En réponse, Mme Isabelle Facon a apporté les précisions suivantes :
- la Chine constitue, en effet, une préoccupation pour l'état-major russe, mais elle est passée sous silence afin de maintenir de bons rapports avec Pékin et de renforcer les craintes que le partenariat stratégique sino-russe suscite en Occident. Il est cependant indéniable qu'un fort déséquilibre démographique caractérise la frontière russo-chinoise, au détriment de la Russie, et que la politique des autorités chinoises dans les territoires frontaliers est plus dynamique que celle de Moscou. Des mesures ponctuelles ont été prises par les autorités russes pour développer l'Extrême-Orient, mais elles ne sont probablement pas à la hauteur des enjeux. En revanche, la Chine fonde sa stratégie de développement économique de ses régions frontalières sur l'exploitation des ressources naturelles, comme le bois, et sur celle des ressources énergétiques de l'Extrême-Orient russe. Moscou se préoccupe aussi de la situation intérieure chinoise, redoutant particulièrement d'importants mouvements sociaux susceptibles de se répercuter en Russie sous la forme de mouvements massifs de populations. La Chine figure dans les scénarios d'emploi russes des armes nucléaires tactiques ; la Russie développe sa présence aérienne militaire dans cette partie de son territoire ;
- le président Poutine avait, dès 2000, proposé une réduction des têtes nucléaires jusqu'au seuil de 1 500, mais cette offre avait été négligée par l'administration Bush. Cela montrait déjà la conscience de Moscou que son arsenal stratégique était voué à une attrition « naturelle » progressive et que conserver une parité approximative avec les Etats-Unis était difficile. Les Russes sont attachés à la relation stratégique avec les Etats-Unis articulée autour de l'« arms control », l'arme nucléaire étant considérée comme un facteur égalisateur de puissance et de prestige. A cet égard les initiatives du président Obama ne peuvent qu'être bien perçues à Moscou. Cependant, les Russes sont probablement circonspects quant aux implications de la perspective d'un désarmement nucléaire total, suggérée par le président Obama et officiellement approuvée par son homologue russe, le rapport de force dans le domaine conventionnel leur étant très défavorable ;
- la recherche militaire russe a bénéficié théoriquement d'investissements de 1990 à 2002, la Russie misant sur une « politique des prototypes » qui devait déboucher sur le lancement de productions en série des nouveaux matériels ainsi conçus dès lors que les finances le permettraient ; mais les fonds de recherche et développement ont souvent été détournés à d'autres fins, empêchant cette politique d'avoir l'effet escompté. Les succès à l'exportation concernent le plus souvent des plateformes développées dans les années 1970 ou 1980 et modernisées ; elles sont désormais parfois vendues équipées d'équipements électroniques et de communication occidentaux, notamment français ou israéliens. La Russie essaie aussi d'opérer des rattrapages technologiques via des investissements (comme sa participation au capital d'EADS) ou des coopérations industrielles. Une coopération active est en cours avec l'Inde, avec la mise au point d'un chasseur de cinquième génération et d'un avion de transport militaire. La relation avec l'Inde est cependant altérée par les retards récurrents et les coûts croissants dans les programmes d'armement, par exemple dans le cas du porte-avions Amiral Gorchkov. L'Inde a formulé un appel d'offres pour l'achat de 126 chasseurs, que la Russie ne semble pas en mesure d'emporter. De manière générale, l'industrie d'armement russe peine à concilier l'exportation et la satisfaction des commandes nationales. Les succès russes à l'exportation sont indéniables, mais ont été réalisés pour l'essentiel sur les marchés chinois et indien, qui se présentent aujourd'hui sous un jour moins favorable - d'autant que les deux Etats veulent développer des capacités industrielles nationales, dont la Russie pense qu'elles pourraient concurrencer son industrie sur « ses » marchés, à savoir des marchés où les exigences technologiques sont relativement faibles. L'industrie d'armement russe est à la limite de sa capacité ; elle a vécu sur l'écoulement progressif de stocks qui sont aujourd'hui en passe d'être épuisés ;
- la composante navale des forces stratégiques est dans une situation difficile, comme l'illustrent, entre autres, les aléas du développement du missile stratégique Boulava destiné à équiper la nouvelle génération de SNLE, elle aussi en retard - ce qui est illustré par les écueils de la construction du Yuri Dolgoruky (classe Borey), finalement lancé en 2008 ; la priorité est allée, ces dernières années, aux missiles intercontinentaux sol/sol (notamment mirvés), et à la composante aérienne, qui joue un rôle central dans la projection de force ; quant aux SNA, il est difficile de connaître le nombre de bâtiments en état de prendre la mer ; là aussi, la période récente est émaillée d'histoires de sous-marins qui rouillent dans les ports et d'accidents lors d'essais ;
- l'armée russe a connu une forte déflation de ses effectifs, passés de 2,7 millions d'hommes en 1990 à environ 1 million en 2009. La crise économique et financière actuelle a conduit les autorités à ne pas mettre en oeuvre des programmes de dégagement de cadres, très impopulaires, avant 2012.