Intervention de Alain Juppé

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 7 avril 2011 : 1ère réunion
Audition de M. Alain Juppé ministre d'etat ministre des affaires étrangères et européennes et de M. Gérard Longuet ministre de la défense et des anciens combattants

Alain Juppé, ministre d'Etat, ministre des affaires étrangères et européennes :

Je m'associe à l'hommage rendu au sang-froid de nos compatriotes qui vivent en Côte d'Ivoire, à Abidjan surtout, ainsi qu'au professionnalisme de nos soldats sur tous les fronts. Il y a quarante-huit heures, dés que le président de la République, à la demande du secrétaire général de l'ONU, a décidé que Licorne apporterait son soutien à l'ONUCI, le gouvernement s'est mis à disposition du Parlement pour l'informer de la situation. M. le Premier Ministre a écrit aux présidents des assemblées pour leur préciser que les ministres compétents étaient à disposition de vos commissions.

En Côte d'Ivoire, la crise a été ouverte par les élections du 28 novembre dernier, intervenues avec des années de retard. A ce sujet, je voudrais, ayant entendu un journaliste de l'émission télévisée « C dans l'air » louer Laurent Gbagbo d'avoir organisé ces élections, rappeler que l'ancien président ivoirien est demeuré dix ans au pouvoir sans élections ; on le pressait, depuis cinq ans d'en organiser...

La victoire de M. Alassane Ouattara a été reconnue par les Nations Unies et par l'ensemble de la communauté internationale. Mais Laurent Gbagbo s'accroche au pouvoir et n'a pas hésité à risquer la guerre civile : à Abidjan où il lancé ses milices contre la population, dans le reste du pays où de violents affrontements ont lieu. Il a également commis un hold up sur la Banque centrale des Etats d'Afrique de l'Ouest à Abidjan et sur les succursales des banques. Ces violations sont de la responsabilité de Laurent Gbagbo. Elles n'ont cessé de se multiplier au fil du temps : je songe aux crimes des « escadrons de la morts», aux 120 opposants abattus par les forces de l'ordre le 2 mars 2004 lors d'une manifestation demandant l'application des accords de Marcoussis, à la disparition de Guy-André Kieffer, dont le corps n'a jamais été retrouvé, au bombardement du camp de Bouaké, qui a coûté la vie à 9 de nos soldats, à celui du marché d'Abobo, où Laurent Gbagbo a fait tirer sur des femmes désarmées. A cela s'ajoutent les attaques contre les communautés étrangères, les nombreuses exactions commises contre des Français et les communautés ouest-africaines, les menaces contre les diplomates occidentaux - la semaine dernière un véhicule de notre ambassadeur a été mitraillé, la « résidence des palmes » attaquée ; cette nuit même, nous sommes intervenus pour assurer la sécurité des diplomates japonais et Israël a souhaité que les éléments de Licorne exfiltrent ses diplomates.

Face à ces violations et ces crimes, les Nations Unies et la communauté internationale ont appelé M. Gbagbo, dés le mois de décembre, à quitter le pouvoir pacifiquement. Cela fait déjà quatre mois ! Quand on entend demander aujourd'hui que nous laissions du temps à la médiation, mais nous l'avons donné, à de multiples médiations ! Je vous rappelle la décision du Conseil de paix et de sécurité de l'Union africaine le 10 mars dernier, le sommet extraordinaire des chefs d'Etat de la Communauté économique des Etats d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) le 24 mars.

Les Nations unies et la communauté internationale se sont également mobilisées pour mettre en oeuvre une politique de sanctions, afin de priver Laurent Gbagbo et ses proches de leurs moyens de nuisance. Fin janvier, le président Ouattara a appelé à un gel des exportations de cacao. L'Union européenne a adopté des sanctions individuelles contre ceux qui s'opposaient à l'installation de M. Ouattara au pouvoir et des sanctions contre les entités économiques participant au financement du camp Gbagbo. Les Etats-Unis et le Canada ont adopté des sanctions individuelles, l'Afrique du Sud vient d'annoncer la même intention. Enfin, les Nations Unies et la communauté internationale ont entendu protéger les civils et faire respecter l'embargo sur les armes. C'est le mandat très clair confié à la force des Nations unies en Côte d'Ivoire (ONUCI) et renouvelé fin décembre par la résolution 1962. Les effectifs de l'ONUCI ont été renforcés et sont désormais de 10.500 hommes. Les résolutions successives ont été votées à l'unanimité. Dès janvier, l'ONUCI avait le mandat et les moyens de protéger les populations.

