Au-delà de ce bilan positif, nous estimons que les véritables enjeux de ces transferts sont encore à venir. Le « pari réussi » reste à installer dans la durée. La mise en oeuvre de ces transferts de personnels a révélé les véritables enjeux pour les collectivités qui sont :
- structurels, avec un impact, non seulement sur les services de ressources humaines, mais aussi sur l'ensemble des administrations locales ;
- financiers, car le constat initial d'un écart entre les dépenses et les recettes transférées est allé en s'accentuant, alors que les transferts induisaient leur propre dynamique d'augmentation.
Le premier enjeu est de réussir sur le long terme la gestion structurelle des personnels. Si les personnels découvrent maintenant certains inconvénients à leur nouvelle situation statutaire, les collectivités se trouvent confrontées, pour leur part, à des défis de gestion d'une ampleur inédite.
Il faut désormais assurer aussi une gestion dynamique des carrières des personnels. Lorsqu'ils sont interrogés sur les critiques à apporter à leurs transferts, les agents intégrés à la fonction publique territoriale évoquent principalement la mobilité et le déroulement de carrière.
Le statut de la FPT, et les cadres d'emploi spécifiques en particulier, créent des contraintes. Si l'avancement de carrière est plus rapide dans la FPT, le plafond est, en conséquence, vite atteint. Les agents progressent plus vite dans leur cadre d'emploi mais la promotion reste bloquée. Certaines collectivités ont entamé une réflexion sur l'ouverture vers la catégorie B, mais leurs marges de manoeuvre sont restreintes par leurs capacités financières.
Par ailleurs, la mobilité entre établissements est rendue plus difficile. Auparavant, les mutations étant académiques, les agents pouvaient facilement passer d'un lycée à un collège. Aujourd'hui, les mutations, au sein d'un même bassin d'emploi, entre un lycée géré par la région et un collège géré par le département, sont moins faciles et systématiques. En outre, la mobilité ne s'effectue plus selon les mêmes règles.
Ensuite, au fil du temps, les collectivités territoriales sont confrontées à de nouvelles attentes, voire exigences, de la part de ces personnels longtemps délaissés. L'égalité complète de traitement conduit, par exemple, à une demande d'alignement complet des systèmes de primes. La pression existe, par exemple, sur l'indemnité d'administration et de technicité (IAT). Les personnels sont devenus très demandeurs de formations diverses : préparation aux concours, management d'équipe, informatique, hygiène et sécurité... Les collectivités rencontrent aussi d'importantes difficultés à trouver des postes qui correspondent au profil des agents à reclasser.
De nouveaux défis de gestion pour les collectivités territoriales se profilent. Les transferts entraînent une transformation en profondeur des administrations locales. Ils ont des conséquences sur toutes les directions supports (direction des moyens et du patrimoine, direction des finances et des affaires juridiques). Cet impact va de pair avec l'augmentation des effectifs à gérer, des sites sur lesquels exercent les agents de la collectivité, des flux de mandats à traiter... Ils induisent des problématiques nouvelles en matière d'assurance, de marchés publics, de contentieux, etc. Ils entraînent aussi des réflexions organisationnelles prospectives « chronophages ».
Les changements sont tels qu'on parle parfois d'un changement de nature des collectivités. Ainsi, pour la région, on serait passé d'une administration de mission à une administration de gestion. Le défi est de réussir à construire une culture collective, le sentiment d'appartenance à la même collectivité, d'autant plus difficile à réaliser que la politique d'avancement et d'encadrement est en rodage et qu'il reste des problèmes statutaires (agents de maîtrise et adjoints techniques des établissements d'enseignement).
Les collectivités s'y emploient alors que le « choc culturel » est encore sensible. En témoignent les réactions aux règles de mobilité dans la FPT. Comme le relève le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT), « la nécessité pour les agents de défendre leur candidature devant un jury est associée à une démarche commerciale, jugée à l'opposé des valeurs du service public ».
Au-delà, des questions essentielles n'ont pas été réglées. La double autorité, une autorité fonctionnelle et une autorité hiérarchique au sein des établissements, apparaît comme une impasse, source de complications quotidiennes : alourdissement des circuits, sources de conflits... C'est pourquoi nous estimons nécessaire d'étudier aujourd'hui la possibilité d'un transfert des gestionnaires (collèges) et des intendants (lycées), ainsi que de leurs collaborateurs, sous l'autorité unique de l'exécutif local.
Un autre aspect contesté, à juste titre, de ces transferts est la création de doublons administratifs alors qu'on aurait pu en attendre des gains de productivité. Le rapport de la Cour des comptes de 2009, sur « La conduite par l'Etat de la décentralisation », est très clair sur ce point. L'Etat a maintenu ses interventions territoriales dans des domaines transférés. Dans certains cas, ces doublons sont liés au fait que les transferts n'ont pas été assez loin : il faut citer celui des personnels des centres d'information et d'orientation (CIO), dont le rôle consiste notamment à favoriser l'accueil des jeunes, et qui auraient pu aussi relever des régions, compétentes en matière de formation professionnelle.
Nous estimons donc que le reproche fait aux collectivités territoriales concernant la progression des effectifs de la fonction publique territoriale est « un mauvais procès ». On ne peut établir une corrélation complète entre les transferts de compétences et la progression des effectifs de chaque niveau de collectivité puisque, actuellement, les recrutements qui augmentent sont ceux du bloc communal. Par ailleurs, comme l'a reconnu M. André Barbé, conseiller maître à la Cour des comptes, il existe une « zone grise » de transferts indirects liés à la nécessité d'une remise à niveau des services transférés et, à défaut de référentiel commun, le débat est à proprement parler sans fin.
