Intervention de Josette Durrieu

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 13 décembre 2011 : 1ère réunion
Evolution du contexte stratégique depuis 2008 : conséquences des printemps arabes — Communication

Photo de Josette DurrieuJosette Durrieu, membre du groupe de réflexion :

Les « Printemps arabes » sont un mouvement profond et marquent une « rupture ». Ils n'avaient pas été prévus dans le « Livre blanc » de 2008.

« L'Arc de crise » est en pleine évolution. Et ces mouvements sont sûrement appelés à durer. Les révolutions ont renversé des régimes, installés après la période coloniale et avérés être des gestionnaires prédateurs. Pendant des décennies, au nom de la stabilité, nous avons accepté et soutenu ces régimes considérés comme des remparts contre l'islamisme. En échange de la protection de nos intérêts politiques ou économiques, nous n'avons pas été très regardants en matière de démocratie et de droits de l'Homme, même si, notamment, le Conseil de l'Europe avait attiré l'attention sur la situation en Tunisie, au Maroc, en Algérie et ailleurs. A l'évidence les peuples de ces pays ne se reconnaissaient pas dans ces logiques. La rébellion est clairement jeune, laïque, démocratique et économique. Elle est imprégnée de nos civilisations et de nos valeurs. Cet esprit initial et cette force devraient prévaloir dans la durée.

Cette complaisance à l'égard des dictatures a imposé à la France une révision brutale de sa politique étrangère. On l'a noté en Tunisie et illustré par l'intervention contre les forces du Colonel Kadhafi, qui avait pourtant été reçu à Paris avec tous les honneurs, il y a moins de 5 ans.

Comme l'a souligné M. Miraillet, directeur des affaires stratégiques au ministère de la défense, lors de son audition : « Les printemps arabes constituent l'une des principales ruptures stratégiques à laquelle a été confrontée la France depuis 2008 ».

Quelles en sont les conséquences pour notre diplomatie et notre politique de défense ?

Sur le long terme, les incertitudes sont trop importantes pour qu'on puisse y voir clair. L'évolution de la Tunisie et de l'Egypte, celle de la Libye et, encore plus, de la Syrie est encore très incertaine. L'avenir de cette dynamique de révolte va dépendre des réponses apportées à la question des inégalités socio-économiques et aux modalités de la transition politique. Le facteur économique est essentiel. Il était l'une des causes du soulèvement. Il le reste d'autant plus que les économies de la région se sont effondrées (tourisme en Tunisie et en Egypte) laissant sans emplois des millions de jeunes et de familles.

Là où la démocratie semble s'imposer, les incertitudes politiques restent et portent sur deux points essentiels : la place du religieux par rapport au politique et le poids des militaires dans les systèmes politiques futurs.

Pour ce qui concerne la place de la religion dans l'État, les rapports entre la loi démocratique et la loi divine, la charia, sont des questions essentielles qui s'inscrivent dans l'histoire multiséculaire des pays arabes. Il faut admettre que nous allons sûrement vers l'installation d'un « Islam politique » et légitimé par les urnes. Ce ne doit pas être un problème, selon M. Jean-Pierre Cousseran, (secrétaire général de l'Académie diplomatique internationale), mais une « réalité politique ». Ces peuples reconnus pour ce qu'ils sont et ce que sont leurs civilisations construiront « autre chose » qui s'inspirera de leur proximité et de leur identité. Cet « autre chose » qui les représentera mieux.

L'armée, on connaît son rôle dans le régime Kémaliste en Turquie, pour la mise en place et le suivi de la laïcité ; en Algérie contre le FIS dans les années 90 ; et aujourd'hui peut-être en Égypte.

Comment politique, religion, armée trouveront-ils leur place et leur équilibre ?

Pour la France, on peut essayer d'apprécier les conséquences de ce processus à travers deux prismes : celui de la sécurité et celui de notre influence.

Au regard des impératifs de sécurité et de stabilité, l'instauration, sur la rive sud de la Méditerranée, de régimes politiques démocratiques et peut-être pluralistes, pourrait constituer un facteur de stabilité, voire de prospérité.

Un Maghreb sur la voie de la démocratie et du développement serait une formidable opportunité pour l'Europe, au moment où, le centre de gravité bascule vers l'Asie. Par ailleurs, des régimes dictatoriaux et corrompus comme celui du Président Kadhafi constituaient une menace et une source d'instabilité.

À court terme, cependant, le sentiment qui prévaut est l'incertitude.

La fragilité des régimes, momentanément, issus des printemps arabes crée l'instabilité à nos frontières et, d'une certaine façon, il y a un rapprochement géographique des risques. Nous avons désormais un « voisinage », un « étranger proche », une rive sud de la Méditerranée, en situation de « grande instabilité ». L'Islam s'installe. Faut-il se protéger de l'Islam et des régimes islamistes ?

