La commission entend M. Henry Laurens, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire sur l'histoire contemporaine du monde arabe.
Nous avons le plaisir d'accueillir M. Henry Laurens, professeur au collège de France où vous vous occupez de la chaire « histoire contemporaine du monde arabe ». En énonçant l'intitulé de votre chaire, nous avons posé le cadre de votre audition devant notre commission. C'est bien évidemment vos analyses et votre point de vue d'historien sur ces presque quatre mois de révoltes arabes, si nous situons au 17 décembre le début des mouvements en Tunisie, qui nous intéressent.
Quels sont les points communs de ces événements ? La demande de démocratie que nous constatons a radicalement changé l'image et la perception que nos opinions publiques ont des aspirations démocratiques d'un monde arabe que nous estimions peu doué pour la démocratie. Le rejet d'une corruption endémique et la question de la répartition des fruits de la croissance ont été également des motivations puissantes, sans doute aussi avec une ouverture de la jeunesse, nombreuse et aux perspectives bouchées, ouverte sur la mondialisation et ses outils de communication.
Mais vous replacerez sans doute ces « déclencheurs » dans une perspective de plus long terme.
Pour autant ces points communs des révoltes s'inscrivent dans la spécificité et la diversité des situations qui varient considérablement d'un pays à l'autre. Je pense à des situations aussi diverses que celle qui prévaut en Egypte où l'armée joue un rôle central qui risque d'être débordée par une révolte sociale. Saura-t-elle, pour gérer cette situation, revenir et abandonner une partie de ses privilèges. La problématique est différente en Irak mais là aussi, la contestation sociale prend le relai de la crise politique.
Je pense au Maroc réformateur, à la Tunisie. Est-elle un modèle ? Où va la Libye, les forces rebelles seront-elles capables de trouver une unité et une cohérence et prendre le destin de leur peuple en main ? Faute de quoi nous risquerions un enlisement ou un abandon l'un comme l'autre dramatique.
La grille d'analyse n'est pas simple. Encore n'ai-je cité que quelques pays alors que la crise traverse tout le monde arabe et qu'elle risque de raviver des tensions religieuses entre chiites et sunnites. Les répercussions en Arabie Saoudite, qui peine à se réformer, pourraient être considérables. Il en va de même pour la minorité alaouite au pouvoir en Syrie.
Quelles seront les conséquences de ces mouvements sur le conflit israélo-palestinien qui se radicalise une fois de plus devant la poursuite de la colonisation ? Ces mouvements changent-ils la perception qu'a la rue arabe d'Israël et de l'Occident en général. Pour l'instant ces révoltes n'ont pas ciblé l'Occident mais la poursuite de notre engagement en Libye ne risque t-il pas de raviver ce sentiment ? Une avancée de la démocratie serait-elle de nature à affaiblir des mouvements comme le Hamas ou le Hezbollah qui espèrent la victoire à long terme des Frères musulmans en Egypte ? Permettrait-il de contenir un peu plus l'Iran ?
Pouvons-nous discerner dans les événements en cours les lignes de force qui nous permettraient d'éclairer l'avenir à moyen terme ? Quels enseignements pouvons-nous en tirer pour la conduite de notre politique étrangère ?
Comme vous le voyez, nous avons beaucoup de questions mais sans doute avez-vous beaucoup de réponses à nous apporter.
Je vous remercie pour ces mots aimables. Je ne suis qu'un historien. Les seules prédictions que les historiens soient capables de faire sont celles qui concernent le passé, l'avenir étant par essence imprévisible. Pour ce qui est de l'intitulé de la chaire que j'ai l'honneur de diriger, il faut entendre « histoire contemporaine » au sens académique du terme, c'est-à-dire depuis le milieu du XVIIIe siècle. Enfin, concernant le monde arabe, je précise que je ne suis compétent que pour le Proche-Orient et pas pour le Maghreb que je n'ai étudié que pour la période coloniale.
Pour répondre à vos questions, permettez-moi de modifier l'expression de Jean Cocteau dans les Mariés de la Tour Eiffel : « puisque nous n'organisons pas ces mystères me dépassent, feignons de les comprendre ». Ce que nous avons vu ces quatre derniers mois rappelle combien les événements sont inattendus. Personne de sérieux n'avait prédit ce qui se passerait. Une doctorante m'avait bien prédit en janvier, alors qu'il n'y avait aucun signe précurseur, que Moubarak partirait. Je lui ai assurée en lui disant qu'il n'y avait aucune chance que cela se produise.
Un des derniers rapports du PNUD portait sur ce point précis du développement et de la démocratisation dans le monde arabe. Ce rapport est un excellent instrument de travail. J'avais commis en 2010 quelques papiers disant que les statistiques démographiques et économiques ne montraient aucun obstacle à la démocratisation dans le monde arabe...
Je partirai donc de la fin de vos questions. Ce qui est en cause aujourd'hui, dans le monde arabe, ce sont les régimes autoritaires. Rassurez-vous, dans ces sociétés, il n'y a pas d'ADN du despotisme oriental. Bien au contraire, l'autoritarisme y est un phénomène récent. L'ancien régime arabo-musulman était un régime de liberté. Le droit à l'insoumission était inscrit dans la constitution sociale du Maroc. L'Afghanistan était appelé le royaume de l'insolence. Dans l'iconographie arabe, le despotisme est représenté par Pharaon et le Coran lui-même comporte plusieurs tirades contre les souverains injustes.
Ce que nous avons actuellement est le résultat de ce que nous avons fabriqué au XIXè siècle : le modernisme autoritaire.
Pour faire face à l'invasion de l'Occident, les régimes arabes ont dû importer les concepts de l'Occident. Ils ont dû s'inspirer de lui pour le combattre. Ils ont dû construire des Etats modernes pour résister aux agressions que nous lui avons fait subir. Cela a commencé avec la Turquie avec les Tanzimat, puis le Kémalisme, puis l'Iran des Pahlavi, et pour finir les révolutions arabes, le Nassérisme, le Baathisme. Tout cela a constitué le modernisme autoritaire.
