Intervention de Henry Laurens

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 5 avril 2011 : 1ère réunion
Audition de M. Henry Laurens professeur au collège de france chaire contemporaine du monde arabe

Henry Laurens, professeur au collège de France :

Je vous remercie pour ces mots aimables. Je ne suis qu'un historien. Les seules prédictions que les historiens soient capables de faire sont celles qui concernent le passé, l'avenir étant par essence imprévisible. Pour ce qui est de l'intitulé de la chaire que j'ai l'honneur de diriger, il faut entendre « histoire contemporaine » au sens académique du terme, c'est-à-dire depuis le milieu du XVIIIe siècle. Enfin, concernant le monde arabe, je précise que je ne suis compétent que pour le Proche-Orient et pas pour le Maghreb que je n'ai étudié que pour la période coloniale.

Pour répondre à vos questions, permettez-moi de modifier l'expression de Jean Cocteau dans les Mariés de la Tour Eiffel : « puisque nous n'organisons pas ces mystères me dépassent, feignons de les comprendre ». Ce que nous avons vu ces quatre derniers mois rappelle combien les événements sont inattendus. Personne de sérieux n'avait prédit ce qui se passerait. Une doctorante m'avait bien prédit en janvier, alors qu'il n'y avait aucun signe précurseur, que Moubarak partirait. Je lui ai assurée en lui disant qu'il n'y avait aucune chance que cela se produise.

Un des derniers rapports du PNUD portait sur ce point précis du développement et de la démocratisation dans le monde arabe. Ce rapport est un excellent instrument de travail. J'avais commis en 2010 quelques papiers disant que les statistiques démographiques et économiques ne montraient aucun obstacle à la démocratisation dans le monde arabe...

Je partirai donc de la fin de vos questions. Ce qui est en cause aujourd'hui, dans le monde arabe, ce sont les régimes autoritaires. Rassurez-vous, dans ces sociétés, il n'y a pas d'ADN du despotisme oriental. Bien au contraire, l'autoritarisme y est un phénomène récent. L'ancien régime arabo-musulman était un régime de liberté. Le droit à l'insoumission était inscrit dans la constitution sociale du Maroc. L'Afghanistan était appelé le royaume de l'insolence. Dans l'iconographie arabe, le despotisme est représenté par Pharaon et le Coran lui-même comporte plusieurs tirades contre les souverains injustes.

Ce que nous avons actuellement est le résultat de ce que nous avons fabriqué au XIXè siècle : le modernisme autoritaire.

Pour faire face à l'invasion de l'Occident, les régimes arabes ont dû importer les concepts de l'Occident. Ils ont dû s'inspirer de lui pour le combattre. Ils ont dû construire des Etats modernes pour résister aux agressions que nous lui avons fait subir. Cela a commencé avec la Turquie avec les Tanzimat, puis le Kémalisme, puis l'Iran des Pahlavi, et pour finir les révolutions arabes, le Nassérisme, le Baathisme. Tout cela a constitué le modernisme autoritaire.

Le second terme de cet autoritarisme, c'est qu'il a été bâti afin d'éviter les ingérences. C'est l'idée, encore rappelée par Nasser lors d'un entretien avec Nehru : si vous autorisez le libéralisme avec un système pluraliste, c'est la porte ouverte à l'ingérence aussi bien régionale qu'internationale, chaque parti, chaque faction n'ayant de cesse de se trouver un parrain, un protecteur extérieur. L'exemple du Liban est caricatural. Mais il y a aussi celui de la Palestine. La dictature est le ciment de l'unité nationale, elle se justifie par la volonté de lutter contre l'extérieur. La dictature c'est l'absence d'ingérence. Tout ennemi du dictateur est un valet de l'extérieur. Le souverainisme absolu se résume dans la personne du dictateur. C'est un thème récurrent que l'on retrouve encore dans les derniers discours de Bachar El-Assad ou de Mouammar Kadhafi.

Troisième élément : le système économique de la rente. Généralement pétrolière, elle peut aussi être liée à d'autres éléments, tels que le tourisme, la rente du canal de Suez pour l'Egypte, ou encore l'aide américaine. L'Etat se finance sur ces rentes et prélève peu sur les populations. Au contraire, il redistribue. C'est le contraire de l'adage britannique : no taxation without autorisation. Certains économistes disent même qu'en dessous de 20 % de prélèvements obligatoires vous êtes en dictature. Le Roi Abdallah d'Arabie Saoudite a pris des mesures d'urgence en ouvrant grand les vannes des régimes sociaux. L'islamisme n'est qu'une variante de cet autoritarisme.

La question est de savoir ce qui a désagrégé cet autoritarisme. Désagrégation, soit dit en passant, que nous n'avons pas vu venir.

Il y a eu tout d'abord l'impact du libéralisme économique. Il y avait dans les régimes arabes la volonté d'aller vers des économies plus productives, plus efficaces, du fait de l'épuisement de la rente. Or les performances économiques ont été positives, en Egypte, en Tunisie notamment. Ces économies ont échappé à la crise de 2008. Mais quand vous faites du libéralisme économique et des privatisations dans des économies qui n'ont pas de véritable marché, en réalité vous transformez des monopoles publics en monopoles privés. Ces monopoles ont été attribués à des proches du pouvoir : c'est le beau-frère, le beau-fils, le gendre. Ils ont porté généralement sur les nouvelles technologies : les téléphones portables, internet etc.

Ce processus a entraîné une double déconsidération du pouvoir. D'abord à cause de la disparition de l'intérêt public. Ensuite par la corruption. La généralisation dans les élites des modes de vie ostentatoire des princes arabes a poussé les autocrates arabes à s'enrichir de façon immodérée. Des fortunes colossales se sont construites alors que la majorité de la population vivait avec moins de deux dollars par mois.

Cette déconsidération était telle que la lutte contre la corruption a été l'une des principales motivations de la révolution tunisienne. Certains de mes amis me disent, mais ce n'est qu'une demi-plaisanterie, que si Ben Ali avait répudié sa femme, il serait encore au pouvoir. Tout cela doit nous rappeler ce que l'on avait dit à propos d'un Président de la République française au début de la IIIe République : « quel malheur d'avoir un gendre » !

Observons que les révolutions égyptienne et tunisienne ont été des révolutions nationales. Il n'y a pas eu de terminologie anti-impérialiste. Les manifestants déployaient les drapeaux nationaux. Il n'y a pas eu de drapeaux verts de l'Islam, ni de drapeaux rouges. Les manifestants n'ont pas brûlé de drapeaux américains.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion