La troisième option, qui a ma préférence, consiste à reconnaître un intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité mais dans des hypothèses restreintes. Pour tenter de tracer les frontières acceptables pour l'intérêt à agir des parlementaires, il convient de reprendre les trois hypothèses de la proposition de loi.
En premier lieu, la proposition de loi entend permettre à un député ou un sénateur d'attaquer une mesure réglementaire qu'il estime contraire à une disposition législative. Ce cas d'ouverture très large a été très critiqué par l'ensemble des personnes entendues. Admettre la recevabilité d'un parlementaire à contester un acte administratif en ne se prévalant que de sa seule qualité de parlementaire reviendrait à admettre l'action populaire par la voie du représentant de la Nation, ce qui n'est pas souhaitable pour trois raisons principales. Tout d'abord, l'action populaire constituerait une innovation - pour ne pas dire une révolution - procédurale que rien ne justifie : la violation de la loi doit demeurer un moyen d'annulation d'un acte et non un critère de recevabilité du recours. Par ailleurs, le parlementaire serait soumis à de fortes pressions exercées par des élus, des associations, des syndicats, des habitants, pour qu'il porte une action devant le Conseil d'État, puisqu'à la différence des autres personnes physiques et morales, il bénéficierait ès qualité d'un droit de saisine. Enfin, sur le plan constitutionnel, l'hypothèse d'un intérêt à agir en cas de mesures réglementaires contraires à la loi est tellement large qu'elle est probablement inconstitutionnelle car contraire au titre V de la Constitution, au principe de la séparation des pouvoirs et à l'objectif de valeur constitutionnelle de « bonne administration de la justice ». Pour toutes ces raisons, votre rapporteur y est défavorable.
La proposition de loi prévoit une deuxième hypothèse qui permettrait à un parlementaire d'agir dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir : il s'agit du cas de «mesures réglementaires édictant une disposition relevant du domaine de la loi ». Sur le fond, je considère que l'atteinte alléguée à une compétence du législateur constitutionnellement garantie constitue un cas où la reconnaissance d'un intérêt à agir est pertinente. A titre d'exemple, l'intérêt à agir d'un parlementaire en cette seule qualité ne fait guère de doute lorsqu'un acte administratif intervient dans le domaine de la loi, alors même qu'une loi portant sur le même sujet est en cours de discussion, comme dans l'arrêt dit « Mme Borvo Cohen-Seat » précité. De même, on peut citer le cas du droit pénitentiaire, que le Gouvernement a longtemps considéré comme devant être régi par des circulaires alors même qu'il touchait aux garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques et qu'à ce titre il relevait du domaine de la loi, conformément à l'article 34 de la Constitution. Le législateur a repris cette compétence en votant la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009. Si un Gouvernement venait, demain, à modifier cette loi par une circulaire, un parlementaire serait fondé à contester l'atteinte ainsi portée au domaine de la loi. Notons enfin que la reconnaissance de cet intérêt à agir serait cohérente avec le fait que le Conseil d'État admet depuis plus d'un siècle le fait qu'un conseiller municipal est recevable à attaquer un acte du maire dont il soutient qu'il entre dans les compétences du conseil municipal.
Pourtant je n'y suis pas favorable : une telle consécration serait probablement inconstitutionnelle car contraire à la séparation des pouvoirs, à l'objectif de valeur constitutionnelle de « bonne administration de la justice», et également, en creux, à l'article 37 alinéa 2 de la Constitution. Ce dernier permet au Gouvernement de demander au Conseil constitutionnel de déclasser des dispositions législatives postérieures à 1958 lorsqu'elles présentent un caractère réglementaire. Institué en 1958, il s'inscrivait dans la logique du « parlementarisme rationalisé ». Le Gouvernement fait d'ailleurs un usage régulier - et parfois étonnant - de cette faculté. Il me plaît de rappeler que, à l'initiative du Sénat, la loi du 12 mai 2010 relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne avait prévu la création, auprès de Matignon, d'un comité consultatif des jeux. Or, quelques mois à peine après le vote de la loi, le Gouvernement a demandé au Conseil constitutionnel, qui l'a accepté, de déclasser la disposition concernée afin de placer ce comité des jeux sous la responsabilité des ministères du budget et de l'intérieur.
L'existence, dans la Constitution, d'un mécanisme de protection du pouvoir réglementaire peut légitimement laisser supposer que le mécanisme inverse - la protection du pouvoir législatif - ne peut être prévu que par la Constitution elle-même. Je ne suis pas hostile à ce que, à l'occasion d'une prochaine révision constitutionnelle, soit inséré un troisième alinéa à l'article 37 ouvrant la saisine du Conseil d'État à 60 députés ou 60 sénateurs pour demander l'annulation d'un texte de forme réglementaire qui présenterait un caractère législatif.