Le second terme de cet autoritarisme, c'est qu'il a été bâti afin d'éviter les ingérences. C'est l'idée, encore rappelée par Nasser lors d'un entretien avec Nehru : si vous autorisez le libéralisme avec un système pluraliste, c'est la porte ouverte à l'ingérence aussi bien régionale qu'internationale, chaque parti, chaque faction n'ayant de cesse de se trouver un parrain, un protecteur extérieur. L'exemple du Liban est caricatural. Mais il y a aussi celui de la Palestine. La dictature est le ciment de l'unité nationale, elle se justifie par la volonté de lutter contre l'extérieur. La dictature c'est l'absence d'ingérence. Tout ennemi du dictateur est un valet de l'extérieur. Le souverainisme absolu se résume dans la personne du dictateur. C'est un thème récurrent que l'on retrouve encore dans les derniers discours de Bachar El-Assad ou de Mouammar Kadhafi.
Troisième élément : le système économique de la rente. Généralement pétrolière, elle peut aussi être liée à d'autres éléments, tels que le tourisme, la rente du canal de Suez pour l'Egypte, ou encore l'aide américaine. L'Etat se finance sur ces rentes et prélève peu sur les populations. Au contraire, il redistribue. C'est le contraire de l'adage britannique : no taxation without autorisation. Certains économistes disent même qu'en dessous de 20 % de prélèvements obligatoires vous êtes en dictature. Le Roi Abdallah d'Arabie Saoudite a pris des mesures d'urgence en ouvrant grand les vannes des régimes sociaux. L'islamisme n'est qu'une variante de cet autoritarisme.
La question est de savoir ce qui a désagrégé cet autoritarisme. Désagrégation, soit dit en passant, que nous n'avons pas vu venir.
Il y a eu tout d'abord l'impact du libéralisme économique. Il y avait dans les régimes arabes la volonté d'aller vers des économies plus productives, plus efficaces, du fait de l'épuisement de la rente. Or les performances économiques ont été positives, en Egypte, en Tunisie notamment. Ces économies ont échappé à la crise de 2008. Mais quand vous faites du libéralisme économique et des privatisations dans des économies qui n'ont pas de véritable marché, en réalité vous transformez des monopoles publics en monopoles privés. Ces monopoles ont été attribués à des proches du pouvoir : c'est le beau-frère, le beau-fils, le gendre. Ils ont porté généralement sur les nouvelles technologies : les téléphones portables, internet etc.
Ce processus a entraîné une double déconsidération du pouvoir. D'abord à cause de la disparition de l'intérêt public. Ensuite par la corruption. La généralisation dans les élites des modes de vie ostentatoire des princes arabes a poussé les autocrates arabes à s'enrichir de façon immodérée. Des fortunes colossales se sont construites alors que la majorité de la population vivait avec moins de deux dollars par mois.
Cette déconsidération était telle que la lutte contre la corruption a été l'une des principales motivations de la révolution tunisienne. Certains de mes amis me disent, mais ce n'est qu'une demi-plaisanterie, que si Ben Ali avait répudié sa femme, il serait encore au pouvoir. Tout cela doit nous rappeler ce que l'on avait dit à propos d'un Président de la République française au début de la IIIe République : « quel malheur d'avoir un gendre » !
Observons que les révolutions égyptienne et tunisienne ont été des révolutions nationales. Il n'y a pas eu de terminologie anti-impérialiste. Les manifestants déployaient les drapeaux nationaux. Il n'y a pas eu de drapeaux verts de l'Islam, ni de drapeaux rouges. Les manifestants n'ont pas brûlé de drapeaux américains.
Les manifestants de la place Tahir, comme ceux qui ont manifesté en Tunisie, ont réussi, au moins pendant un instant, à représenter la totalité des aspirations de leur pays, à incarner l'unité nationale.
En second lieu, il y a l'impact des nouveaux moyens de communication et en particulier les télévisions satellitaires qui ont réunifié le monde arabe. L'unité culturelle du monde arabe n'existe pas. Mais l'unité émotionnelle oui. Cette unité émotionnelle a été amplifiée par Al Jazeera ou LBC, sorte de chaîne berlusconienne libanaise. Ces télévisions ont réintroduit la liberté de débat, parfois de façon caricaturale. Avant c'était l'Occident qui monopolisait l'information sur le Moyen-Orient. En 1990, c'était CNN. Aujourd'hui c'est Al Jazeera. C'est au fond ce que voulait l'UNESCO en 1990 en appelant à l'instauration d'un nouvel ordre mondial de la communication. Nous y sommes. Al Jazeera est une télévision faite par les Arabes pour les Arabes. Al Jazeera attaque systématiquement les gouvernements arabes en place, sauf le sien. Sur le plan factuel, Al Jazeera donne une image fidèle de ce qui se passe des deux côtés, même si ses rédacteurs en chef recherchent systématiquement le scoop et cherchent à prouver le trucage des dirigeants israéliens et occidentaux. Mais ils le font de façon intelligente : par l'image et par les faits. Pas par le discours.
Par ailleurs, il y a eu un développement incroyable des portables et de l'internet. Du temps d'Hafez el-Assad, les téléphones portables et l'internet étaient interdits en Syrie. Son fils Bachar s'est rendu populaire au début de son règne en les autorisant et en distribuant les monopoles aux membres de sa famille. Cela pourrait lui être fatal. Au fond, c'est le modèle de la révolution orange qui a eu lieu en Ukraine, grâce aux moyens de communication modernes. Les manifestants sur le terrain en savaient plus que les autorités. Ils filmaient avec leur téléphone portable, envoyaient les images à Al Jazeera qui les diffusait immédiatement et ainsi les autres manifestants savaient exactement où étaient les forces de l'ordre.
