Si ces éléments de diagnostic se trouvent confirmés, d'autres éléments peuvent susciter des interrogations.
La première interrogation porte sur l'opportunité de continuer à parler d'un arc de crise.
Je vous rappelle que le Livre blanc établissait un arc de crise de l'Afrique du Nord à l'Afghanistan, qui constituait une zone de menace et de risque stratégique par rapport à laquelle l'effort de défense et de sécurité devait se positionner. Alors même qu'une portion de l'arc est désormais engagée sur la voie de la transition démocratique, doit-on maintenir le Maghreb dans l'arc de crise ? La zone demeure une zone d'incertitude, mais il faut avoir à l'esprit que le Livre blanc n'expose pas seulement notre stratégie nationale de sécurité, il constitue également un exercice de diplomatie publique. Certains partenaires du Golfe ont été émus de découvrir qu'à nos yeux ils étaient considérés comme les éléments d'un arc de crise, qui peut apparaître comme une version polie de l'axe du mal américain. M. Foucher a également indiqué que « les démocrates tunisiens demandent que l'on arrête de parler de péril vert ». Il a rappelé à la commission que « l'arc de crise a été assimilé au monde arabo-musulman ». M. Joseph Maïla, directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères, nous a dit qu'il faudrait plutôt parler « d'ère d'investissements stratégiques majeurs ». Peut-on à la fois considérer, dans le cadre du partenariat de Deauville, que le printemps arabe est « la seule bonne nouvelle de ce début du XXIè siècle », comme l'a affirmé le Président de la République, et continuer d'utiliser une rhétorique qui désigne ces pays comme une menace ? Ce qui est sûr c'est que cette zone doit être une priorité. De notre point de vue, il conviendrait mieux de parler d'une zone en mutation et cesser d'utiliser un concept aussi englobant que celui d'arc de crise, qui met sur le même plan des zones -Maghreb, Moyen-Orient, Sahel, Corne de l'Afrique, Golfe persique et Afghanistan- dont les problématiques sont très différentes. Il faut sans doute mieux rendre compte de la complexité du monde.
La deuxième interrogation porte sur le réexamen préconisé par le Livre blanc de 2008 du dispositif prépositionné sur le continent africain et dans le Golfe. Le moins qu'on puisse dire c'est que l'intensité des risques n'a pas diminué. La persistance de l'impasse au Proche-Orient, les inquiétudes suscitées dans le golfe persique et en Arabie Saoudite par la montée en puissance iranienne, la crise syrienne, la fragilité de la zone tchado-soudanaise, le développement de la piraterie et des trafics dans l'océan Indien et le golfe de Guinée continuent de justifier la disponibilité de nos principaux points d'appui dans la région. Les nouvelles priorités asiatiques de la politique américaine imposent, en outre, une plus grande implication des Européens en général et des Français en particulier. Reste à savoir quel est le bon calibrage. Rester à Djibouti, sûrement, au Tchad, sans doute, intensifier notre coopération militaire avec les organisations régionales assurément, renforcer nos efforts en Afrique : la question se pose ? Nous allons rester en Côte d'Ivoire et il nous faudra maintenir une capacité d'action dans le Sahel qui a toujours été une zone de contrebande, mais qui est aujourd'hui une zone de non-droit absolue. Cette zone doit faire l'objet d'un investissement qui ne peut pas être uniquement militaire, mais doit être économique et politique. De ce point de vue, il manque à la France un véritable partenariat avec l'Algérie et cela dépasse évidemment la question du Sahel.
La troisième interrogation porte sur le terrorisme. Par comparaison à 2001, Al Qaïda offre aujourd'hui le visage d'une nébuleuse éclatée. Les idées djihadistes continuent de prospérer, mais la menace d'un Djihad global mené à l'échelle planétaire contre l'Occident semble avoir perdu de sa pertinence. Le printemps arabe et le renversement pacifique des régimes arabes corrompus ont pris Al Qaïda au dépourvu. Ils ont invalidé un certain nombre de ses leviers et une part de sa doctrine en faveur de la lutte armée. La mutation des mouvements salafistes en parti politique intégré aux jeux politiques nationaux constitue également un défi pour la mouvance. Il reste que ce constat mérite cependant d'être nuancé par deux facteurs : d'une part, l'instabilité engendrée par les printemps arabes offre la possibilité à Al Qaïda de s'implanter dans des pays où elle était quasi absente et, d'autre part, la dissémination de nouveaux armements dans la bande sahélienne pourrait renforcer son arsenal. Il n'en reste pas moins que l'on peut s'interroger, comme l'a fait devant la commission M. Miraillet, directeur des affaires stratégiques du ministère de la défense, sur le caractère central, dans le Livre Blanc, du terrorisme comme menace de niveau stratégique.
