Le Sénat est saisi de la proposition de loi présentée par M. Yvon Collin et plusieurs de ses collègues tendant à reconnaitre une présomption d'intérêt à agir des membres de l'Assemblée nationale et du Sénat en matière de recours pour excès de pouvoir.
Cette proposition invite à trancher la question suivante : un député ou un sénateur peut-il se prévaloir de sa seule qualité de parlementaire pour contester devant le juge de l'excès de pouvoir une mesure règlementaire qu'il considère comme portant atteinte aux prérogatives du Parlement ? Paradoxalement, la juridiction administrative n'a jamais tranché la question et s'est jusqu'à présent réfugiée dans une stratégie de contournement ou d'évitement.
L'attitude de contournement du juge administratif consiste à reconnaître au parlementaire requérant une autre qualité, fût-elle fort répandue. Ainsi, à un député qui demandait l'annulation des décrets organisant le référendum du 28 octobre 1962, la Haute juridiction a admis dans l'arrêt Brocas un intérêt pour agir en sa seule qualité d'électeur. De même, lorsque notre collègue M. Jean-Pierre Fourcade a contesté un décret relatif au Fonds de compensation pour la TVA, le Conseil d'État a retenu sa seule qualité de président du Comité des finances locales. En outre, en 2002, il a reconnu au député Didier Migaud la qualité de « consommateur de produits pétroliers » afin de lui permettre de contester le refus du ministre du Budget de mettre en oeuvre le mécanisme dit de la « TIPP flottante ». Notre collègue député François Bayrou a été reconnu en 2006 comme « actionnaire d'une société d'autoroute» dans une affaire portant sur la privatisation d'une société autoroutière. Enfin, très récemment, dans un arrêt du 11 février 2010, le Conseil d'État s'est explicitement penché sur la question de la recevabilité du recours présenté par divers parlementaires, dont notre collègue sénatrice Mme Nicole Borvo-Cohen-Seat, arguant de leur seule qualité de parlementaire, contre une lettre du ministre de la Culture et de la Communication adressée au président-directeur général de France Télévisions, lettre qui avait eu pour effet la suppression anticipée de la publicité en soirée sur les chaînes télévisées du groupe, alors que la loi prévoyant cette suppression était encore en discussion au Parlement. C'est en relevant leur qualité d'usagers du service public de la télévision que le Conseil d'État a reconnu l'intérêt à agir des requérants. Autrement dit, le juge administratif préfère masquer le parlementaire derrière l'administré, en l'espèce l'usager du service public, pour ne pas traiter la question de la recevabilité de la requête.
Quant à l'attitude de 1'évitement, elle consiste à statuer directement sur le fond après avoir précisé qu'il n'est pas nécessaire de se prononcer sur la recevabilité de la requête. Cette technique contentieuse peut paraître étonnante puisqu'elle conduit à l'inversion de l'ordre normal d'examen des recours. Elle est toutefois assez fréquente car elle évite de laisser le requérant croire qu'il aurait pu obtenir l'annulation recherchée si sa requête avait été, sur la forme, jugée recevable.
Très récemment, une affaire dite « Fédération nationale de la libre pensée », a offert l'occasion au Conseil d'État de trancher la question de l'intérêt à agir d'un parlementaire invoquant une atteinte aux prérogatives du Parlement. Dans cette espèce, le Conseil d'État était en effet saisi par 57 sénateurs et 14 députés se prévalant de leur seule qualité de parlementaires. Ils mettaient en avant la méconnaissance, par le décret du 16 avril 2009 publiant un accord entre la France et le Saint-Siège, du droit des parlementaires d'exercer leur compétence dans la mesure où la ratification de l'accord aurait dû être autorisée par une loi. Dans ses conclusions, le rapporteur public Rémi Keller consacre de longs développements à la question de la recevabilité des requêtes des parlementaires. Par une formule imagée, il rappelle le refus constant du Conseil d'État de se prononcer sur cette question sensible : « Le parlementaire frappe depuis plusieurs décennies à la porte de votre prétoire; il ne sait toujours pas si elle lui est ouverte ou fermée. » Il ajoute solennellement: « Pour notre part, nous croyons que la considération que l'on doit à la fonction parlementaire doit vous conduire à renoncer aux subterfuges et à dire clairement ce qu'il en est. ». Il invite ainsi le Conseil d'État à trancher enfin la question de savoir si les députés et sénateurs peuvent se prévaloir de leur seule qualité de parlementaire pour contester devant la Haute juridiction un acte réglementaire qu'ils considèrent comme portant atteinte aux prérogatives du Parlement. Le Conseil d'État n'a pas suivi son rapporteur et s'est contenté de poursuivre sa stratégie d'évitement.