Troisièmement, il y a eu le facteur démographique. Nous ne l'avons pas compris car nous nous projetions en 2030-2040, date prévue pour la fin de la transition démographique, alors même que la Tunisie a d'ores et déjà un taux de natalité inférieur à celui des taux français. Le climax de la natalité arabe a eu lieu en 1980-1990. Les personnes qui sont nées à cette époque ont entre vingt et trente ans aujourd'hui. Rappelez vous combien l'effet démographique de la génération du baby-boom a été puissant en Occident et a contribué à mai 1968. Ce qui s'est passé dans les pays arabes est un tsunami démographique. Une vague qui se déplace avec le temps. Les générations qui suivent seront moins nombreuses. C'est une sorte de bourrelet démographique qui se déplace progressivement vers le haut de la pyramide. Les régimes en place, même si leurs performances économiques étaient honorables, ne sont pas arrivés à créer autant d'emplois que nécessaire pour absorber cette vague.
Si on met bout à bout la déconsidération, la part de légitimité, les médias et le tsunami démographique, on met en évidence les mécanismes qui ont été à l'oeuvre dans les révolutions arabes et cela permet de mettre en évidence les similitudes avec les révolutions nationales en Europe en 1848. En effet, ces générations n'ont pas été structurées par des partis politiques et des programmes. Un seul programme a été « dégage ». Le mot d'ordre des nouveaux pouvoirs, c'est « engage », c'est-à-dire répondre à la question de savoir comment résoudre le problème de chômage massif des jeunes diplômés et tenter de désamorcer les tensions politiques qui en résultent.
Quelles conclusions en tirer ?
Tout d'abord ces révolutions rouvrent le champ du politique, y compris dans les pays qui s'efforcent d'anticiper les évolutions, comme le Maroc. Les forces politiques ne peuvent plus se contenter de contester et doivent mettre les mains dans le cambouis de l'action réelle. Vous pouvez dire : « l'Islam est la solution », mais quand vous avez des budgets à établir et à gérer, des emplois à créer et des décisions de politique internationale à prendre, cela ne constitue pas un programme. Il faut entrer dans l'exercice du pouvoir. Or les forces politiques actuelles n'y sont pas prêtes.
En second lieu, les Islamistes sont réintroduits dans le jeu et cela est plutôt une bonne nouvelle. Ils sont sur une tendance solidariste que nous avons connue en Europe dans les années 1930. Mais ils sont complètement dépourvus quand on entre dans le domaine de la lutte des classes, quand il y a, par exemple, des affrontements entre ouvriers et patrons, car ils ont des ouailles des deux côtés et tout islamistes qu'ils sont, les ouvriers se comportent comme des ouvriers et les patrons comme des patrons. Ils étaient unis sous la répression mais, à l'approche du pouvoir, ils entrent en compétition les uns avec les autres et se divisent.
Troisièmement, on a créé de nouveaux référents : la révolte, ou la révolution -c'est le même mot en arabe- de 2011. Ils vont en discuter et s'y référer pendant au moins quarante ans, de la même façon que nous parlons encore de la Révolution de 1789 ou de la Commune de Paris ou de mai 1968.
La formation universitaire, quel était son état ? Leurs diplômés se sont-ils formés à l'extérieur ?
La formation universitaire de masse était d'un niveau médiocre. En revanche se sont développées des formations universitaires privées, destinées aux élites, souvent liées aux universités occidentales. Habituellement, on disait que les Islamistes recrutaient dans les disciplines scientifiques, les ingénieurs et les médecins en particulier, domaines où la connaissance s'apprend par coeur alors que les autres formations, destinées aux élites, étaient plus littéraires et formaient donc mieux un esprit critique. En outre, le monde arabe connaît le même phénomène que le monde occidental : la surreprésentation des femmes parmi les étudiants. Il y a eu une forte émigration des talents. Les mieux formés ne rêvent que d'une chose : aller à l'étranger. L'immigration arabe que nous connaissons n'est plus du tout la même que celle des années 1970 et 1980. Ce ne sont plus des paysans, mais des ingénieurs, des cadres, des médecins. Ces immigrés et leurs enfants ont joué un rôle déterminant sur Internet. C'est le cas des franco-tunisiens. Ils entrevoient des possibilités de rentrer dans leur pays alors que la corruption, en empêchant la promotion sociale par le mérite, les en avait chassés. Les diasporas vont se réinvestir dans leurs pays d'origine et l'existence même de ces diasporas est un des principaux atouts de l'Europe. Il faut étudier avec attention ce phénomène des diasporas. Si les gens qui habitent dans les pays arabes ont envie de quitter leur pays c'est parce qu'ils voient leurs cousins chaque été et sont envieux de leur mode de vie.
Vous aviez prévu que rien ne se passerait en Egypte, ni en Tunisie. Pensez-vous que rien ne se passera au Maroc, en Algérie, en Iran ?
Je préfère ne pas faire de pronostics. Quoiqu'il en soit, gardons à l'esprit que les révolutions de 2011 ne sont pas des révolutions religieuses. Les référents religieux ont été absents. Maintenant ils vont être réintroduits. Au Maroc, le Roi s'efforce de mettre en place une monarchie constitutionnelle, ce qui est un gros problème pour les forces politiques. Le Roi leur dit en quelque sorte : « vous voulez les responsabilités politiques - chiche ». Ils en sont très embarrassés. En Algérie, c'est la levée de l'état d'urgence. En Iran, la révolution a été écrasée dans le sang. C'est tout le modèle de l'autoritarisme qui est remis en cause. Observez du reste que le mot « dégage », dans toutes les traductions qu'il peut avoir en mandarin, est interdit sur l'internet chinois.
