Intervention de Francis Delpérée

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 8 décembre 2010 : 1ère réunion
Situation institutionnelle en belgique — Audition du sénateur francis delpérée professeur à l'université catholique de louvain

Francis Delpérée :

« Voisins, cousins » : c'est une formule que j'ai comme vous utilisée, dans un article sur l'état de la décentralisation en Belgique et en France, publié dans les Mélanges Lavroff. Je vous remercie de votre invitation, et de l'intérêt que manifeste votre commission pour mon petit pays.

La Belgique naît, comme vous le savez, en 1830. Le roi des Belges Léopold Ier épouse Louise-Marie, fille de Louis-Philippe. La Constitution belge s'inspire de celle de la Monarchie de Juillet : un État unitaire, dans lequel la loi est la même pour tous, selon la formule lumineuse de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, un Etat cependant très décentralisé, qui est en fait « une terre de clochers et de beffrois », très attachée à ses racines locales.

En 1970, la Belgique devient un Etat fédéral. « La Belgique, Etat fédéral » : tel est d'ailleurs le titre d'un article que me demande, pour la Revue française de droit public, mon directeur de thèse, le grand Marcel Waline, gaulliste convaincu. Ce passage à l'Etat fédéral constitue une véritable révolution juridique. En matière d'enseignement, d'audiovisuel, de logement, de transports, la loi cesse d'être la même pour tous, elle diffère selon que vous habitez Bruxelles, Malines ou Namur.

Alors que l'Etat fédéral aura quarante ans dans quelques jours, le sol se fissure et des craquements se font entendre, mais non point sous le pas d'un ennemi extérieur, d'une puissance économique qui tenterait de prendre la main : non, le mal est endogène. Quel est donc ce mal qui nous gangrène ?

Il trouve ses racines tant dans le champ culturel que dans le champ économique, l'un et l'autre indissociables. A l'origine, la Belgique est francophone : ses élites politiques, économiques, culturelles le sont. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, apparaît un mouvement flamand qui cherche à se faire reconnaître. C'est un mouvement avant tout culturel, qui revendique l'usage de sa langue - bien que les grands auteurs flamands d'alors, Maeterlinck, Verhaeren, Rodenbach, écrivent en français. La souplesse des institutions belges permet d'autoriser l'usage du flamand dans l'administration, la justice, l'enseignement.

A partir de 1960, la revendication prend un tour politique : c'est une communauté qui veut s'affirmer, et par conséquent imposer le flamand comme seule langue d'usage. De là naît l'affaire de l'université de Louvain, vénérable institution qui remonte au XVe siècle - 1425 - et qui, assurant une partie de son enseignement en français, a dû alors déménager, avec armes et bagages, de vingt kilomètres, pour pouvoir continuer de le faire...

La carte de l'Europe ne manque pas de régions riches. On peut y ranger, à côté de la Catalogne ou de la Lombardie, la Flandre. Face aux difficultés économiques, la tentation est forte du repli. Avec la crise qui frappe aujourd'hui l'automobile ou la pétrochimie, certains en Flandre, qui se demandent si le partenaire wallon se redressera assez vite, craignent des transferts financiers Nord-Sud, via notamment notre système national très performant de sécurité sociale. C'est ainsi que, pour un certain nombre de dirigeants flamands, l'intérêt de la Flandre en vient à prendre le dessus sur la conception nationale d'une société politique unifiée. Par où l'on voit que les questions culturelle et économique se recouvrent.

Aujourd'hui, le mal est profond. Il n'y a pas de remède simple. Certaines formations se posent la question du divorce. Pour le moment, les Belges se rassurent en se disant qu'il demeure quelques obstacles au projet : Bruxelles, d'abord, l'Europe, ensuite, font achoppement sur cette voie. Cela ne signifie pas que la débâcle en sera empêchée, mais le parcours s'en trouve un peu compliqué.

Sans Bruxelles, qui compte, avec un million d'habitants, 10 % de la population du pays, la Belgique aurait disparu. L'intérêt dont témoignent la Flandre et les Flamands pour la ville marque assez leur embarras. Il est vrai qu'à la différence de Berne, capitale germanophone d'un pays à majorité alémanique ou d'Ottawa, capitale anglophone d'un pays à majorité anglophone, Bruxelles, capitale à majorité francophone dans un pays à majorité flamande, constitue un cas de figure assez singulier. Une capitale de surcroît enclavée en territoire flamand. Pour les francophones, pas question d'abandonner cette position stratégique. Pour les Flamands, c'est là une carte de visite autrement éclatante à présenter au monde que celle de Malines ou d'Anvers.

Autre écueil à l'ambition flamande, l'Europe, qui joue un rôle central dans le jeu politique belge et que l'on ne peut ignorer. Elle a dit son incompréhension et son inquiétude et chacun sait les risques qui y sont attachés pour Bruxelles : il ne manque pas, de par le territoire européen, de villes candidates à accueillir les institutions de l'Union...

L'inquiétude européenne se comprend d'autant mieux que la Belgique semble aller à l'inverse de ce que l'Europe tente de faire. Nous envoyons de fait un singulier message dans un continent qui veut tendre vers l'unité et la solidarité. Si deux peuples ne peuvent s'entendre au sein d'un petit État comme le nôtre, comment vingt-sept s'entendront-ils au sein de l'Union européenne...

Je suis de ceux qui pensent que l'Europe pourrait aider la Belgique. Non point par un interventionnisme malvenu, mais en proposant des politiques audacieuses, ouvertes sur le monde, afin d'aider les Belges à sortir de leurs querelles en regardant au-delà de leurs étroites frontières. A contrario, une Europe qui se montrerait faible, timide, incapable de porter des projets, aurait de fâcheuses répercussions dans notre pays.

Vous avez évoqué, monsieur le Président, la laborieuse formation de notre gouvernement. A la suite de la crise ministérielle, ouverte le 26 avril dernier, les scénarios les plus optimistes n'envisagent pas de dénouement avant mi-février. Songez-y : près d'une année sans gouvernement de plein exercice ! De quoi me remémorer l'article publié dans les Mélanges Charlier par celui qui fut aussi mon professeur, sur « les affaires courantes » ! Car rien d'autre ne peut se traiter.

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