La proposition de loi prévoit une troisième et dernière hypothèse qui permettrait à un parlementaire d'agir en cette seule qualité dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir ; il s'agit du cas du refus du Premier ministre de prendre dans un délai raisonnable les mesures réglementaires d'application d'une disposition législative. A la différence des deux autres hypothèses, je considère que cette hypothèse est constitutionnelle - et je ne suis pas le seul puisque Bernard Stirn, président de la section du contentieux, est du même avis - et, sur le fond, je la juge opportune. Je considère que l'inaction du pouvoir réglementaire, parce qu'elle revient à faire échec à la volonté du Parlement, donne qualité à agir aux parlementaires, d'autant que cette inaction peut tout à fait être volontaire comme l'a indiqué, lors du débat organisé au Sénat en janvier 2011 sur l'application des lois, notre collègue Patrice Gélard : « N'oublions pas non plus qu'un certain nombre de textes adoptés par nos assemblées ne plaisent pas au Gouvernement et que, par conséquent, celui-ci traîne un peu les pieds avant de publier les règlements adéquats. »
Au total, la proposition de loi soulève trop de difficultés pour être, en l'état, acceptable. Deux des trois hypothèses proposées sont probablement entachées d'inconstitutionnalité. En revanche, votre rapporteur croit possible de trouver un dispositif de compromis qui offre de fortes garanties de constitutionnalité. Il s'agirait de consacrer un intérêt à agir de plein droit des parlementaires dans deux cas très circonscrits : en cas de refus du Premier ministre de prendre dans un délai raisonnable les mesures réglementaires d'application d'une disposition législative ; lorsqu'un acte réglementaire a autorisé la ratification ou l'approbation d'un traité alors que cette autorisation aurait dû être accordée par la loi en vertu de l'article 53 de la Constitution. J'estime que, dans ces deux hypothèses, il existe une atteinte - réelle, directe, légitime et certaine - à l'activité du Parlement et qu'en conséquence le parlementaire doit pouvoir, s'il le souhaite, intervenir de plein droit dans l'intérêt du Parlement. Ce dispositif offre de sérieuses garanties de conformité à la Constitution pour trois raisons principales : le champ d'intérêt à agir des parlementaires serait très restreint, limité à deux hypothèses peu fréquentes ; il n'existe pas pour ces deux cas de figure de procédures comparables ou voisines dans la Constitution laissant penser que le dispositif devrait trouver sa place dans notre loi fondamentale ; dans les deux cas visés plus haut, le parlementaire ne peut pas reprendre sa compétence violée par le pouvoir réglementaire.
Ce point mérite que l'on s'y arrête. Lorsqu'un acte réglementaire porte atteinte au domaine de la loi, le législateur peut généralement récupérer sa compétence par le vote d'une loi, surtout depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui a prévu le partage de l'ordre du jour entre le Parlement et le Gouvernement. Ce n'est pas le cas dans les deux hypothèses visées plus haut. En particulier, un parlementaire justifie selon moi d'un intérêt à agir pour contester un décret autorisant la ratification d'un traité quand il estime qu'une loi était nécessaire pour une telle autorisation. En effet, dans cette hypothèse, l'intérêt à agir des parlementaires est justifié par une double atteinte aux prérogatives du Parlement : d'une part, parce que, si l'accord modifie des dispositions de nature législative, il aurait dû être soumis au Parlement en application de l'article 53 de la Constitution qui dresse la liste des traités qui «ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu'en vertu d'une loi» ; d'autre part, parce que le décret a pour effet d'introduire dans l'ordre juridique national une norme qui s'imposera au législateur en vertu de l'article 55 de la Constitution. En conséquence, le législateur ne pourra pas récupérer sa compétence par le vote d'une loi, ce qu'ont reconnu toutes les personnes entendues par votre rapporteur. Il y a sur ce point un vide juridique.
Par ailleurs, j'estime qu'il conviendrait de laisser au Conseil d'État le soin d'apprécier si les parlementaires ont intérêt à agir en cette seule qualité dans d'autres hypothèses que les deux présentées plus haut. En effet, ces dernières n'épuisent pas toutes les hypothèses dans lesquelles un parlementaire pourrait avoir ès qualité intérêt à agir. Ils ne constituent que des cas où l'atteinte aux prérogatives du Parlement est incontestable et justifie un intérêt à agir de plein de droit, mais il ne faut pas totalement fermer l'hypothèse d'un intérêt à agir dans d'autres cas.
Voilà la proposition que j'avance avec prudence et humilité.