Je reviens de Tunisie. J'ai été dans cette Tunisie profonde, de l'intérieur, c'est-à-dire toute celle qui n'est pas sur la côte. J'y ai constaté l'effondrement du patriarcat. Qu'en pensez-vous ? N'est-il pas la cause de l'effondrement des systèmes autoritaires ? Par ailleurs, les Tunisiens font la différence entre la « corruption » qui est un phénomène banal pratiqué au quotidien par l'administration et la « prédation » qui est le fait du coeur de l'Etat et qui s'est traduit, paraît-il, par une confiscation de 2 à 3 % du PIB annuel de ce pays, c'est-à-dire ce qui manquait pour créer des emplois. Est-ce la même chose en Syrie ? Vous dites qu'ils n'ont pas de conscience politique. Je peux vous assurer qu'ils sont en train de s'en doter. Ils ont redécouvert leur passé, en particulier la révolte fiscale contre le Bey de Tunis de 1864.
Je n'ai jamais cru dans cette histoire du système patriarcal. Tout simplement parce qu'il n'y a pas de patriarcat arabe ancien. Mathématiquement, quand les jeunes d'une génération arrivaient à l'âge adulte, les vieux étaient morts. Il n'y avait donc pas de patriarches capables de guider la tribu tel Moïse guidant les siens. En revanche, il y a eu un rôle croissant des jeunes filles, ce qui est normal puisque délaissées dans la première phase d'alphabétisation, elles ont bénéficié à plein de la seconde phase. Cela accompagne du reste la transition démographique. Aujourd'hui, les études les plus longues sont faites par les filles. Le statut de la femme dans le monde arabe n'a absolument rien à voir avec ce que l'on peut constater dans le sous-continent indien, au Pakistan ou en Afghanistan en particulier.
Sur la corruption-prédation, le modèle était celui représenté par Arafat, que je qualifierai de corrupteur austère. Arafat était corrupteur, mais pas corrompu. Il redistribuait les richesses. C'était sa façon à lui d'acheter la paix sociale. Moubarak, c'est déjà autre chose. A fortiori pour ses enfants, c'est la confiscation des biens au profit d'un groupe étroit.
Troisièmement, l'histoire sert à tout, c'est pour cela qu'elle ne condamne à rien. Le même mouvement de contestation de 1864 auquel vous faites allusion est aussi celui qui s'est opposé à la mise en place d'une Constitution libérale. On n'est jamais prisonnier de son histoire. On s'en sert comme on veut.
Ce qui a changé, c'est approximatif et visuel, mais quand je me promenais dans les rues du Caire ou de Damas dans les années 1970, il y avait des nuées d'enfants. Ils n'y sont plus aujourd'hui. Ils sont devenus adultes. C'est là le changement.
Sur l'éventualité d'une réplique en Syrie. C'est difficile à dire. Quand vous réintroduisez du politique, tout redevient possible. La dictature c'est la suppression du politique. La politique c'est le conflit. Mais c'est aussi le compromis.
Ce sont les champions de l'équilibre. Ils ont Al Jazeera parce qu'ils ont le « CentCom » (US central command) et ils ont le « CentCom » parce qu'ils ont Al Jazeera. Ils ne courent pas de grands risques sociaux. Leur population est numériquement faible. Ils sont très fiers de jouer un rôle international. Avec Al Jazeera et ses développements dans les Balkans, ils sont en train de modifier l'ordre de l'information mondiale.
J'ai trois inquiétudes. La première est de savoir comment ces révolutions vont évoluer en interne et si nous pouvons les aider. La seconde est de savoir si ces révolutions vont se propager aux pays voisins. La troisième enfin, tient à Al Qaïda en général et à AQMI en particulier. Que sont devenus ces mouvements ?
Comment aider ? Les premiers problèmes sont d'ordre financier. Il faut accompagner ces mouvements, leur donner des garanties qui permettent la reprise économique. Aider le tourisme par exemple en instituant une assurance annulation peu onéreuse. Sur le moyen terme d'autres problèmes se poseront, notamment les délocalisations. C'est là qu'il faudra s'appuyer sur les diasporas et transformer ce qui était un handicap en un atout. Dans un monde qui serait dominé par une gigantesque classe moyenne, les sociétés à diaspora seront favorisées dans la compétition car elles disposeront de personnes capables d'être des ponts entre les pays. De ce point de vue, il faudra observer attentivement ce qui se passe en Tunisie. S'agissant d'Al Qaïda, j'ai tendance à croire ce que me dit mon ami Jean-Pierre Filiu, à savoir qu'il y a davantage de spécialistes d'Al Qaïda que de militants. Ce mouvement a été la principale victime des révolutions arabes. Al Jazeera ne s'intéresse plus à eux. C'est pour ces mouvements un danger mortel. Ceci étant, AQMI est quand même un vrai danger et le Gouvernement français le sait très bien, qui le considère comme la menace n° 1 pour notre pays.
J'ai écouté avec beaucoup d'intérêt votre discours sur la diaspora, mais lorsqu'il y a eu le onze septembre, on a pu voir des gens socialement très intégrés qui se sont transformés en terroristes. L'implication des diasporas suffira-t-elle à faire disparaître Al Qaïda ?
Dans Al Qaïda, il y a plus de convertis que de musulmans d'origine. Les diasporas se répartissent généralement en trois sous-groupes : l'élite, parfaitement intégrée à notre élite -la classe moyenne, ce que certains appellent la « beurgoisie », et enfin les populations des ghettos urbains du « neuf trois ». Ce qui se passe au Maghreb a des répercussions dans le neuf trois. Quand je parle de mobiliser la diaspora, je fais allusion à la beurgoisie.
Vous avez dit tout à l'heure que les révolutions arabes étaient le fruit de l'éducation. Or l'éducation, c'est l'éloignement de la religion. Y-a-t-il dans ces pays une aspiration laïque ?
