A la demande du Président du Sénat, un groupe de travail, représentant chacun des groupes politiques de notre Haute Assemblée et que j'ai eu l'honneur de présider, a été créé le 9 novembre dernier. Notre mission était de dégager les modalités de prévention et de gestion des conflits d'intérêts pour les sénateurs.
Je tiens à souligner l'esprit consensuel dans lequel se sont déroulés nos travaux et je remercie Mmes Borvo Cohen-Seat et Escoffier, MM. Vial, Anziani, Collombat et Détraigne, pour leur participation et leur contribution à ce groupe de travail. L'état d'esprit qui a guidé nos travaux nous a permis de dégager 41 propositions majoritaires, qui témoignent d'une volonté transpartisane de renforcer la confiance de nos concitoyens dans le Parlement.
La France est souvent accusée de laxisme en matière de prévention des conflits d'intérêts. Or, notre analyse nous a conduits à un constat plus nuancé. Contrairement à l'idée qu'il n'existerait pas de dispositifs préventifs dans notre pays, les parlementaires sont soumis à des obligations déclaratives fortes, déclarations de patrimoine et d'activités. De même, les incompatibilités parlementaires prévues par le code électoral constituent le volet le plus strict et le plus efficace de la prévention des conflits d'intérêts. Les incompatibilités valent par rapport aux fonctions ministérielles, à celles rémunérées par un État étranger ou une organisation internationale ; mais aussi par rapport aux fonctions de direction ou de conseil dans les entreprises nationales ou les établissements publics nationaux. Il est également interdit de commencer à exercer une activité de conseil en cours de mandat, sauf si elle est exercée dans le cadre d'une profession réglementée telle que celle des avocats.
Par ailleurs, les deux Assemblées ont mis en place des dispositifs internes destinés à réguler l'activité des lobbies au sein du Parlement. En octobre 2009, le Bureau du Sénat a mis en place un registre public sur lequel doivent s'inscrire les représentants des groupes d'intérêts, qui s'engagent ainsi à respecter un code de conduite.
Notre groupe de travail a comparé les situations de divers pays occidentaux ; nous nous sommes rendus aux États-Unis et en Allemagne. La France n'est ni en retard, ni laxiste, et le système français est globalement plus performant que celui de nombreux États. Tous doivent concilier deux impératifs contradictoires : garantir la probité apparente des parlementaires et ne pas les priver de la liberté inhérente à l'exercice de leur mandat.
Pour cette raison, les obligations créées par les pays étrangers ne sont pas trop rigoureuses. La prévention repose non sur la contrainte mais sur la transparence. Les obligations sont généralement déclaratives, n'ont pas une vocation punitive mais informent les citoyens et responsabilisent les parlementaires. Enfin, par respect de l'autonomie du Parlement, les sanctions sont généralement prononcées par l'assemblée concernée. La probité des parlementaires n'est pas proportionnelle à la rigueur des normes ni à l'intensité du contrôle. Je vous renvoie au rapport pour les détails et je laisse nos collègues présents à Washington et à Berlin faire un bilan éventuel de l'application -parfois molle- des normes de déontologie qui y ont cours.
Nous avons élaboré 41 propositions ; je vous présenterai les principales. Le premier objectif a consisté à définir la notion de conflits d'intérêts, afin de prendre en compte les spécificités du mandat parlementaire. Rappelons en effet que les parlementaires bénéficient d'un pouvoir législatif collectif et se prononcent sur des questions générales touchant l'ensemble des politiques publiques ; ils n'ont pas de « portefeuille » prédéfini. Nous vous proposons une définition souple et pragmatique : « un conflit d'intérêts naît d'une situation dans laquelle un parlementaire détient des intérêts privés qui peuvent indûment influer sur la façon dont il s'acquitte des missions liées à son mandat, et le conduire ainsi à privilégier son intérêt particulier face à l'intérêt général. Ne peuvent être regardés comme de nature à susciter des conflits d'intérêts, les intérêts en cause dans les décisions de portée générale ainsi que les intérêts qui se rattachent à une vaste catégorie de personnes. »
Notre deuxième objectif est d'assurer la transparence des engagements des parlementaires. Les déclarations d'intérêts inciteront les parlementaires à s'interroger et seront aussi bien un instrument de contrôle qu'un outil pédagogique. Le rôle régulateur n'est pas non plus à négliger, par exemple pour les nominations de rapporteurs. Concrètement, la déclaration d'intérêts prendrait la forme d'un formulaire afin d'éviter un contenu subjectif. Elle serait souscrite en début de mandat et actualisée à mi-mandat.
