C’est d’autant plus nécessaire que les travaux scientifiques apportent aujourd’hui des éléments à charge peu contestables.
Tout d’abord, le cannabis mis à disposition des jeunes est de plus en plus dangereux.
Autrefois, sa teneur en principe actif, le tétrahydrocannabinol, ou THC, ne dépassait pas 8 %. Aujourd’hui, les cultures OGM du cannabis ont une teneur en THC de 25 % ou 30 %. Ces cultures se sont développées d’abord aux Pays-Bas, dont les habiles jardiniers ont remplacé la culture de la tulipe par celle, beaucoup plus rentable, du cannabis. Elles ont ensuite été introduites en Afghanistan et au Maroc, devenus de grands pourvoyeurs de notre pays.
La pharmacologie du THC est aujourd’hui bien connue. Son exceptionnelle lipophilie le fait stocker plus spécialement et durablement par le cerveau, que le professeur Pierre Joly, président de l’Académie de médecine, a comparé, d’une manière très imagée, à une sorte de motte de beurre.
Du fait de cette composition – essentiellement de la graisse –, des quantités importantes de THC restent stockées pendant des semaines dans les cellules cérébrales. Un joint fumé tous les trois ou quatre jours suffit donc à maintenir une stimulation permanente des récepteurs spécifiques CB1, qui jouent un rôle majeur dans la régulation des émotions.
Le THC agit aussi sur les récepteurs dopaminergiques, ce qui explique les propriétés hédonistes et euphorisantes du cannabis, mais aussi le fait qu’il provoque troubles de la mémoire, désorientation, modification des perceptions sensorielles et troubles moteurs au niveau du cervelet – tous effets qui sont encore plus profonds sur le cerveau, en cours de maturation, d’un adolescent.
On dit souvent que le cannabis ne provoquerait ni accoutumance ni dépendance. Certes, une grande majorité de ses consommateurs en font un usage seulement occasionnel, pensant pouvoir facilement s’en débarrasser. Reste que le cannabis – c’est aujourd’hui parfaitement démontré – entraîne une libération de dopamine dans le cerveau : or ce phénomène dit « de récompense », recherché par les utilisateurs, conduit, comme pour d’autres drogues, à l’instauration d’une dépendance.
On ne peut enfin ignorer les données d’une étude épidémiologique conduite en Suède sur 50 000 conscrits. L’un des rares qui aient été conduits, ce travail porte sur la relation entre la consommation de cannabis avant l’âge de la conscription et l’évolution de la santé mentale au cours des dix années suivantes. Elle fait apparaître que les fumeurs consommant plus de cinquante joints avant leur service militaire présentent un risque multiplié par six de développer une schizophrénie.
Dès lors, il nous faut sans tabou « renouveler les stratégies », pour reprendre le titre que nous avons voulu donner au rapport de la mission parlementaire. Trois politiques complémentaires doivent en réalité être confortées : prévenir, traiter, sanctionner.
En matière de prévention dès le plus jeune âge, la démarche actuelle est insuffisante. Malgré l’important travail fait dans les collèges et les lycées par les policiers et les gendarmes, la perception majoritaire chez les adolescents est que « fumer un joint n’est pas grave, n’est pas dangereux » et que braver l’interdit est pratiquement sans risque.
Je ne m’étendrai pas sur le volet préventif, mais il apparaît nécessaire avant tout d’informer dès le plus jeune âge à l’école primaire sur les risques pour la santé de l’usage de certains produits, y compris l’alcool et le tabac.
Il est nécessaire de repenser cette approche préventive, de développer les actions d’éducation à la santé, de faire ressortir l’estime de soi pour apprendre aux écoliers à dire non aux sollicitations et à résister à la pression.
Ensuite, il faut mener une prévention plus individualisée sur les enfants pour leur éviter de franchir le pas, en s’appuyant sur l’expérience des médecins et des infirmières scolaires.
Parallèlement, il faut responsabiliser les adultes encadrant les jeunes dans les activités associatives, et particulièrement associer les familles aux campagnes de sensibilisation.
Il faut surtout donner ce droit à l’information et lutter contre la désinformation systématique qui survit encore sur la faible nocivité supposée du cannabis par rapport au tabac et à l’alcool.
Le deuxième domaine d’action à privilégier est celui de l’offre de soins. Je n’en parlerai pas beaucoup aujourd’hui, car il mérite d’être évoqué de façon bien plus large, au même titre que la problématique de réduction des risques et des traitements de substitution.
En troisième lieu, je rappelle que les pouvoirs publics font face à trois enjeux : un enjeu de santé publique, un enjeu de sécurité, un enjeu de société. Tous sont des défis majeurs.
Le devoir du politique est de trancher, de faire des choix. Tel est l’objet de cette proposition de loi.
Le constat à ce jour est le suivant : le cannabis est quasiment une drogue en vente libre.
Un cannabis banalisé, est-ce pour nous un phénomène de société irréversible, la voie de la modernité culturelle contre laquelle il ne sert à rien de lutter, quitte à sanctionner seulement lorsque cette drogue est à l’origine de morts sur la route ou comme infraction complémentaire, dans les actes de violence, les crimes, les viols ?
Faut-il se résigner à accompagner cette évolution, quitte à voir un certain nombre de nos jeunes entrer par cette porte dans l’enfer de la toxicomanie ?
