox ». La télévision nationale ne jouit pas de la même liberté : elle diffuse le pain et les jeux, ainsi que des informations calibrées sur la politique intérieure. C'est l'ORTF ! Mais chacun a accès à toutes les chaînes étrangères ; Euronews, par exemple, certes guère « toxique », offre matin et soir une ouverture sur le monde entier. La liberté est absolue sur internet, contrairement à ce qui se passe en Chine.

La Russie estime aujourd'hui, la situation en Ukraine et en Géorgie étant stabilisée, que les conséquences de l'effondrement de l'empire soviétique sont canalisées. Au plan international, les problèmes qu'elle doit affronter sont aussi ceux des Etats-Unis : poussée intégriste, drogue en Amérique latine ou en Afghanistan, terrorisme, mafias internationales, prolifération... La Russie se sent à présent solidaire de nos préoccupations ! Il lui paraît crucial, par exemple, que la coalition ne perde pas la guerre en Afghanistan et la base de Manas a été ouverte aux Américains, afin qu'ils puissent acheminer du matériel militaire en Afghanistan.

Un bémol doit être apporté. Certaines questions majeures ne sont pas réglées. L'ambiance générale est au nationalisme, l'idéologie de base actuellement. Le sentiment nationaliste a été cimenté dans les humiliations subies -politiques et économiques. Le grand mérite de Vladimir Poutine a été d'en apaiser les manifestations les plus violentes. Le mouvement de jeunesse « Nachi » a été pour lui un levier dans la prise de pouvoir, mais il a eu, depuis, quelque difficulté à les gérer. Et les groupes d'extrême droite aiment à « casser du noir » -en l'occurrence des Caucasiens. Mais une vraie répression a été engagée depuis le discours de Vladimir Poutine en novembre 2008 en présence des journalistes : « il faut respecter les étrangers qui travaillent chez nous » avait alors clamé le Chef de l'Etat.

Tous les dossiers stratégiques ne sont pas réglés. Si Barack Obama n'obtient pas la ratification du nouvel accord START par le Congrès américain -or le résultat n'est pas acquis-, quelle sera la réaction de la Russie ? La question des missiles antibalistiques est sensible : les phases I et II du déploiement ne sont pas dangereuses pour la dissuasion nucléaire russe, mais après ? « L'affaire peut se retourner contre nous » pensent certains.

Je rappelle que dans le premier projet de concept stratégique de l'Otan, la Russie était toujours implicitement considérée comme l'ennemi potentiel. Certes, les choses peuvent changer au cours des discussions.

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