On pourra toujours dire qu’il n’a pas lieu au bon moment, mais alors ce ne sera jamais le bon moment ! La formule bien connue selon laquelle « le meilleur moyen de résoudre les problèmes est de ne point les poser » est irrecevable face à une problématique d’une telle ampleur.
Monsieur le garde des sceaux, dresser un constat d’échec au regard de la situation actuelle – telle est la réalité – constitue non pas une mise en cause de l’action gouvernementale, mais le constat de l’échec de nous tous, des majorités de sensibilités différentes qui se sont succédé depuis plusieurs décennies.
In limine, je souligne que le texte qui vous est présenté ne constitue pas un premier pas vers la dépénalisation ; ce n’est ni son objectif ni sa philosophie. Il vise, tout simplement, à apporter une réponse pénale effective, parce que proportionnée, à des comportements présentant un risque sérieux pour la santé.
Ce texte est la conclusion annoncée et logique du travail considérable et approfondi réalisé par la mission commune d’information de l’Assemblée nationale et du Sénat sur les toxicomanies, coprésidée par MM. Serge Blisko et François Pillet, laquelle, dans son rapport adopté le 29 juin 2011, a effectivement préconisé la création d’une peine d’amende de troisième classe sanctionnant le premier usage illicite constaté d’un stupéfiant.
Cette mission pluraliste, après un travail minutieux, après des dizaines d’heures d’auditions, après de multiples déplacements, a mis en évidence l’inadéquation totale de la législation actuelle avec la réalité de terrain, avec la réalité sociale.
À vrai dire, mes chers collègues, la réforme nécessaire de la loi du 31 décembre 1970 fut évoquée plusieurs fois ces dernières années. La contraventionnalisation fut reconnue comme une alternative sérieuse dès 2003, date à laquelle, déjà, une commission d’enquête sénatoriale sur la politique nationale de lutte contre les drogues illicites avait recommandé cette contraventionnalisation pour la première infraction d’usage simple.
D’ailleurs, monsieur le ministre, mes chers collègues, il est à noter que M. Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, avait déclaré lors de son audition au Sénat : « Il est nécessaire de mettre en place un dispositif réellement applicable par les policiers, les gendarmes et les magistrats […] qui doit gommer la disposition la plus critiquable de la loi de 1970, à savoir la possibilité de prononcer une peine d’emprisonnement à l’encontre de simples usagers ». Mais les années passent…
Quant au Premier ministre de l’époque, notre excellent collègue Jean-Pierre Raffarin, il déclarait sur la chaîne de télévision M6, le 21 mars 2004, que la peine de prison serait remplacée par « une contravention modeste pour le premier fumeur » ! Nous sommes en 2011, sept ans après, et un certain nombre d’élections ont eu lieu…
Ces déclarations étaient suivies par le dépôt conjoint, sur le bureau du Sénat et de l’Assemblée nationale, le 16 juin 2004, d’une proposition de loi, en termes identiques, de MM. Plasait, sénateur, et Dell’Agnola, député, rejoints par de nombreux parlementaires de toutes sensibilités. Puis il devint urgent de ne rien faire, ce qui fut fait.
Pourtant, qui peut soutenir aujourd’hui que la loi de 1970 ne justifierait pas une réforme urgente ?
En effet, que constatons-nous ? Une banalisation préoccupante de l’usage du cannabis en France, avec 12, 4 millions d’expérimentateurs, dont 3, 9 millions de consommateurs dans l’année et 1, 2 million de consommateurs réguliers.
Plus de 42 % des jeunes de dix-sept ans déclaraient en 2008 avoir consommé du cannabis, avec des effets principaux inquiétants pour la santé : dépendance, lien avec certains troubles graves, voire irréversibles, de la santé, comme l’a rappelé Gilbert Barbier, en particulier l’augmentation des risques de schizophrénie en cas de consommation par les adolescents et des risques en matière de conduite automobile justifiant, nous le savons tous, des circonstances aggravantes en matière pénale.
Face à cette réalité, notre arsenal législatif est largement inadapté : l’article L. 3421-1 du code de la santé publique prévoit une sanction délictuelle, un an d’emprisonnement et 3 750 euros d’amende.
Certes, lorsque le parquet est saisi – cela n’arrive que dans une minorité de cas, monsieur le ministre, mais on ne me fera pas dire qu’il ne l’est jamais, car les chiffres sont à cet égard incontestables –, il dispose d’une palette élargie de réponses : rappel à la loi, composition pénale, ordonnance pénale – cette réponse est en ce moment très à la mode, car elle évite les audiences ! –, renvoi devant le tribunal correctionnel, mais aussi possibilité d’articulation avec un stage de sensibilisation, voire injonction thérapeutique, cette dernière ayant souvent montré son utilité.
Depuis la loi de 1970, nombre de circulaires d’application se sont succédé, mais nous connaissons tous la réalité : si, depuis 1970, c’est-à-dire en quarante et un an, le nombre d’interpellations a été multiplié par soixante, les procédures pour usage de stupéfiants atteignent 86 % de l’ensemble des interpellations et, dans ce chiffre, la part de l’usage du seul cannabis est de 90 %, dont la moitié est le fait de jeunes.
Nous savons tous aussi ce qu’il en est de l’usage statistique de ces interpellations, sans avoir à revenir sur la problématique de la garde à vue. Il est non moins clair que, dans nombre de territoires, cela relève de la variable d’ajustement et que beaucoup de constatations ne donnent lieu ni à interpellation ni à transmission au parquet – comment en serait-il autrement avec au moins 3, 9 millions de consommateurs dans l’année ?
