Intervention de Henry Laurens

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 5 avril 2011 : 1ère réunion
Audition de M. Henry Laurens professeur au collège de france chaire contemporaine du monde arabe

Henry Laurens, professeur au collège de France :

Les manifestants de la place Tahir, comme ceux qui ont manifesté en Tunisie, ont réussi, au moins pendant un instant, à représenter la totalité des aspirations de leur pays, à incarner l'unité nationale.

En second lieu, il y a l'impact des nouveaux moyens de communication et en particulier les télévisions satellitaires qui ont réunifié le monde arabe. L'unité culturelle du monde arabe n'existe pas. Mais l'unité émotionnelle oui. Cette unité émotionnelle a été amplifiée par Al Jazeera ou LBC, sorte de chaîne berlusconienne libanaise. Ces télévisions ont réintroduit la liberté de débat, parfois de façon caricaturale. Avant c'était l'Occident qui monopolisait l'information sur le Moyen-Orient. En 1990, c'était CNN. Aujourd'hui c'est Al Jazeera. C'est au fond ce que voulait l'UNESCO en 1990 en appelant à l'instauration d'un nouvel ordre mondial de la communication. Nous y sommes. Al Jazeera est une télévision faite par les Arabes pour les Arabes. Al Jazeera attaque systématiquement les gouvernements arabes en place, sauf le sien. Sur le plan factuel, Al Jazeera donne une image fidèle de ce qui se passe des deux côtés, même si ses rédacteurs en chef recherchent systématiquement le scoop et cherchent à prouver le trucage des dirigeants israéliens et occidentaux. Mais ils le font de façon intelligente : par l'image et par les faits. Pas par le discours.

Par ailleurs, il y a eu un développement incroyable des portables et de l'internet. Du temps d'Hafez el-Assad, les téléphones portables et l'internet étaient interdits en Syrie. Son fils Bachar s'est rendu populaire au début de son règne en les autorisant et en distribuant les monopoles aux membres de sa famille. Cela pourrait lui être fatal. Au fond, c'est le modèle de la révolution orange qui a eu lieu en Ukraine, grâce aux moyens de communication modernes. Les manifestants sur le terrain en savaient plus que les autorités. Ils filmaient avec leur téléphone portable, envoyaient les images à Al Jazeera qui les diffusait immédiatement et ainsi les autres manifestants savaient exactement où étaient les forces de l'ordre.

Troisièmement, il y a eu le facteur démographique. Nous ne l'avons pas compris car nous nous projetions en 2030-2040, date prévue pour la fin de la transition démographique, alors même que la Tunisie a d'ores et déjà un taux de natalité inférieur à celui des taux français. Le climax de la natalité arabe a eu lieu en 1980-1990. Les personnes qui sont nées à cette époque ont entre vingt et trente ans aujourd'hui. Rappelez vous combien l'effet démographique de la génération du baby-boom a été puissant en Occident et a contribué à mai 1968. Ce qui s'est passé dans les pays arabes est un tsunami démographique. Une vague qui se déplace avec le temps. Les générations qui suivent seront moins nombreuses. C'est une sorte de bourrelet démographique qui se déplace progressivement vers le haut de la pyramide. Les régimes en place, même si leurs performances économiques étaient honorables, ne sont pas arrivés à créer autant d'emplois que nécessaire pour absorber cette vague.

Si on met bout à bout la déconsidération, la part de légitimité, les médias et le tsunami démographique, on met en évidence les mécanismes qui ont été à l'oeuvre dans les révolutions arabes et cela permet de mettre en évidence les similitudes avec les révolutions nationales en Europe en 1848. En effet, ces générations n'ont pas été structurées par des partis politiques et des programmes. Un seul programme a été « dégage ». Le mot d'ordre des nouveaux pouvoirs, c'est « engage », c'est-à-dire répondre à la question de savoir comment résoudre le problème de chômage massif des jeunes diplômés et tenter de désamorcer les tensions politiques qui en résultent.

Quelles conclusions en tirer ?

Tout d'abord ces révolutions rouvrent le champ du politique, y compris dans les pays qui s'efforcent d'anticiper les évolutions, comme le Maroc. Les forces politiques ne peuvent plus se contenter de contester et doivent mettre les mains dans le cambouis de l'action réelle. Vous pouvez dire : « l'Islam est la solution », mais quand vous avez des budgets à établir et à gérer, des emplois à créer et des décisions de politique internationale à prendre, cela ne constitue pas un programme. Il faut entrer dans l'exercice du pouvoir. Or les forces politiques actuelles n'y sont pas prêtes.

En second lieu, les Islamistes sont réintroduits dans le jeu et cela est plutôt une bonne nouvelle. Ils sont sur une tendance solidariste que nous avons connue en Europe dans les années 1930. Mais ils sont complètement dépourvus quand on entre dans le domaine de la lutte des classes, quand il y a, par exemple, des affrontements entre ouvriers et patrons, car ils ont des ouailles des deux côtés et tout islamistes qu'ils sont, les ouvriers se comportent comme des ouvriers et les patrons comme des patrons. Ils étaient unis sous la répression mais, à l'approche du pouvoir, ils entrent en compétition les uns avec les autres et se divisent.

Troisièmement, on a créé de nouveaux référents : la révolte, ou la révolution -c'est le même mot en arabe- de 2011. Ils vont en discuter et s'y référer pendant au moins quarante ans, de la même façon que nous parlons encore de la Révolution de 1789 ou de la Commune de Paris ou de mai 1968.

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