Mais l'usage de la force par le camp Gbagbo était tel que la communauté internationale a dû préciser et renforcer ce mandat. La résolution 1975 du 30 mars - présentée par la France et par le Nigeria, lequel assure la présidence de la CEDEAO - donne mandat à l'ONUCI de neutraliser les armes lourdes utilisées contre les civils. Cette résolution a elle aussi été adoptée à l'unanimité.

Il y a une semaine, les Forces républicaines de Côte d'Ivoire (FRCI), alliées à. Alassane Ouattara, ont lancé une offensive-éclair contre les partisans de l'ancien président, qui résistent pourtant sur quelques positions : palais présidentiel, résidence présidentielle, camps militaires d'Agban et d'Akouédo et Radiodiffusion Télévision Ivoirienne (RTI). La situation était gelée, marquée par l'usage d'armes lourdes et par la multiplication des pillages. Les FRCI sont passées à l'action. Le 3 avril, le Secrétaire général des Nations unies a adressé un courrier au président de la République indiquant que, conformément à la résolution 1975, il était « urgent de lancer les opérations militaires nécessaires pour mettre hors d'état de nuire les armes lourdes (...) utilisées contre les populations civiles et les casques bleus », demandant que « la force Licorne, mandatée par le Conseil de sécurité pour appuyer l'ONUCI » soit « de façon urgente» autorisée « à exécuter ces opérations conjointement avec l'ONUCI ». Le président de la République lui a donné son accord.

Nous avons fait le choix de regrouper nos ressortissants qui en faisaient la demande sur plusieurs points : l'aéroport, que nous avons sécurisé, le camp de Port-Bouët, à l'extrême-sud d'Abidjan, l'hôtel Wafou au sud et l'ambassade au nord. A Paris, dès samedi, une cellule de réponse téléphonique a été ouverte et nous avons envoyé deux agents au camp Port-Bouët. Une seconde équipe de renfort consulaire de 13 agents a rejoint le camp mardi. Plusieurs centaines de Français et d'étrangers, en particulier des Libanais, ont ainsi pu être menés à Lomé et Dakar. Plusieurs Etats ont sollicité l'aide de la France pour faciliter l'évacuation de leurs ressortissants.

A Abidjan, l'ex-président et ses proches sont réfugiés dans les sous-sols de la résidence présidentielle. Le chef d'état major des forces de Laurent Gbagbo, le général Mangou, a annoncé un cessez-le-feu. Une négociation de la dernière chance a été tentée pendant tout l'après-midi de mardi. Je veux vous donner à ce sujet quelques précisions. Qui négociait ? Pas la France. C'est le président Ouattara qui a posé ses conditions au nom du peuple ivoirien et M. Choi, représentant du secrétaire général des Nations unies, a mené les discussions. Laurent Gbagbo a affirmé qu'il « rejetait les demandes faites par Paris » mais la France n'intervenait que dans un rôle de facilitation. Notre ambassadeur à Abidjan, Jean-Marc Simon, dont je salue le courage, était en contact permanent avec M. Choi. Quel était l'objet de la négociation ? Pour le président Ouattara, la reconnaissance publique de son autorité, autrement dit sa reddition, par M. Gbagbo est un préalable non négociable. Nous partageons cette position, comme toute la communauté internationale. Défait par les urnes, coupé de son peuple par les atrocités qu'il a commises, abandonné par la plupart de ses soutiens, M. Gbagbo est totalement isolé. Il s'est « bunkerisé ». Seules les modalités de sa reddition peuvent faire l'objet d'une discussion. J'ai demandé à M. Ban Ki-Moon de faire prendre toutes mesures pour préserver l'intégrité physique de M. Laurent Gbagbo, de son épouse, de ses enfants. La négociation a échoué.