Trois menaces sont particulièrement perceptibles :

- la mise en place de gouvernements islamistes rigoureux et militants, avec les répercussions que cela pourrait avoir en termes de confrontation idéologique et géopolitique. Nous pensons au conflit israélo-arabe mais aussi aux flux migratoires que cela pourrait engendrer.

Mais il ne faut pas qu'après le vent d'euphorie suscité par ces printemps, nous sombrions à l'automne, dans un excès de pessimisme. La possibilité de formation d'un « front vert », prenant le contre-pied des anciens régimes politiques alliés de l'occident, existe. Ce « choc des civilisations » est-il pour autant le scénario le plus probable ? Les intervenants que nous avons entendus ont souligné que l'exercice du pouvoir conduira, naturellement, les partis islamistes à modérer leur programme. Comme l'a indiqué le directeur de la prospective du Quai d'Orsay, le vote islamiste exprime tout autant le rejet de l'occident et d'une modernité arrogante que la promotion par la petite bourgeoisie de valeurs d'ordre et de justice, de valeurs authentiques et « indigènes » qui expriment une identité et une voie arabo-musulmane.

Beaucoup font le pari d'une intégration possible des partis islamistes dans le jeu politique avec l'apprentissage du compromis et d'une culture de gouvernement, à l'image d'AKP en Turquie. Même si le modèle turc est en vérité très spécifique, cette hypothèse est, sans doute probable.

La question qui se pose, selon M. Cousseran, est celle de la « représentation ». Les peuples ne se reconnaissaient pas dans la logique des régimes renversés.

Mais aujourd'hui : où est le pouvoir maintenant ? Qui est souverain ? Quelle est la place et le contenu de la loi ? Et la place de Dieu ?

C'est au Maroc que la situation est la plus éclairée avec un Roi assez habile qui est aussi le « commandeur des croyants ». Il est dans l'identité nationale.

En Egypte, les Frères musulmans, créés en 1928, représentent un système ordonné et social, la « cité islamique » la Libye, clanique et médiévale reste très instable.

D'autres intervenants soulignent la division des mouvements islamistes eux-mêmes et l'existence d'une frange islamiste extrémiste, salafiste ou autre, plus ou moins financée par les pays du Golfe qui auront une influence importante et déstabilisante sur le reste de l'échiquier politique. Comme l'a affirmé devant nous M. Joseph Maïla, directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères, la question centrale sera celle du respect du pluralisme.

L'enjeu n'est pas seulement le premier scrutin, mais bien la possibilité qu'il y en ait un deuxième dans quelques années. Quoiqu'il en soit, il faut s'attendre à avoir, dans la prochaine décennie, des interlocuteurs différents, plus difficiles, plus exigeants et moins dociles qu'auparavant ;

- la deuxième menace concerne le Moyen-Orient et les risques de déstabilisation d'équilibres déjà précaires dans cette région, avec la perspective d'une guerre civile en Syrie. L'audition de l'ambassadeur de France en Syrie a confirmé que l'avenir de ce pays constituait l'incertitude majeure. La Syrie est un élément stratégique important dans cette zone. Une guerre civile et l'effondrement du régime se répercutera sur l'ensemble de la région tant les imbrications politiques, religieuses et stratégiques sont nombreuses. Se pose la question du Liban, d'Israël, des Kurdes, de l'Iran, voire du Hamas et du Hezbollah. Aujourd'hui ce risque géostratégique est majeur ;

- la troisième menace concerne le Sahel et le développement des trafics d'armes et du terrorisme. Cette situation préexistait aux printemps arabes. Elle prend une autre dimension avec la dissémination de nombreux armements lors de la guerre en Libye et la restructuration en cours des appareils d'État et des forces de sécurité dans l'ensemble des pays du Maghreb, sans doute moins policiers et moins structurés. Cette zone devient incertaine et à hauts risques. Raison de plus pour considérer que le Sahel doit être une zone d'investissement majeur. La solution ne saurait être uniquement militaire, mais passe par un effort renforcé en faveur du développement.

« L'Arc de crise » s'inscrit dans une évolution et même une recomposition du monde, marquée aussi par la réémergence de la Chine, l'Inde, la Turquie... et de la Russie. Et peut-être par une crise du modèle institutionnel. Les faits nous obligent à prendre en considération une « ère arabo-mulsumane » nouvelle et une crise structurelle qui sera longue et imprévisible.

Il y a une obligation urgente d'organisation de tous les partenaires et de toutes les politiques : méditerranéenne, européenne, bilatérale et mondiale, bien-sûr.

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