Ces jurisprudences sont étonnantes au vu de la largesse avec laquelle le juge administratif ouvre son prétoire, qu'il s'agisse de la reconnaissance de décisions faisant grief ou d'une appréhension très compréhensive de l'intérêt à agir. On cite par exemple une jurisprudence Casanova de 1901 qui reconnaît l'intérêt à agir d'un contribuable communal en cette seule qualité pour attaquer l'ensemble des délibérations du conseil municipal, ou bien un arrêt de 1971 reconnaissant l'intérêt à agir d'un hôtelier contre le ministre de l'Éducation nationale qui avait fixé la durée des congés scolaires. Il est donc paradoxal que nous soyons devant ce type d'incertitude jurisprudentielle.
Le texte proposé vise donc à doter les membres du Parlement d'une présomption d'intérêt à agir par la voie du recours contentieux, dès lors qu'est en jeu la défense des prérogatives du Parlement. Sont ainsi distinguées trois hypothèses de recevabilité du recours : celle où le pouvoir réglementaire empièterait sur une matière constitutionnellement réservée au pouvoir législatif ; celle où une mesure réglementaire méconnaîtrait la loi ; celle, enfin, où le pouvoir réglementaire, faute de prendre les mesures réglementaires nécessaires dans un délai raisonnable, rendrait de fait une loi inapplicable.
Sous des dehors techniques, cette proposition soulève des questions essentielles, tant en ce qui concerne les moyens d'action des députés et sénateurs pour la défense des prérogatives du Parlement que sur le rôle et la place de la Haute juridiction. La proposition de loi s'inscrit-elle dans le droit fil de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 dont l'ambition affichée était de rééquilibrer les institutions en faveur du Parlement, notamment en renforçant ses pouvoirs de contrôle de l'action du Gouvernement ? Le parlementaire a-t-il vocation à agir sur le terrain judiciaire pour défendre les droits du Parlement ? En outre, le dispositif proposé est-il conforme à l'office du juge administratif ?
Une question préalable : l'intervention du législateur en la matière est-elle justifiée ? On pouvait attendre - encore longtemps - que le Conseil d'État se prononce sur la question. Le juge administratif aura forcément un jour à connaître d'un recours de parlementaires qui sera accepté sur le fond et qui ne lui permettra pas de s'appuyer sur une autre qualité que celle de parlementaire. Il lui faudra alors déterminer sa position et tracer les limites de l'intérêt à agir des parlementaires en cette seule qualité. Comme l'écrit le président Daniel Labetoulle, « la question de la recevabilité des parlementaires ne passe pas plus par le « jamais » que par le « toujours » mais seulement par le « quand » », « quand » signifiant « à quelle date ? » mais aussi « dans quelles hypothèses ?».
Votre rapporteur estime que la question de l'intérêt à agir des parlementaires est une question trop sensible pour la confier au Conseil d'État et qu'il est même possible de considérer que le refus de la Haute juridiction de trancher cette question jusqu'à présent est un appel à une intervention normative. A cet égard, le dispositif envisagé par la proposition de loi, bien que touchant à la procédure contentieuse administrative, ne relève pas de la compétence du pouvoir réglementaire. En effet, le texte fixe des règles concernant les droits des parlementaires à l'égard de l'exécutif et relève, en conséquence, au minimum de la loi ordinaire.
Dès lors qu'est admise la nécessité d'une intervention du législateur, trois options sont possibles : dénier, par principe, tout intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité ; reconnaître un très large intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité - c'est l'option retenue par la proposition de loi d'Yvon Collin ; reconnaître un intérêt à agir aux parlementaires dans des hypothèses restreintes - c'est la position de votre rapporteur.
La première option dénie par principe tout intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité, afin d'éviter une dénaturation tant de la fonction parlementaire que de la fonction juridictionnelle du Conseil d'État. C'est la position de M. Patrick Ollier, ministre chargé des relations avec le Parlement. Ce dernier, lors du débat sur l'édiction des mesures règlementaires d'application des lois, organisé au Sénat le 12 janvier 2011, a craint qu'une telle initiative n'« instaure une confusion des rôles ». Il a ajouté que cela correspondrait « à un renoncement au pouvoir du Parlement en la matière. La Constitution donne en effet aux parlementaires, notamment aux sénateurs, la possibilité de s'engager dans le contrôle de l'application des lois. Le ministre chargé des relations avec le Parlement vous le dit : « Vous ne devez pas renoncer à ce pouvoir au bénéfice des tribunaux. Ils ne sont pas là pour cela. C'est votre rôle! ».
En paraphrasant Clausewitz, on pourrait résumer ainsi cette position : « Le recours pour excès de pouvoir n'a pas pour finalité d'être la continuation, par d'autres moyens, du débat parlementaire ».
