Intervention de Yves Pozzo di Borgo

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 13 décembre 2011 : 1ère réunion
Evolution du contexte stratégique depuis 2008 : conséquences des printemps arabes — Communication

Photo de Yves Pozzo di BorgoYves Pozzo di Borgo, membre du groupe de réflexion :

Si on considère la question en termes d'influence, la France avait naturellement, du fait de son histoire et de sa géographie, une proximité forte avec l'ensemble des pays concernés et une importante diaspora maghrébine. C'est particulièrement vrai de la Tunisie et du Maroc avec lesquels la France a une véritable intimité. Les résultats des élections dans ces deux pays, l'émergence d'une majorité politique fondée sur les partis se réclamant de l'islam devraient conduire à une certaine émancipation à l'égard de l'Occident, en général, et de l'ancienne puissance coloniale qu'est la France, en particulier, ne serait-ce que pour prendre le contre-pied des régimes précédents.

Le retournement de la diplomatie française et l'intervention en Libye ont sans doute permis de préserver une partie de la position de la France dans cette région. Comme l'a dit le géographe Michel Foucher devant la commission : « Le clivage Europe/monde musulman a été brisé par l'intervention en Libye ».

On observe, néanmoins, dans l'ensemble des pays concernés, une montée en puissance de nouveaux partenaires tels que les pays du Golfe qui sont extrêmement actifs financièrement, la Turquie, qui fait figure de modèle, ou la Chine qui apparaît comme un allié stratégique nouveau. Il faut sans doute intégrer l'idée que nos positions dans ces pays sont fragilisées et adapter notre politique étrangère pour maintenir notre influence.

J'en viens au diagnostic du Livre blanc, mais avant quelques mots sur les conséquences des printemps arabes sur les équilibres régionaux.

Au-delà des incertitudes, quelques tendances peuvent être relevées.

On observe, d'une part, un renforcement du Conseil de coopération du Golfe, qui a fait preuve d'un interventionnisme inhabituel. Il s'est agi, tout à la fois, d'assurer la sauvegarde des régimes dynastiques du Golfe et de renforcer leur influence sur les pays du Maghreb. Le Conseil de coopération du Golfe a ainsi proposé de s'élargir aux monarchies jordanienne et marocaine. Nous savons, par ailleurs, que le Qatar, très présent en Libye, finance différentes forces islamistes. De leur côté, les Saoudiens semblent soutenir plus exclusivement les Frères musulmans. Les dynasties du Golfe cherchent ainsi à préserver leur influence et leur régime dans ce qui ressemble à un donnant-donnant : on vous finance, mais vous ne vous attaquez pas à nos régimes.

Cet activisme des pays du Golfe, la présence de l'Aqmi au Sahel, la résurgence d'identités régionales ou tribales dans la zone sahélienne pourraient, par ailleurs, conduire à un renforcement des liens entre les pays du Maghreb, qui étaient jusqu'alors assez divisés. La grande inconnue reste l'attitude et l'évolution de l'Algérie. On connaît l'antagonisme avec le Maroc. Mais on ne peut pas exclure qu'un Maghreb plus uni sorte des révolutions arabes.

Le printemps arabe devrait enfin se traduire par un affaiblissement du Moyen-Orient et une crispation croissante entre les Sunnites et les Chiites. Cette crispation est revenue au centre de la vie politique en Irak et au Liban. Elle devient un élément majeur de la situation en Syrie. Au Moyen-Orient, le clivage entre les acteurs chiites, l'Iran, l'Irak, le Hezbollah, le régime syrien alaouite et les acteurs sunnites tels que les pays du Golfe, la Turquie et la Palestine, devient de plus en plus structurant et constitue un facteur de risque stratégique majeur.

On observe par ailleurs un isolement croissant des Israéliens dont les relations privilégiées avec la Turquie et l'Égypte sont remises en cause. Israël n'est plus la seule démocratie de la région, elle a perdu, dans ce processus, en Égypte comme en Syrie, des interlocuteurs dont les objectifs étaient connus et les réactions prévisibles. Reste à savoir si cet isolement conduira les Israéliens à poursuivre dans le refus de tout compromis, ou si la situation est de nature à changer la donne.

Il y a, enfin, une problématique particulière du Golfe en raison des enjeux géostratégiques et de la question iranienne. Il faut avoir à l'esprit la situation stratégique de l'Arabie Saoudite, première réserve de pétrole du Monde, confrontée à la question de la succession du roi Abdallah, mais aussi à une course aux armements avec l'Iran, je vous rappelle que le roi d'Arabie saoudite a affirmé à deux reprises que son pays se doterait d'armes nucléaires si l'Iran en possédait.

Quand on parle des printemps arabes, il faut donc bien avoir le réflexe de distinguer ces trois zones : Maghreb, Moyen-Orient, pays du Golfe.

Dans ce contexte, en quoi ces événements modifient-ils le diagnostic établi par le Livre blanc en 2008 ?

Inutile de dire que le Livre blanc n'avait pas prévu les printemps arabes. Il y avait un diagnostic sur les tensions socio-économiques qui traversaient ces pays qui n'a pas perdu de sa pertinence. On pouvait lire dans l'encart sur le Maghreb : « Les scénarios fondés sur la poursuite des tendances négatives actuelles conduiraient en 2025 à des situations de tensions et d'instabilités préoccupantes pour l'Europe et la France ».

D'un point de vue stratégique, d'autres analyses établies à l'époque se trouvent confirmées. Je voudrais en citer quelques-unes.

Le Livre blanc de 2008 a souligné que l'incertitude et les ruptures stratégiques constituaient des éléments structurants du contexte géopolitique actuel. Les révoltes arabes ne peuvent que confirmer ce diagnostic puisqu'il constitue un parfait exemple de ce que peut être une surprise stratégique. Le Livre blanc soulignait la généralisation des interactions et des interdépendances. Au prisme des événements du printemps arabe, l'effet tache d'huile est incontestable. Le Livre blanc mettait en valeur le rôle croissant des acteurs non étatiques et, en particulier, des médias : le rôle de la chaîne satellitaire Al Jazeera en est une illustration. Dans le même esprit, le Livre blanc soulignait le rôle croissant d'Internet. On l'a vu, les réseaux sociaux ont joué un rôle essentiel dans la mobilisation, à tel point qu'on a pu parler de révolution 2.0.

Le Livre blanc prévoyait également le développement de sociétés militaires privées et la privatisation de la violence armée. Le rôle des mercenaires en Libye et les risques liés à la dissémination des armements au Sahel en constituent une illustration.

Plus fondamentalement, le Livre blanc décrivait un déplacement du centre de gravité géostratégique vers l'Asie. À l'aune des révoltes arabes, le lâchage du président Moubarak par l'allié américain, comme le lâchage de Kadhafi par la France, et le doute stratégique que cela a instillé pourraient conduire les pays arabes modérés à se tourner davantage vers l'Asie, et en particulier vers d'autres puissances régionales : la Turquie qui propose un modèle politique qui conjugue l'islamisme et la laïcité ou la Chine, puissance mondiale émergente.

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