Les combats ont repris, y compris à l'arme lourde. Hier soir, des miliciens pro-Gbagbo ont investi la résidence de l'ambassadeur du Japon et installé des armes lourdes sur les toits. Sur requête des autorités japonaises, et en plein accord avec le président Ouattara, le Secrétaire général des Nations unies a demandé à la France de protéger les vies humaines et d'évacuer le personnel diplomatique. Au même moment, la résidence de notre ambassadeur faisait l'objet d'attaques répétées. La force Licorne a exfiltré l'ambassadeur japonais et ses collaborateurs, dont l'un était blessé. Tous sont en sécurité au camp de Port-Bouët. Cette intervention répond parfaitement aux attentes formulées par l'Union africaine dans son communiqué du 5 avril. Un redéploiement de l'ONUCI dans le quartier diplomatique est prévu ce matin, pour répondre aux appels à l'aide de plusieurs ambassades, notamment indienne et israélienne.

Le recours à la force est imputable à l'obstination de Laurent Gbagbo et, après quatre mois de médiations sans succès, le président Ouattara a été bien patient. La chute de Laurent Gbagbo est inéluctable. Après, il nous faudra appuyer la politique de pardon, de réconciliation nationale et d'ouverture politique. Le président Ouattara fera bientôt des déclarations à ce sujet. Nous sommes déjà au travail avec lui pour examiner les voies de notre aide politique et économique.

J'en viens à la situation en Libye. La guerre qui y est menée est d'abord celle d'un dictateur contre son propre peuple. Je veux redire, alors que certains s'interrogent, que si la résolution 1973 n'avait pas été adoptée par l'ONU, in extremis, Bengazhi aurait connu un bain de sang. Face aux violences et aux menaces, la communauté internationale a décidé d'intervenir, avec un seul objectif : protéger les civils. Ce fut le but de l'opération lancée le 19 mars. Le mandat de l'ONU est clair. La France ne fait pas la guerre, contrairement à ce qu'on répète, elle participe à une opération internationale pour protéger la population libyenne.

Le colonel Kadhafi a perdu toute légitimité et son camp enregistre chaque jour de nouvelles défections, mais l'affrontement se poursuit sur le terrain sans qu'une partie l'emporte sur l'autre. Il est plus nécessaire que jamais de rechercher une solution politique. Le Royaume-Uni et la France ont organisé la conférence de Londres, le 29 mars dernier. Elle a été un succès. Plus de 30 pays y ont participé, ainsi que plusieurs grandes organisations comme l'ONU et la Ligue arabe. Un groupe de contact été créé à cette occasion, il assure la gouvernance politique de·l'intervention militaire et la mise en oeuvre des résolutions 1970 et 1973. Aujourd'hui, le monde arabe est hostile à Kadhafi, qui méprise son peuple en s'accrochant au pouvoir. Il convient de renforcer le Conseil national de transition (CNT), qui n'est contesté par personne dans les zones sous contrôle des révolutionnaires. Son président, Mustafa Abdeljalil, ancien ministre de la justice, est très respecté. Benghazi n'a pas sombré dans le chaos une fois les kadhafistes chassés de la ville... Le CNT a rédigé une Charte qui affirme la nécessité de respecter les droits de l'homme et les libertés publiques.

J'ai rencontré à plusieurs reprises ses représentants, qui confirment cet engagement. Je bataille pour que le Conseil des ministres des affaires étrangères de l'Union européenne entende son représentant lundi prochain, car il y a encore quelques résistances. Mes homologues américain, britannique et allemand, qui ont rencontré les membres du CNT, en ont tiré des conclusions positives. J'ai donc proposé que M. Mahmoud Jibril, le Premier ministre du CNT, vienne à Luxembourg présenter ses idées devant les 27 ministres des affaires étrangères. Un règlement durable passe par un processus politique, un dialogue entre tous les représentants de la société civile libyenne qui adhèrent aux grands principes posés dans la résolution 1973. Nous sommes prêts à accompagner la Libye. J'espère entraîner l'Union africaine dans cette entreprise et obtenir sa présence au Qatar la semaine prochaine, lors de la réunion du groupe de contact à Doha, le 13 avril.

Il faut amorcer un règlement politique et un dialogue. Les choses paraissent aujourd'hui désordonnées. Des transfuges arrivent de Tripoli en Grèce, en Turquie, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en France. Un peu de cohérence sera bienvenue. Nous y travaillons avec le représentant de l'ONU en Libye, M. al-Khatib. Le groupe de contact a aussi cette vocation.

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