La réponse est compliquée. Auparavant vous aviez des parents analphabètes et islamistes. Mais cet islamisme était un islamisme tranquille, rural, empreint de soufisme, de superstition. Avec l'école -elle-même très autoritaire- s'est développée une interprétation littérale des textes sacrés. En apprenant à lire, ils ont pris le Coran à la lettre, sans les commentaires. Par ailleurs, il y a eu le développement de ce que j'appellerais l'Islam à la carte, c'est-à-dire une appropriation individuelle du message religieux. Ces sociétés se sont réislamisées, mais en même temps d'une façon individualiste. Ce ne sont plus les cheikhs d'Al Azhar qui font la tendance, mais des sortes de télévangélistes islamistes. Il y aura peut être une « Islam belt », comme il y a une « Bible belt » aux Etats-Unis. Tous ces gens font du bricolage religieux. La question de la laïcité doit être reconsidérée de ce point de vue. Quand vous avez des jeunes femmes voilées chez nous qui disent « Dieu le veut » et « c'est mon droit », elles font du bricolage religieux en empruntant aux deux cultures et n'expriment pas un message homogène qui n'existe plus. De plus en plus nous aurons des identités bricolées, faites de bric et de broc.
Les révolutions ont porté l'espérance d'une vie meilleure. Que se passera-t-il si cette espérance est déçue, si les emplois ne sont pas au rendez-vous, si la liberté n'est pas au rendez-vous ? L'islamisme sera-t-il lui au rendez vous ? Quelle est la valeur du temps pendant lequel on peut encore espérer ?
L'Egypte est une société profondément islamisée. Pourtant, ce n'est pas un facteur de différenciation. Si tout devient musulman, alors plus rien n'est musulman. Le peuple égyptien est un peuple extrêmement patient, même s'il a de temps en temps des crues bouillonnantes et des accès de fièvre. Ce qui est probable, c'est l'émergence d'un parti de l'ordre qui sera la conjonction des anciens boss du parti national démocratique et des islamistes. Ces gens ont le même univers mental au fond. Et ce sont les deux seules forces organisées. Tout cela nous rappelle 1848.
Encore une fois, c'est la réintroduction du politique. Vous n'aurez pas les amendements constitutionnels américains qui vous donnent le droit de brûler une bible ou un coran, mais vous aurez davantage de liberté avec un pluralisme partisan. Cela a des chances raisonnables de se maintenir car 2011 est devenu le référent de ces sociétés. La totalité de l'Egypte a vibré un moment autour de la place Tahrir. Quelque chose de national s'est produit.
Quelle perception ont-ils de la démocratie ? Quelles sont leurs aspirations immédiates ? Quelle est leur aptitude à créer quelque chose ?
Le spectre était celui de la guerre civile. Le libéralisme, le pluralisme, pour eux, incarnaient ce risque et ils avaient en tête le Liban, la Syrie, l'Irak, la Jordanie. La réintroduction de la politique c'est le conflit. Mais c'est en même temps le moyen de le résoudre. Le paysan méditerranéen est un personnage schizophrène. D'un côté il est viscéralement enraciné dans son terroir, dans son village, au milieu de ses voisins et de leurs haines recuites. De l'autre, il a des cousins dans l'Europe entière, en Amérique ou ailleurs. Tous les ans, des centaines de milliers de gens traversent la Méditerranée et transmettent de l'information. Cela modifie les choses et crée des attentes.
Par ailleurs vous avez eu un authentique libéralisme arabe. Tous les concepts ont été traduits au XIXè siècle. Il y a eu des penseurs arabes, des références en la matière, il suffit de les revisiter. Il y a eu un âge d'or libéral, jusqu'en 1950. Le Maghreb ne l'a pas connu à cause de la colonisation. Mais l'Orient l'a connu. Il y a donc la possibilité de se référer à des gens qui ont écrit en arabe au tournant du siècle et qui n'apparaissent pas comme des produits d'importation. Parodiant Sartre, je dirais que la démocratie est devenue l'horizon indépassable de notre temps. Ce n'était pas le cas dans les années 1930.
Ces territoires en révolution sont entourés de régimes autoritaires. Il va y avoir de nouvelles relations qui vont s'instaurer. Comment cela va-t-il se passer ?
Même au Maroc, qui n'a pour l'instant pas connu de mouvement de masse, le référent de 2011 est là. La demande pour davantage de démocratie va s'exercer. En Afrique noire c'est différent. L'Afrique noire regarde davantage vers la Côte d'Ivoire que vers le Maghreb. Il est vrai que l'affaire libyenne complique tout, même si les Arabes savent qu'ils ne pourraient à eux seuls faire ce que nous y faisons.
Il y a un pays dont nous n'avons pas parlé : la Turquie. Est-elle un modèle ou un anti-modèle ? Elle réunit sous un même toit, la démocratie, l'Islam et la réussite économique.
La Turquie a été un modèle à plusieurs reprises dans l'histoire, en gros du Kémalisme jusqu'aux années 1950. Depuis c'est une démocratie, ponctuée par des coups d'Etat. Elle nous permet de tenir un discours aux Islamistes du type : « soyez l'AKP et nous vous accepterons ». Seulement, l'AKP c'est aussi une réalité sociale qui s'appuie sur des entrepreneurs -les tigres anatoliens- qui ont agrégé autour d'eux une base sociale solide dans une économie dynamique. Il faudrait que les pays arabes soient capables de se doter d'une telle base sociale.
Les Turcs sont très inquiets. Ils ont construit un système d'alliance avec la Syrie, qui leur donnait une porte d'entrée en Iran. Toutes les cartes sont brouillées. Si nous admettons la Turquie dans l'Europe, il n'y aucune raison que d'autres pays du Moyen-Orient n'y entrent pas et nous aurions alors une sorte d'Union euro-arabe vers 2050-2060. C'est un énorme enjeu.
Je ne suis pas compétent pour ce pays. Chaque pays a ses particularités. La dictature libyenne a été particulièrement éradicatrice et liberticide. On a les opposants qu'on mérite. Plus on éradique, plus les opposants sont médiocres. Le point commun avec les autres révolutions, c'est l'effondrement du mur de la peur.
Monsieur le professeur, je vous remercie au nom de tous mes collègues, pour votre humilité et pour les clefs de compréhension que vous nous avez données.