En second lieu, cette proposition de loi provoquerait un afflux de litiges et entraînerait une dénaturation de la fonction juridictionnelle du Conseil d'État. Pourrait-il conduire le Conseil d'État à arbitrer entre des parlementaires et le Gouvernement? Le Conseil d'État n'exercerait-il pas alors une fonction politique plus que juridique? N'y a-t-il pas là un risque d'instrumentalisation de la Haute juridiction, de dérive vers un « gouvernement des juges» ? Comme le soulignent très justement les professeurs de droit public, M. Thierry Rambaud et Mme Agnès Roblot-Troizier : « Si le requérant se prévaut de sa qualité de parlementaire et invoque l'atteinte aux prérogatives du Parlement, ce n'est plus l'administré qui est protégé mais le Parlement, ce n'est plus l'autorité administrative qui est sanctionnée mais le pouvoir exécutif. Bien sûr, la réalité juridique est parfaitement identique et cette différence n'est que symbolique mais, admettre l'intérêt à agir des parlementaires en cette qualité, c'est prendre le risque d'apparaître comme une juridiction exerçant une fonction politique ». Par ailleurs, comme l'a relevé, lors de son audition, M. Bernard Stirn, président de la section du contentieux du Conseil d'État, le dispositif envisagé par la proposition de loi revient à créer pour les parlementaires un recours sui generis dont la recevabilité est appréciée au regard, non de la nature de l'acte, mais de la nature des moyens soulevés, ce qui constituerait une innovation forte en matière de procédure administrative contentieuse. Autrement dit, le recours du parlementaire ne serait recevable que si le Conseil d'État estime que le moyen invoqué est bien tiré d'une atteinte aux prérogatives du Parlement.
La deuxième option consiste à écarter les arguments évoqués plus haut afin de reconnaître un très large intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité. C'est l'option retenue par la présente proposition de loi. Les tenants de cette thèse mettent en avant les arguments suivants : en premier lieu, le contrôle politique et le contrôle judiciaire sont deux modalités d'exercice complémentaires, et non concurrentes, de la fonction parlementaire ; en deuxième lieu, l'introduction, à côté des outils de contrôle politique existants, d'un nouvel outil de contrôle, judiciaire cette fois, s'inscrit dans le droit fil de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui avait pour ambition affichée de rééquilibrer les institutions en faveur du Parlement, notamment en renforçant ses pouvoirs de contrôle de l'action du Gouvernement ; en troisième lieu, les parlementaires disposent déjà de moyens de contrôle à caractère judiciaire, à travers la saisine du Conseil constitutionnel ; enfin - et surtout - les tenants de la reconnaissance de l'intérêt à agir des parlementaires mettent en avant l'efficacité de l'action juridique qui peut aboutir à l'annulation d'un acte de l'exécutif. C'est en particulier ce que notre collègue Jean-Pierre Sueur a souligné lors du débat sur les mesures règlementaires d'application des lois, de janvier 2011 : « On peut émettre tous les voeux possibles concernant le Gouvernement et le Parlement, lequel fait d'ailleurs son travail - et nous veillons à ce qu'il en soit ainsi -, à travers les diverses procédures de questions et la publication de nombreux rapports. Cependant, monsieur le ministre, on ne s'en sortira pas s'il n'existe pas de mesure plus coercitive ! .À cet égard, il convient de travailler dans deux directions. La première solution consiste à emprunter la voie qu'offre le Conseil d'État. En effet, celui-ci peut condamner le Gouvernement pour non-application de la loi. Je souhaite que de telles procédures se multiplient parce que c'est un moyen d'obtenir satisfaction.».
Selon les tenants de cette argumentation, une telle évolution ne constituerait pas un dévoiement de la fonction juridictionnelle du Conseil d'État. Rémi Keller, rapporteur public dans l'affaire « Libre pensée », ne craint pas que cela provoque un afflux de recours, ne serait-ce qu'en raison du temps nécessaire pour préparer et étayer un recours. Et il croit peu au risque de politisation. Il est rejoint sur ce point par deux maîtres des requêtes qui écrivent : « l'argument politique est exagéré: le juge, surtout administratif, est par sa nature même appelé à régler des problèmes d'ordre politique ; vivre avec son instrumentalisation fait partie de son office ». On pourrait aussi citer l'arrêt Rubin de Servens, décision directement d'ordre politique ; lorsque, la veille de l'exécution, le Conseil d'État annule la décision du Président de la République de créer un tribunal militaire spécial, le garde des sceaux, Jean Foyer, déclare qu'il faut une réforme radicale de la Haute juridiction.