La quatrième interrogation porte sur l'attitude qu'il convient d'adopter à l'égard des pays arabes en transition, au regard des résultats des élections en cours et à venir qui semblent conduire à des majorités islamistes plus ou moins modérées. Il est clair qu'il est dans notre intérêt que ces transitions réussissent. Notre devoir, nos intérêts nous commandent d'accompagner les sociétés arabes dans la voie de la modernité politique, sans arrogance, ni ingérence, mais en les assurant de notre disponibilité et de notre soutien.
Plus que jamais, une approche globale s'impose, avec une dimension économique, politique et militaire. Le partenariat de Deauville, qui résulte de l'inscription par la France du printemps arabe à l'agenda du G8, constitue un élément stratégique afin de favoriser la croissance économique et la création d'emplois dans ces pays. D'après le FMI, compte tenu de la croissance démographique dans la région, les pays du printemps arabes doivent créer d'ici 2020, 50 millions d'emplois nouveaux, ne serait-ce que pour absorber les nouveaux entrants sur le marché du travail, c'est-à-dire sans pour autant diminuer le chômage actuel qui est en moyenne de 25 % pour les jeunes. La question de la transition économique constitue donc un défi majeur. L'effort financier annoncé à Deauville est conséquent : 40 Milliards de dollars. Il faut savoir à titre de comparaison que l'Arabie Saoudite a dépensé, cette année, pour assurer la paix sociale dans son royaume 145 milliards de dollars. Nous n'en avons pas les moyens. Mais ce partenariat devra être suivi d'effets et s'inscrire dans une stratégie globale articulant une coopération multilatérale et européenne avec une aide bilatérale notamment française.
Au-delà des aspects économiques, il nous faudra trouver un instrument diplomatique qui puisse, autant faire que se peut, favoriser l'instauration de régimes réellement pluralistes, respectueux des droits de l'Homme et notamment de l'égalité entre les hommes et les femmes. Nous n'avons rien à dicter à des pays qui ont pris leur destin en main, tracé leur histoire et fait leur révolution. Comme l'a dit M. Foucher, directeur de la formation, des études et de la recherche de l'Institut des hautes études de défense nationale, devant notre commission, il faut laisser ces pays inventer leur loi de 1905 et les aider à la transformation des islamistes en parti de gouvernement. Il faut d'ailleurs, sur ce point comme sur d'autres, ne pas présumer de notre influence. Quels sont les mécanismes et les enceintes diplomatiques qui peuvent renforcer les liens régionaux et favoriser une évolution continue vers des régimes pluralistes ? Peut-on imaginer l'équivalent de ce que le Conseil de l'Europe a été pour les pays européens issus du bloc soviétique ? Est-ce que l'Union pour la Méditerranée, le processus de Barcelone ou le dialogue 5+5 sont les instruments pertinents ? Ce n'est pas lieu de choisir, mais il nous semble qu'il y a une opportunité pour une organisation intergouvernementale régionale avec une valorisation d'un volet parlementaire qui puisse accompagner l'enracinement de la démocratie, l'unité du Maghreb et le dialogue euro-méditerranéen.
En conclusion, je voudrais simplement souligner l'extrême volatilité de la situation et la nécessité d'accroître nos moyens de connaissance et d'anticipation de l'évolution de la situation dans cette zone. Nous avons une intimité profonde avec ces pays, nous avons des instituts de recherche, des coopérations bilatérales, des universitaires, des administrations chargés de la prospective et du renseignement. Il faut que l'ensemble de ces moyens soient mis à contribution d'une meilleure compréhension des processus en cours et servent une politique qui a ici véritablement rendez-vous avec l'Histoire.