La commission entend une communication de M. Daniel Reiner sur sa participation au Comité des prix de revient des fabrications d'armement et sur le 33e rapport d'ensemble de l'année 2010.
J'ai souhaité vous faire part du compte rendu d'activité du comité des prix de revient des fabrications d'armement pour l'année 2010, auquel je participe en votre nom. Je précise tout de suite que le rapport d'ensemble de ce comité est public et publié au Journal officiel. Ce comité est l'un des plus anciens organismes extra-parlementaires en fonction puisqu'il a été établi par un décret du Général de Gaulle du 14 avril 1966. Il est entré dans sa trente-quatrième année d'activité et a atteint, si je puis dire, l'âge adulte.
Ce comité est présidé par un Conseiller d'Etat honoraire, M. François Lagrange. Son rapporteur général est un Contrôleur général des armées, M. Gérard Bonnardot. Il comporte une quinzaine de membres, essentiellement des hauts fonctionnaires, représentants des différents corps de l'Etat, l'inspection des finances, la Cour des comptes, la DGA, mais aussi le Conseil économique et social, ainsi que deux députés, nos collègues Yves Fromion et Jean-Michel Fourgous, et un sénateur. Traditionnellement ce sénateur était un représentant de la commission des finances, en l'occurrence notre collègue François Trucy. Grâce à l'intervention de notre président, Josselin de Rohan, nous avons obtenu en 2009 l'accord du président de la commission des finances et du président du Sénat pour que le représentant du Sénat soit membre de notre commission. C'est ainsi qu'en ma qualité de co-rapporteur du programme 146 « équipement des forces », j'ai été désigné pour représenter le Sénat au sein de ce comité.
La fonction de ce comité est d'examiner les prix de revient des armements, ainsi que des infrastructures, afin de les comparer aux prix payés par l'Etat et de pouvoir procéder aux synthèses permettant de déterminer le prix global d'une opération donnée et la dérive constatée par rapport aux prévisions budgétaires. Il transmet ses appréciations au ministre de la défense et établit un rapport publié au Journal officiel. Le ministre de la défense lui fait connaître les travaux qu'il souhaiterait voir entreprendre pour l'année d'après.
En 2010, le comité s'est réuni à six reprises pour réaliser les travaux fixés par le ministre de la défense.
Les rapports examinés ont porté, pour quatre d'entre eux, sur des opérations d'armement :
- le missile de croisière Scalp-EG de l'armée de l'air ;
- le petit véhicule protégé (PVP) ;
- la déconstruction de la coque Q790 (ex-Clemenceau), gérée par la marine nationale ;
- le segment sol du programme interarmées de télécommunications par satellite - Syracuse.
Un cinquième rapport a eu pour objet de prendre en compte l'environnement nécessaire à la mise en oeuvre de systèmes d'armes majeurs et complexes à travers l'examen du coût de la réalisation de l'infrastructure opérationnelle du Rafale.
Enfin, un dernier rapport a porté sur l'analyse de l'externalisation conduite au ministère de la défense à travers l'exemple du maintien en condition opérationnelle des avions de formation au pilotage de la base aérienne de Cognac.
Chaque rapport particulier nous a été communiqué, avec un préavis malheureusement trop bref pour l'étudier de façon approfondie avec le concours de nos administrateurs. Chaque rapport contient des informations précieuses, d'un niveau de confidentialité et surtout d'un intérêt bien supérieur à celui que nous obtenons au travers des réponses à nos questionnaires parlementaires. Mais ces informations sont le résultat d'un travail spécifique du comité et c'est donc normal que ces informations soient d'une qualité supérieure à celles des réponses aux questionnaires.
Je ne vais pas détailler l'ensemble des six opérations qui ont été examinées par le comité, ce qui serait non seulement fastidieux mais de surcroît inutile puisque le rapport d'ensemble du comité est publié au Journal officiel. Il est d'une excellente facture et j'en recommande la lecture à ceux d'entre vous plus particulièrement intéressés.
Je limiterai donc mon intervention à des observations personnelles et non redondantes avec celles exposées dans le rapport public. Mais avant cela, je tenais à vous dire que ce comité est en cours de réforme et qu'un décret devrait être bientôt publié qui en modifiera les missions et la composition. Il a même été question de le supprimer. Mais la mission confiée à notre ancien collègue, Arthur Paecht, sur l'ensemble des organismes extra-parlementaires rattachés au ministère de la défense, a semble-t-il conclu à son utilité et donc à sa préservation.
Au début de la Ve République, tous les programmes d'armement étaient réalisés par des arsenaux, et il était important de pouvoir calculer les prix de revient, ce qui, à l'époque, n'était guère évident. Désormais les programmes sont réalisés pour l'essentiel par des sociétés privées qui attachent, spontanément, plus d'intérêt aux calculs des coûts que ne le faisaient les arsenaux. Le comité devrait désormais s'attacher à définir pour chaque opération d'armement le coût global. Ce coût global comporte non seulement le coût d'acquisition, mais également le coût des infrastructures associées, celui du maintien en condition opérationnelle et enfin le coût de déconstruction. Je comprends de cette réforme que l'objectif est de généraliser le raisonnement en termes de coûts de possession, ce qui est un concept plus large que celui de prix de revient.
J'en viens maintenant aux observations que je souhaite faire au terme de cette année d'examen et des six opérations d'armement examinés.
Je ferai sept observations.
La première, de portée très générale, pour rappeler qu'une opération d'armement est une opération complexe. Vous le savez tous, le président de Rohan en particulier puisqu'il l'a rappelé lors de l'examen du projet de loi sur la transposition des directives du paquet défense, les biens de défense ne sont pas des biens comme les autres et on n'achète pas un avion de combat comme on achète une voiture de luxe. Par définition la recherche et le développement en matière d'armements est une recherche de rupture, avec des sauts technologiques, et non pas incrémentale, c'est-à-dire pas à pas. Il s'agit de mettre au point des systèmes qui n'existent pas encore, afin d'acquérir un avantage déterminant sur ses ennemis potentiels. Toute opération visant à produire une arme complexe est d'abord un défi technologique. Avec mes collègues Xavier Pintat et Jacques Gautier, nous en mesurerons la portée pour la défense anti-missile.