Il y a un deuxième enjeu majeur : dégager les moyens financiers nécessaires pour éviter que ces transferts ne se transforment en véritables « bombes à retardement ». Le rapport de l'observatoire en 2006 faisait état d'un bilan financier « incertain ». Désormais, les collectivités territoriales en sont sûres : les transferts de personnels représentent un coût très élevé. L'expérience est venue confirmer, souvent en pire, les craintes initiales étayant le constat d'un processus coûteux pour les finances publiques et absolument pas maîtrisé pour l'avenir.
Le bilan financier a été largement sous-évalué. Officiellement, pour les TOS, on parvient à un montant de compensation globale de 2,66 Mds €, dont 1,397 Md € pour les régions et 1,263 Md € pour les départements. Pour les ex-DDE, ce montant s'élève à 961,651 M €. Le total, avec les autres transferts, avoisine donc 3,6 Mds €.
Mais, entre les dépenses mal compensées, celles qui n'ont pas été compensées du tout et les dépenses induites par les transferts, le décompte complet n'a pas été fait, selon l'aveu même du président de la Commission consultative d'évaluation des charges (CCEC).
Le dispositif de compensation financière a été insatisfaisant, malgré la garantie constitutionnelle de l'article 72-2 de la Constitution et les travaux - pourtant excellents - de la CCEC. Certains sujets ont fait l'objet de désaccords durables et d'arbitrages défavorables aux collectivités. Il faut citer notamment le cas des postes vacants ou disparus, du treizième mois ou encore celui des contrats aidés. Ces exemples sont illustratifs des retards, des calculs « au rabais » (par exemple, avec le choix d'une compensation en « pied de corps » et non en moyenne du corps) et des contraintes juridiques qui ont empêché une compensation intégrale des transferts.
Surtout, la méthode au sein de la CCEC s'est révélée trop unilatérale. Toutes ces informations étant détenues par les administrations d'Etat, les collectivités territoriales ont eu beaucoup de mal à argumenter leurs désaccords et faire valoir leur point de vue. Or, toutes les collectivités constatent des écarts de plusieurs millions d'euros qui se cumulent chaque année.
On constate également que les transferts de personnels sont structurellement inflationnistes.
Les exigences du service public de proximité sont différentes. La nécessité d'une mise à niveau des services avec la constatation de nombreuses disparités (notamment dans les ratios personnels/élèves) a un impact immédiat. Grâce aux bilans dressés « spontanément » par les collectivités, on sait notamment que les dépenses de suppléance, de formation, d'action sociale, de recrutement de personnels supports, d'assurances, pour les TOS progressent et qu'elles sont peu ou pas couvertes.
Les bilans varient bien entendu selon les collectivités. Pour le Tarn par exemple, le déficit entre les dépenses et les recettes de compensation pour les transferts de personnels en 2010 dépasse 3 millions € (chiffre donné par M. Thierry Carcenac, président de ce département et de la CCEC).
Le cas du forfait d'externat est significatif. Les élus ont constaté un coût, à effectif constant, de 40 à 60 % supérieur au montant de la compensation.
Au total, les perspectives sont alarmantes pour deux raisons au moins : la poursuite de mouvements de transferts sans cohérence d'ensemble et les déficits croissants.
Il ne nous était pas possible de traiter la question des transferts de personnels sans aborder deux dossiers d'actualité, les maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) et les parcs d'équipement, qui sont de véritables « bombes à retardement » pour les collectivités territoriales.
Ces deux opérations mériteraient chacune une étude à part. Le rapport se limite à quelques observations générales concernant des transferts, engagés postérieurement à la loi de 2004, sans rationalité ni méthodologie, et qui se révèlent, au final, particulièrement dispendieux.
A cela s'ajoutent les effets d'autres transferts liés à divers phénomènes en cours : l'impact de la restructuration des services de l'Etat, « l'incontinence réglementaire » de l'Etat qui se poursuit, voire s'accroît, l'ensemble des décisions de l'Etat qui entraînent une augmentation des charges pesant sur les collectivités territoriales...
On constate donc un effet de ciseaux de plus en plus marqué : depuis 2004, on assiste à une évolution des dépenses de fonctionnement plus rapide que celle des recettes de cette même section. Compte tenu des contraintes exogènes qui pèsent sur la plupart des dépenses de fonctionnement (ainsi que de leur rigidité) et du peu d'élasticité des recettes de fonctionnement, l'équilibre budgétaire est partout menacé.
En conclusion, le bilan des transferts de personnels fait apparaître :
- un long processus de mise en oeuvre complexe et parsemé d'obstacles, depuis l'état des lieux initial jusqu'à l'intégration dans la fonction publique territoriale ;
- au-delà de leurs effets organisationnels immédiats, un impact structurel considérable sur les collectivités territoriales d'accueil nécessitant une adaptation du cadre et des modes de gestion aux caractéristiques des nouveaux agents et aux exigences spécifiques d'un service public de proximité ;
- des perspectives financières alarmantes liées au passif accumulé du fait de l'insuffisance du dispositif de compensation prévu et aux multiples effets indirects résultant des transferts opérés, le tout intervenant dans un contexte général de restrictions budgétaires.
Notre sentiment est qu'une réflexion d'ensemble et en profondeur sur cette politique de transferts est aujourd'hui nécessaire et la question du partage des responsabilités doit être un préalable à toute nouvelle décision relative aux transferts de personnels. C'est pour contribuer à cette réflexion que nous vous soumettons quatorze propositions.