Les parlementaires devraient déclarer leurs intérêts professionnels et financiers et l'ensemble des intérêts susceptibles de créer un lien de dépendance économique, financière ou matérielle vis-à-vis d'un organisme extérieur au Parlement. Seraient naturellement exclus les intérêts moraux. Notre groupe de travail s'est interrogé sur la déclaration des intérêts détenus par les proches des parlementaires. Nous nous sommes accordés sur l'idée que les « proches » sont les personnes constituant le « noyau dur » de la famille, à savoir le conjoint, le partenaire pacsé ou le concubin, ainsi que les ascendants et les descendants majeurs. Toutefois, au nom du respect de la vie privée des proches, la description de leurs intérêts serait moins détaillée que celles des intérêts des parlementaires.
Les déclarations d'intérêts seraient accessibles à l'ensemble des sénateurs, et chacun d'eux aurait le pouvoir d'interroger l'autorité en charge de la déontologie sur les intérêts détenus par ses collègues. En revanche, nous ne souhaitons pas que les déclarations soient communiquées au public : nous vous proposons donc un contrôle fondé sur la publicité interne. En espérant qu'une consultation ne donnera pas lieu immédiatement après à une diffusion sur Internet...
Enfin, le groupe de travail n'a pas souhaité instaurer une procédure de déport, qui interdirait préventivement à un parlementaire de participer aux débats et au vote sur un texte : ce dispositif nous a en effet paru poser des lourds problèmes juridiques, au regard notamment de l'article 27 de la Constitution.
J'en viens à notre troisième objectif : la création d'une autorité de déontologie chargée du contrôle. Nous avons retenu une autorité propre au Sénat, chargée du contrôle des déclarations et du conseil. Elle disposerait de pouvoirs d'investigation et de contrôle. Elle serait composée exclusivement de sénateurs et constituée de manière pluraliste -chaque groupe politique y aurait au moins un représentant et aucun groupe politique ne disposerait d'une majorité. Il s'agit d'éviter tout soupçon de décisions fondées sur des critères partisans.
Cette autorité pourrait prendre deux formes : une émanation du Bureau aurait l'avantage de conforter celui-ci dans son rôle traditionnel de garant de la discipline au sein des assemblées et de prolonger sa compétence en matière d'incompatibilités ; ou une entité ad hoc, plus novatrice, dont les membres seraient élus à la majorité qualifiée par l'ensemble des sénateurs sur des listes comprenant des représentants de chaque groupe. Il appartiendra à notre Haute Assemblée de choisir entre ces deux options. L'autorité doit, selon le groupe de travail, être assistée par un magistrat de l'ordre judiciaire, issu de la Cour de Cassation, élu par les magistrats du siège et parmi les magistrats en exercice.
Notre quatrième objectif est de renforcer la liste des activités professionnelles incompatibles par nature avec le mandat parlementaire et de plafonner les rémunérations et autres revenus au titre de fonctions ou d'activités accessoires. Ainsi, nous proposons notamment que seuls les parlementaires qui exerçaient une fonction de conseil avant le début de leur mandat puissent continuer d'exercer cette activité pendant le mandat, et de supprimer la dérogation applicable aux professions réglementées.
Nous préconisons également l'intégration de nouvelles incompatibilités parlementaires : présidence d'un syndicat professionnel, et fonctions de direction, d'administration ou de surveillance dans les sociétés-mères des entreprises visées par le code électoral, par exemple.
Notre cinquième objectif est de mieux encadrer les relations entre les parlementaires et les entités extérieures aux assemblées. Nous proposons une déclaration des dons et avantages en nature d'un montant supérieur à 150 euros. Seraient exemptés les cadeaux d'usage entre délégations parlementaires et les cadeaux des proches.
Afin de mieux réguler l'influence des lobbies au sein du Parlement, nous proposons d'encadrer, voire de prohiber, la présence de sénateurs dans des groupes de travail ou des colloques à financement privé, en tant qu'ils apparaissent comme des outils d'influence de grands groupes privés à destination des parlementaires.
De même, les incompatibilités professionnelles applicables aux assistants parlementaires pourraient être renforcées : il est arrivé, à l'Assemblée nationale au moins, que des assistants aient aussi une activité salariée auprès de groupes de conseil privés et exercent sans la déclarer une activité de lobbying auprès des parlementaires...
Enfin, notre sixième objectif est de garantir des sanctions effectives, dissuasives, adaptées et proportionnées. Feraient l'objet de sanctions le non-dépôt de la déclaration d'intérêts, le dépôt d'une déclaration d'intérêts mensongère, l'absence de réponse aux demandes d'éclaircissements formulées par l'autorité, le non-respect de ses observations ou encore, la découverte d'une situation de conflit d'intérêts réel grave. Les sanctions seraient principalement disciplinaires.