Intervention de Francis Delpérée

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 8 décembre 2010 : 1ère réunion
Situation institutionnelle en belgique — Audition du sénateur francis delpérée professeur à l'université catholique de louvain

Francis Delpérée :

Si l'on en croit les discours les plus optimistes... Mais la réalité est que l'on vit en veilleuse. Le roi ne nomme plus un ambassadeur - Paris le sait bien -, plus un conseiller d'Etat, plus un haut fonctionnaire, plus un général de brigade. Et M. Leterme, Premier ministre en charge des affaires courantes, en est à se féliciter, devant le parlement européen, de ne pas même pouvoir être renversé, car il n'y a plus d'opposition !

Face à une telle situation, les Belges sont perplexes, et marquent parfois quelque irritation face à ce qu'ils interprètent comme une impuissance de la classe politique. Mais le fait est que nous avons dépassé la crise ministérielle, pour entrer dans une crise d'Etat, dont il nous reste à espérer qu'une crise économique et financière ne viendra pas la doubler...

Les Belges pensent donc au lendemain. Ils sont dans leur majorité convaincus qu'ils vont vivre longtemps encore dans le conflit, qui s'étend à tous les domaines : compétences, moyens financiers, institutions, partage du régional et du national... Nous sommes entrés dans une période de turbulence appelée à durer.

Nos compatriotes se projettent aussi dans l'avenir, et imaginent, ce faisant, toute sortes de scénarios, y compris des scénarios post-Belgique, qui peuvent prendre deux figures : séparation ou sécession. Certains, en effet, songent à un scénario à la tchécoslovaque, la révolution de velours prenant la forme d'un divorce par consentement mutuel - avec la question incidente du nombre de partenaires, car la Belgique compte aussi, à l'est, quelque 70 000 germanophones ... Mais c'est oublier que la Tchécoslovaquie, lors de la partition, n'était pas membre de l'Union européenne et, surtout, qu'à la différence de ce qui prévaut en Belgique pour Bruxelles, Prague est une ville de Bohême : les Slovaques, qui voient dans Bratislava leur capitale, ne l'ont jamais revendiquée.

Un tel scénario, enfin, suppose de s'asseoir autour d'une table de négociations pour organiser le partage, répartir le poids de la dette, scinder les institutions, publiques et privées, organiser la séparation administrative dans des domaines très lourds, comme celui des infrastructures. Ce scénario se voit parfois accoler un correctif, le confédéralisme. De même qu'a été créé le Benelux, un traité pourrait associer Bruxelles, Flandre et Wallonie, Etats souverains décidés à se concerter dans certains domaines. Pour moi, il ne s'agit là que d'un paravent du séparatisme. Car le confédéralisme n'est pas une variante du fédéralisme, c'est même l'opposé. Une organisation fédérale à l'intérieur de l'État est tout autre chose que l'association de plusieurs États souverains. Et en matière d'association, nous ferions bien de nous rappeler notre passé colonial... Souvenons-nous des accords de coopération que l'on se promettait de passer avec le Congo après son indépendance : on n'a jamais rien vu venir, tant il est vrai qu'un État qui a gagné son indépendance souhaite la préserver.

Le deuxième scénario est celui de la sécession. De même que nous avons quitté les Pays-Bas en 1830, la Flandre pourrait proclamer son indépendance. Et se faire reconnaître par l'Europe, comme le Kosovo... Demeurerait alors une Belgique « résiduelle », peuplée de francophones, comptant quatre millions d'habitants sur la moitié de son actuel territoire, mais conservant son nom, sa nationalité, son roi, s'il le veut, son siège à l'Union européenne, aux Nations unies et dans les instances internationales où la Belgique est aujourd'hui partie. L'existence d'un tel micro-Etat, objectera-t-on, aurait-elle encore un sens ? Ce serait du moins une façon de montrer à ceux qui veulent entreprendre de détruire les États existants qu'ils ne peuvent détruire les structures institutionnelles. Je ne considère pas pour autant que les francophones doivent adopter une attitude de femme soumise qui reste au domicile conjugal pendant que son mari volage prend ses libertés : ils doivent au contraire prendre celle du conjoint qui entend conserver ses droits et sa dignité. La Belgique résiduelle pourrait ainsi se constituer la gardienne d'un héritage matériel et moral vieux de plus d'un siècle et demi.

Je vous ai parlé à coeur ouvert. Je vous ai dit mes maigres espoirs. Je n'en tire pas pour autant grande fierté. Peut-être les Belges ont-ils manqué d'imagination, peut-être se sont-ils fatigués de quarante ans de querelles : ce n'est pas une raison de baisser les bras. « Travaillez, prenez de la peine, c'est le fonds qui manque le moins », écrivait Jean de la Fontaine. J'ai labouré, j'ai semé : je ne suis pas à l'abri des intempéries, mais j'ai la conscience tranquille, même si l'avenir ne m'appartient pas pleinement.

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