C'est un défi technologique, et donc plus encore un défi financier. Déterminer les coûts exacts des matériels d'armement et l'incidence financière des évènements qui jalonnent leur réalisation, souvent sur plusieurs décennies, est un défi de premier ordre. Gardons nous donc de jeter la pierre sur ces programmes militaires qui dérapent toujours car en la matière la critique est aisée et l'art est difficile.
Pour autant ce défi de l'évaluation budgétaire doit être relevé chaque année compte tenu de l'importance des masses financières en cause et des choix à effectuer. Nous avons vu que l'idée, importée de Grande-Bretagne, selon laquelle il suffirait de corseter les industriels par des contrats globaux dits à phase unique du type de celui qui a été conclu entre EADS et l'OCCAr pour l'A400M, ne marche pas. On ne peut pas dire à un industriel, construisez-nous un avion avec telles caractéristiques. On se revoit dans six ans et si vous ne l'avez pas réalisé vous paierez des pénalités. Au final, si l'industriel n'est pas capable de le faire, s'il a mal estimé les risques, s'il a du prendre des décisions sur des choix qui sont apparus en cours de route, vous pouvez avoir le contrat le plus rigoureux du monde et rappeler l'adage latin selon lequel pacta sunt servanda, comme le rappelait le ministre allemand de la défense, cela ne vous servira pas à grand-chose et vous devrez de toute façon « remettre au pot » si vous tenez à avoir votre armement.
Deuxième observation, pour conduire ces programmes d'armement dans le temps long et en estimer le coût global au plus près vous avez besoin d'un outil spécifique. Cet outil prend la forme d'un corps d'ingénieurs de l'armement. Seuls des ingénieurs dont c'est le métier ont une chance de pouvoir dire aux décideurs politiques quand et dans quelle mesure les industriels nous racontent des histoires et quand et dans quelle mesure ils éprouvent de réelles difficultés. Comme le disait Francis Bacon : « si l'esprit d'un homme s'égare, faites lui étudier les mathématiques, car dans la démonstration, pour peu qu'il s'écarte, il sera obligé de recommencer ». Nous disposons en France, d'un tel corps d'ingénieurs de l'armement. C'est une chance. Du reste, si on sait ce que la DGA nous coûte, il serait intéressant un jour de mesurer ce qu'elle nous fait gagner et dans quelle mesure cet outil constitue un levier de multiplication de la valeur des deniers publics.
Le fait d'avoir une hétérogénéité dans ce que l'on appelle les agences d'armement en Europe a sans doute beaucoup joué dans l'incompréhension des décideurs publics. Je pense à l'A400M et aux incompréhensions qui ont eu lieu sur ce dossier de part et d'autre du Rhin.
Il faut en tenir compte dans nos réflexions sur l'Agence européenne de la défense. Telle qu'elle est composée cette agence ne peut se substituer, pas plus que l'OCCAr, aux agences nationales. Elle n'a pas les moyens des ambitions que nous lui avons données ou que nous souhaiterions pour elle.
Pour en revenir au CPRA son originalité est qu'il mêle efficacement des ingénieurs de l'armement à des fonctionnaires civils, qu'il s'agisse d'inspecteurs des finances, de conseillers à la Cour des comptes ou de membres du Conseil d'Etat. Cette mixité est un facteur de richesses et permet, en croisant les regards, de donner une image plus complète de la réalité.
Troisième réflexion, si la DGA est une excellente institution, je crois que le danger serait d'en abuser. Autant sa participation à des programmes complexes et longs est une bonne chose, autant la faire intervenir dans des opérations d'achat sur étagères ou des armes d'intérêt peu stratégique me semble un facteur de complexité contre productif. Je pense en particulier à l'achat du drone tactique de petit format, DRAC, actuellement déployé par l'armée de terre en Afghanistan. Je ne suis pas certain que les spécifications imposées par la DGA dans cette opération, de même que le fait d'imposer une grande entreprise en tant qu'intermédiaire, EADS en l'occurrence, nous ait fait économiser des deniers publics ni se soit traduit par un meilleur équipement pour les forces. J'ai même la certitude du contraire. Pour ce type d'opérations, il faut donner plus de liberté aux armées de choisir ce qu'elles souhaitent sur étagère et de pouvoir acquérir des produits eux-mêmes en constante évolution.
Quatrième observation. On parle souvent des programmes qui dérapent. On ne parle pas assez des programmes qui marchent bien. Nous avons dans l'ensemble des opérations examinées par le CPRA l'exemple du programme de missile SCALP EG qui s'est admirablement bien déroulé. Tiré depuis les avions Rafale et Mirage 2000D, ce missile, développé par MBDA, est dérivé du missile anti-pistes APACHE - lui aussi développé par MBDA. Produit à 500 exemplaires, dont 50 pour les Rafale de la marine nationale, il est destiné à être utilisé contre les centres vitaux d'un adversaire. Nous en avons utilisé dix-sept, si mes informations sont correctes, dans l'opération Harmattan en cours au-dessus de la Libye. Ce programme a été lancé en 1996 et s'est achevé en 2007. Son coût total s'est élevé à 701 millions d'euros aux conditions financières de 1997, alors que le devis initial s'élevait à 742 millions d'euros. C'est donc un programme qui s'est traduit par une économie de 41 millions d'euros, soit 5,5 % du devis initial. Les raisons de ce succès sont parfaitement analysées dans le rapport du CPRA. Je les résume :
- une vraie coopération avec les Britanniques, sur une définition du besoin militaire identique et avec un calendrier de livraison des équipements parfaitement compatible ; cette coopération a permis une réduction par moitié des coûts des non-récurrents ;
- pas de réduction de la cible du programme, qui est restée la même du début jusqu'à la fin du programme, de part et d'autre de la Manche ;
- pas de modification des spécifications techniques en cours de programme.