Comme mes collègues de la mission d’information, je ne pense pas que ce soit une fatalité, et si nous devons revoir l’approche d’une prévention plus efficace et renforcer la prise en charge médicalisée des toxicomanes, il nous faut aussi adapter le volet répressif à la consommation de masse, notamment celle des plus jeunes.
C’est notre devoir d’agir plus efficacement pour enrayer cette consommation massive du cannabis en train de se banaliser. Car, à ce jour, il faut bien le reconnaître, l’avouer, nous sommes devant un constat de fait : l’usage de cette drogue est quasi institutionnalisé.
Le rapport Henrion, qui, en son temps, avait fait débat, relevait ceci : « […] Conserver une sanction pénale qui n’est pratiquement plus appliquée devient dérisoire et déconsidère la justice aux yeux des adolescents. Certains n’ont d’ailleurs plus conscience de violer un interdit tant le phénomène leur paraît banal […]. Une réglementation effectivement appliquée serait préférable à la situation actuelle où l’usage du cannabis est, au moins dans de nombreux endroits, banalisé et où l’interdit se révèle le plus souvent formel. »
Malgré les actions menées, il nous faut compléter l’arsenal répressif.
La modulation est bien le maître-mot dans l’efficacité et la compréhension d’une sanction. Il faut moduler la sanction de l’usage afin qu’elle frappe avec discernement et atteigne son but, qui est de dissuader les débutants.
La modulation est déjà pratiquée, me direz-vous, monsieur le garde des sceaux, mais elle reste insuffisante. Même si la consommation stagne ou régresse légèrement depuis deux ans, les chiffres sont éloquents et ne peuvent nous satisfaire à l’aune des dégâts provoqués sur les plus jeunes.
La base reste la loi du 31 décembre 1970 et l’article L. 3421–1 du code de la santé publique. Il ne s’agit pas d’y toucher. Cependant, les multiples circulaires d’application – Chalandon en 1987, Guigou en 1999, Perben en 2005 – et le vote de la loi du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance montrent, à l’évidence, que l’objectif de réduction du nombre d’usagers n’est pas atteint. Notre arsenal répressif, compte tenu de sa rigidité, n’est pas appliqué.
Prenons les chiffres connus de 2009 : 137 594 interpellations – dix fois plus qu’en 1985 – dont 90 % concernent le cannabis. L’évolution en valeur absolue est certes impressionnante, mais elle reste faible au regard du nombre de consommateurs réguliers et occasionnels, qui est de l’ordre de 3 millions.
En outre, les interpellations épargnent des catégories entières de consommateurs, notamment ceux qui nous intéressent le plus, ceux dont le dernier usage a eu lieu à la sortie du collège ou du lycée.
Le système souffre manifestement d’une lacune, qui confère une immunité de fait à la population scolaire, universitaire et en apprentissage, celle-là même, précisément, pour laquelle il faudrait faire jouer l’effet dissuasif d’une sanction réelle.
En 2008, sur 110 000 interpellations, les parquets ont traité 17 553 cas. Je m’interroge : qu’est-il advenu des autres ?
Ces statistiques montrent la déperdition considérable des usagers au fil de la procédure pénale, en particulier entre le stade de l’interpellation et celui de la présentation au parquet.
La circulaire du 9 mai 2008 précise que, si les réponses doivent être systématiques, notamment pour les mineurs, elles doivent être individualisées et appropriées. Ainsi, les alternatives aux poursuites ont représenté 70, 4 % des affaires traitées, dont 73 % par un rappel à la loi si peu dissuasif.
La réponse pénale est lacunaire et pusillanime et, de plus, d’une grande variabilité géographique.
Je ne puis m’empêcher de citer le préfet délégué pour la défense et la sécurité auprès du préfet de la zone de défense Sud, qui, au cours de son audition, nous déclarait ceci : « Peu à peu, les magistrats ont renoncé à se faire présenter les personnes au-dessous d’un certain seuil de détention de produit et ont même renoncé à toute procédure à l’encontre des usagers de cannabis : au mieux, on les enregistre dans le Fichier national des auteurs d’infraction à la législation des stupéfiants, mais il n’y a plus de réponse pénale et médicale. »
Au passage, je signale que j’ai eu du mal à retrouver la trace de ce fichier créé en 2008 et théoriquement opérationnel d’ici à la fin de cette année…
Un instrument fait manifestement défaut dans l’arsenal des réponses judiciaires, ce qui n’avait pas échappé, à l’époque, à la commission d’enquête sénatoriale de 2003.
Créer une incrimination d’usage simple sanctionné d’une contravention permettra de remédier aux incohérences du dispositif en vigueur.
Peut-on en effet faire encourir une peine d’un an de prison et de 3 750 euros d’amende tout en renonçant par avance à appliquer la sanction ? Qu’en est-il du respect de la loi dû par le délinquant ?
En outre, la création de cette incrimination permettra de répondre rapidement à la réalité du premier usage, de diversifier le public soumis à la réponse pénale pour permettre, par exemple, d’appliquer cette contravention forfaitaire aux abords des établissements scolaires, accessoirement, de désengorger les tribunaux, mais, surtout, de sensibiliser les parents.
Je sais qu’un certain nombre d’arguments pourront être avancés contre cette nouvelle procédure, mais ils m’apparaissent bien secondaires par rapport au bénéfice d’un recul significatif des primoconsommateurs et d’une meilleure protection de la santé de nos enfants.
Je rappelle que la loi du 31 décembre 1970 ne visait que le code de la santé publique. C’est donc bien de santé publique que j’ai voulu parler aujourd’hui.