De plus, nous le savons tous, et c’est normal, la pratique des juridictions demeure très disparate d’un ressort à l’autre. En région parisienne, 14 % des interpellés font l’objet d’une condamnation pénale, y compris au moyen des ordonnances pénales, procédures par exemple privilégiées à Paris à la troisième interpellation pour usage de stupéfiants ou non-respect de l’injonction thérapeutique. Ces pratiques devraient nous inciter à relativiser les positions très tranchées que nous pouvons entendre ici ou là.
C’est après avoir réalisé ces observations que la mission commune d’information soulignait que la réponse pénale était « inadaptée aux réalités quotidiennes de la consommation de drogues illicites ». Elle constatait son inefficacité et déclarait qu’elle était disproportionnée et n’était, de ce fait, en pratique pas appliquée.
La mission d’information, confirmant de nouveau les missions de 2003 et 2004, a donc proposé de créer une contravention de troisième classe sanctionnant le premier usage de stupéfiants constaté.
Cette proposition présente plusieurs avantages évidents, notamment celui de fixer une sanction proportionnée à l’infraction : si le niveau maximum de la troisième classe est élevé – 450 euros –, il peut être recouru à l’amende forfaitaire de 68 euros quand la possibilité en est prévue par un décret en Conseil d’État – c’est l’article 529-1 du code de procédure pénale.
Elle permet une simplification de la procédure relevant du tribunal de police avec un juge de proximité. Il n’y a pas d’inscription au casier judiciaire et, comme le relève la mission, « on peut [légitimement] penser que la contravention alertera les parents des mineurs sur les pratiques de leurs enfants et la nécessité de s’impliquer dans la prévention ».
Elle ne s’applique aussi, il faut le rappeler pour éviter toute confusion – nous ne sommes pas laxistes, monsieur le garde des sceaux ! –, que pour l’usage donnant lieu à la première interpellation.
Bien sûr, si l’infraction est réitérée, ou si elle s’accompagne d’une circonstance aggravante mentionnée à l’article L. 3421-1 du code de la santé publique, elle retrouve la qualification de délit.
Sur le plan normatif, la contraventionnalisation du premier usage constaté implique la révision de l’article L. 3421-1 et la création d’une contravention de troisième classe. La première modification relève du législateur et la seconde du pouvoir réglementaire ; il a paru opportun de les combiner.
Le texte de l’article L. 3421-1 du code de la santé publique sera complété afin de prévoir que la première infraction constatée d’usage illicite est passible de l’amende contravention de troisième classe. Il écarte explicitement de la contraventionnalisation l’usage aggravé de substances illicites. Dans un deuxième temps, il appartiendra au pouvoir réglementaire d’instituer l’amende forfaitaire comme le lui permet le cadre légal.
Bien sûr, nous avons été attentifs, au sein de la commission, à certaines objections qui, pour l’essentiel, présentaient un caractère pratique, mais dont les arguments, dans leur majorité, étaient tout à fait réversibles.
Tout d’abord, sur la difficulté de caractériser la première infraction constatée, je dirai qu’une telle base existe, monsieur le garde des sceaux, même si l’on peut vous dire le contraire, sous la forme du Fichier national des auteurs d’infractions à la législation sur les stupéfiants, le FNAILS, créé en 1989 par le ministère de l’intérieur aux fins de centraliser toutes les informations recueillies lors des enquêtes de police judiciaire relatives aux stupéfiants, et dont la gestion est confiée à l’Office central pour la répression du trafic illicite de stupéfiants.
Je puis vous dire que le directeur de l’Office central nous a confirmé le 29 novembre dernier que ce fichier, sur l’existence duquel nous avons été peu et incorrectement renseignés lors de la préparation du rapport, serait opérationnel à la fin du mois de décembre 2011, car il est enfin prêt et en cours de déclaration à la Commission nationale de l’informatique et des libertés, la CNIL. Il s’imposera à tous les services.
Sur le plan pratique, cela nécessitera naturellement la vérification de l’identité et son référencement, mais avec, in fine, une charge moindre pour les services de police et de gendarmerie. Si besoin était – je réponds à une objection technocratique –, il suffit, en application de l’article 26 de la loi Informatique et libertés, d’un arrêté ou d’un décret pour l’utiliser dans le cadre de l’application du présent texte.
Quand à la non-inscription au casier judiciaire d’un premier usage constaté, il convient de rappeler que, dans le nouveau cadre envisagé, la saisine du parquet devrait en principe résulter d’un comportement réitérant ; surtout, les inconvénients des effets de stigmatisation seront évités, ce qui est d’autant plus souhaitable avec les différences considérables constatées dans les territoires, selon les hommes en charge de cette politique.
Quant à la question du recouvrement des amendes forfaitaires, on nous dit que seulement 35, 2 % d’entre elles sont recouvrées en 2008. Ce n’est pas un très bon résultat, monsieur le garde des sceaux. Faudrait-il se satisfaire de l’impunité au motif que l’exécution de la sanction pénale est insatisfaisante ?
Je profite de cette occasion, mes chers collègues, pour relever qu’il serait plus judicieux d’appliquer les sanctions pénales existantes que de prendre sans cesse des textes les durcissant et les multipliant !