Au total, le programme a été parfaitement tenu dans les coûts et les délais.
Par contraste, le programme du petit véhicule blindé (PVP) représente un contre-exemple. Première erreur : transformer une simple opération d'achat sur étagères en programme d'armement sans définir de façon précise le besoin. Deuxième erreur, une évolution importante des spécifications en cours de programme. Il y a cela de bonnes raisons. En particulier le développement des engins explosifs improvisés, auquel nos troupes ont dû faire face en Afghanistan. On ne peut donc en blâmer les responsables du programme, mais tout de même, cela a beaucoup impacté le programme. Enfin, la cible a changé. En conséquence, les coûts ont connu une forte augmentation passant de 136,5 millions d'euros en 2004 à 166,5 millions d'euros en 2009, soit une augmentation de 22 % à périmètre constant. Mais la modification des spécifications a porté le coût du programme à 190 millions d'euros, soit une augmentation de 39 % et finalement l'augmentation de la cible de 933 véhicules à 1233 véhicules a porté le coût à 240 millions soit un dérapage final de 75 % ! S'agissant des délais, l'opération initiée en 1999 aurait dû se terminer en 2001-2002 par un achat sur étagères. Elle n'est toujours pas achevée, malgré un changement d'entreprise, le contractant initial, la société nouvelle des automobiles Auverland, ayant été rachetée par la société Panhard en 2006, ce qui a permis un rattrapage vigoureux de la production. Des pénalités de retard ont été appliquées les premières années. Le retard s'est peu à peu résorbé et il n'était plus que de quatre mois en 2009. Les dernières livraisons en 2011 et 2012 devraient heureusement être réalisées en avance sur le calendrier.
Ma cinquième observation, tirée du programme du segment sol Syracuse, tient au fait que la réduction des cibles peut éventuellement générer des économies, mais que, compte tenu de l'importance des coûts non récurrents dans les programmes d'armement, ces économies budgétaires ne sont jamais à la hauteur des réductions et renchérissent le coût unitaire des équipements. Ainsi l'Etat avait envisagé de commander initialement 559 stations sol utilisateurs dans les années 2000. Compte tenu de la réduction du format de nos forces, ce chiffre a été ramené à 368, soit une diminution de 37,5 %. Or le coût final du programme, initialement envisagé de 1 099 millions, n'a été ramené qu'à 773 millions d'euros, soit une diminution de 29,6 %. Je dis cela à l'attention de tous ceux qui seraient tentés de réduire la cible des programmes d'armement afin de faire des économies budgétaires. Les économies sont certes réalisées, mais elles se traduisent par une explosion des coûts unitaires qui peut parfois être démesurée et rendre impossible les exportations. Je pense en particulier au programme des FREMM.
Sixième observation : la déconstruction de la coque du Clemenceau a montré la nécessité absolue de mettre en place une filiale de déconstruction des navires en Europe. Je comprends bien qu'une telle filière ne provoque qu'un enthousiasme morose chez les responsables de DCNS. Il s'agit en effet d'une industrie de main d'oeuvre, pour laquelle nos industriels sont peu compétitifs. Il s'agit en outre d'opérations potentiellement avec des risques élevés d'accidents du travail. Enfin, l'image de ce type d'opérations n'est peut être pas extrêmement valorisante. Il n'en reste pas moins qu'il faut bien les réaliser. Et c'est là qu'une coopération européenne, associant opérations civiles et militaires, pourrait prendre son sens. Ce n'est pas stratégique, cela ne semble pas difficile à réaliser. Il suffit de le vouloir.
Enfin, septième et dernière observation, l'externalisation du MCO des avions école de la base de Cognac a montré que l'externalisation pouvait se traduire par des économies budgétaires considérables. En l'occurrence ces économies sont estimées à 35 %. Toutefois, pour garantir le succès de telles opérations, de grandes précautions doivent être prises, à la fois dans la détermination de la fonction à externaliser pour bien en préciser les contours, comme dans la fixation des clauses du contrat, en particulier sur les prestations à assurer, même si ces clauses doivent rester suffisamment souples pour s'adapter aux évolutions. On le voit là encore, la critique est aisée, mais l'art est difficile.
Je vous remercie pour cette communication intéressante qui montre que la présence des parlementaires au sein de ce comité est indispensable. Les parlementaires sont des gens de bon sens, soucieux du bon emploi des deniers publics. Comme vous le mettez en évidence, l'exemple d'un bon programme est celui du Scalp, fruit d'une coopération franco-britannique réussie. Le contre-exemple est celui du PVP ou ne savions pas réellement ce que nous voulions. Il faut quand même reconnaitre que ce véhicule, réalisé par Panhard, est une réussite technique. Cela me rappelle ce qui s'était produit avec DCN Cherbourg. Profitant d'un creux d'activité cette entreprise a construit une plate-forme pétrolière. Ce fut une magnifique réalisation technique, mais un désastre financier.
Je félicite le rapporteur. Les programmes d'armement nécessitent un suivi dans le temps long et ne tolèrent pas le cabotage. Il y faut du recul.
Je remercie le Président de Rohan de nous avoir permis de rapatrier la présence du représentant du Sénat au sein de notre commission. Il est très important que nous soyons informés de ce qui se fait dans ce comité. Peut être cela servira-t-il à faire des propositions, notamment en matière de déconstruction.
S'agissant de la filière de déconstruction, DCNS n'est pas du tout enthousiaste.
La question s'est posée après le retour de la coque du Clemenceau. Des ferrailleurs privés se sont présentés, mais il ne leur a pas été possible de concrétiser et finalement la déconstruction a été faite en Grande-Bretagne.
Nous avons à Tarbes un projet en cours de réalisation de déconstruction d'avions civils. C'est le projet Tarmac. Deux avions sont en cours de déconstruction et quinze autres attendent. Nous attendons que l'armée de l'air nous envoie elle aussi ses avions.