Notre collègue aurait souhaité être parmi nous. Elle a un empêchement de dernière minute. C'est pourquoi je me permettrai de lire le texte qu'elle aurait souhaité vous présenter : « Apprécier aujourd'hui les conséquences des printemps arabes sur l'environnement géostratégique de la France relève de la gageure.
Je ne parle pas des délais qui nous ont été imposés par le calendrier fixé par le Président de la République. Le Secrétaire général du SGDSN vient nous présenter sa copie demain et la rendra au Président dans quelques jours. Nous avons donc eu trois semaines, en plein débat budgétaire, pour auditionner et réfléchir à ce qui apparaît comme un événement historique majeur. Il faut espérer que la consultation du Parlement sur la deuxième partie du Livre blanc sera plus conforme à l'idée que nous nous faisons de notre rôle.
C'est une gageure parce que ces révolutions sont en cours, au milieu du gué, sans que l'on sache précisément à quoi ressemble l'autre rive. Imaginez qu'on ait porté une appréciation sur les conséquences de la Révolution française en décembre 1789. Comme l'a souligné Hubert Védrine devant la Commission « Nous ne sommes qu'au début d'un processus incertain et aléatoire ». Tout ce que nous pouvons dire aujourd'hui pourra être contredit demain. La tentation est forte de penser qu'il y a un sens à l'Histoire. C'était finalement cela la théorie de Francis Fukuyama après la chute du mur de Berlin : le chemin est celui de la victoire progressive, continue, inéluctable de la démocratie. Il est sans doute prudent de résister à cette tentation. Je ne sais pas s'il y a un sens à l'Histoire, je doute que nous vivions une « fin de l'Histoire », ces révolutions témoignent du contraire, mais je crois qu'il n'y a ni un seul chemin, ni un seul modèle.
Dans le temps qui nous a été donné, nous avons procédé, en plus des auditions en commission, à deux auditions de spécialistes de la région. Eux-mêmes soulignent le caractère très précaire des conclusions que l'on peut tirer des mutations en cours.
Cela étant dit, avant d'aborder les conséquences de ces changements sur le diagnostic posé par le livre blanc, quelques mots sur les Printemps arabes eux-mêmes.
Je serai brève, car vous avez tous en tête la chronologie des faits. Il y a un an, nous avions, d'un bout à l'autre du monde arabe, des sociétés bloquées, travaillées par les islamistes et souffrant des mêmes maux : des régimes établis depuis des décennies devenus des prédateurs économiques ; des régimes reposant sur la prééminence des appareils sécuritaires, générant injustice et corruption ; des populations jeunes composées à 65 % de moins de 30 ans, un chômage important malgré des économies dynamiques. En face, les pays occidentaux, la France au premier chef avait l'impression qu'un choix cynique et binaire s'imposait aux populations arabes : la dictature ou le fondamentalisme. Nous aurions préféré la démocratie, mais nous nous accommodions bien de dictatures, qui nous assuraient la stabilité de la rive droite de la Méditerranée.
Dans ce contexte, l'immolation de Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid, a été, si je puis m'exprimer ainsi, l'événement qui a mis le feu aux poudres. Si, contrairement à ce qui a été dit, nos ambassades avaient établi des diagnostics pertinents sur le caractère sclérosé de ces régimes, personne n'aurait pu penser qu'un tel événement déclencherait une révolution. À cet effet de surprise, s'est ajouté un effet tache d'huile. Le vent de contestation qui s'est levé en Tunisie a soufflé partout dans le monde arabe, même si les situations diffèrent très nettement d'un pays à l'autre. Ils portaient partout une forte aspiration à la justice sociale, une forte aspiration à la liberté.
En Tunisie et en Egypte, un processus relativement pacifique a débouché sur des élections libres. En Libye, il a fallu l'intervention armée que l'on sait et que, par ailleurs, avec mon groupe, j'avais désapprouvée. Au Maroc et en Jordanie, des réformes parfois profondes ont été entreprises. En Syrie et en Iran, dans un contexte il est vrai différent, la répression se poursuit. Au Yémen, on est en suspens ; une solution est proposée, mais elle ne vient pas. Au Bahreïn, des troubles ont débuté sur fond de tensions entre chiites et sunnites. Un soutien financier massif, l'intervention des forces armées des dynasties du Golfe et des promesses de réformes ont mis fin aux émeutes, dans un contexte qui reste tendu. Ailleurs, on ignore le printemps arabe, mais il est dans tous les esprits. Je veux parler de l'Algérie, de l'Arabie saoudite et de l'ensemble des monarchies du Golfe. Au total, 16 des 22 États membres de la Ligue arabe ont été confrontés, au cours de l'année 2011, à divers types d'instabilité politique. Partout, le facteur principal est l'écart considérable qui s'est creusé entre des élites dirigeantes corrompues et une population jeune. »