Le plus simple est de considérer successivement les risques et menaces qui se confirment, ceux qui méritent d'être nuancés, et ceux qui n'ont pas été suffisamment, voire pas du tout pris en compte.
La première menace confirmée est celle des attaques majeures contre les systèmes d'information. Il ne se passe pas une semaine sans que l'on signale, en France ou ailleurs, des attaques ciblées, émanant de cyber-pirates ou de services étatiques, contre les réseaux de gouvernements ou de grands organismes publics ou privés et d'entreprises. Notre commission entend examiner cette question dans le détail puisque, dans le prolongement des travaux de notre ancien collègue, Roger Romani, le président de notre commission a confié une mission d'information au sénateur Jean-Marie Bockel.
Deuxième menace confirmée : l'espionnage et les stratégies d'influence. La Russie et la Chine ont des services d'espionnage particulièrement actifs en Occident. Leurs objectifs sont essentiellement économiques et ces services mènent des opérations qualifiées par les experts de MOOTW (Military Operations Other Than War).
Troisième menace : les risques sanitaires et naturels -inondations, grippe H1N1, tremblements de terre. Le risque le plus important est sans doute celui du réchauffement climatique qui engendre des bouleversements météorologiques considérables et la fonte des sols arctiques. Dans notre pays, les inondations sont l'aléa climatique le plus probable.
Ont également été confirmés les risques technologiques et l'exposition des ressortissants français à l'étranger. Nous avons en permanence une dizaine de Français otages de groupes criminels ou terroristes dans le monde. Même s'il s'agit, la plupart du temps, d'actes de banditismes qui se drapent abusivement dans des revendications politiques, ces enlèvements contraignent l'action diplomatique de l'Etat et l'obligent à déployer des moyens militaires significatifs. Enfin, les grands trafics criminels se sont très probablement développés. Tout le monde connaît l'histoire des Etats-Unis, de l'Italie, l'importance des sociétés mafieuses dans ces deux pays. A New York, les cinq grandes familles de Cosa Nostra ont la main sur toute une série d'activités économiques. Au Mexique, dans tous les Etats, l'importance des gangs mafieux menace l'Etat central. En Afrique, la Guinée-Bissau est devenue la plaque tournante de tous les trafics. Il n'y a plus d'Etat. L'ancien Président de la République a été férocement massacré. A Dakar, les trafics en tous genres se sont développés. En Turquie, heureusement, le Premier ministre a mis de l'ordre et stoppé le développement des mafias. Je ne parle même pas de la Birmanie. On a tendance aujourd'hui, du fait du terrorisme, à minimiser l'importance des corporations mafieuses et leur action de déstabilisation des Etats. On parle également d'immenses sommes d'argent qui se baladent d'un continent à l'autre et qui déstabilisent les Etats.
Au total, six menaces sur huit sont confirmées, ce qui, par déduction, implique que deux menaces méritent, selon nous, d'être nuancées.
La première est la menace terroriste. Certes, il semble prématuré d'affirmer que la mort d'Oussama Ben Laden marquera la fin de la Qaïda. En revanche, la distance historique qui nous sépare des événements du 11 septembre 2001 permet de penser que l'importance d'une organisation djihadiste mondialisée en guerre avec l'Occident a été surestimée, alors que l'implication de Saoudiens dans le financement des réseaux terroristes a été sous-estimée. L'analyse d'Alain Chouet, ancien responsable du renseignement de sécurité de la DGSE, mérite d'être prise en compte. Son livre est lumineux et a du reste éclairé nos travaux. Si « complot » il y a, c'est moins du côté de la Qaïda qu'il faut le chercher, dont le potentiel terroriste s'est consommé quasi intégralement dans les attentats du 11 septembre, que du côté des Frères musulmans. Or, cette organisation vise moins « l'ennemi lointain » -les puissances occidentales- que « l'ennemi proche », les régimes « corrompus » et « vassalisés », qui sont ou étaient leurs alliés -Moubarak, Ben Ali, Mohamed Ali Saleh etc. Les changements de régimes, intervenus dans le cadre des différents printemps arabes pourraient marquer l'arrivée au pouvoir de cette mouvance islamiste.
Dans ce contexte, le terrorisme de type djihadiste semble avoir atteint un étiage et il nous semblerait excessif de maintenir cette menace en tête de liste. Certes, des répliques sont possibles et même probables en Afrique du Nord et au Maghreb. Certaines ont déjà eu lieu telles que l'attentat de Marrakech en avril 2011. On ne peut exclure que ce soit les dernières.
Si la menace terroriste reste encore importante, c'est peut-être davantage du côté étatique qu'il faut la redouter. Deux Etats ont, par le passé, mené des actions terroristes contre notre pays : la Syrie et l'Iran. On ne peut exclure que les gouvernements de ces Etats, confrontés à de grandes difficultés intérieures, considèrent à nouveau l'action terroriste comme un « mode de communication » avec l'Occident. L'Ambassade britannique à Bahreïn vient de faire l'objet d'un attentat et l'Ambassade de ce même pays à Téhéran a été mise à sac.
La menace balistique : de façon curieuse, le Livre blanc dissociait la capacité - le fait d'avoir des missiles balistiques -avec des charges nucléaires- de l'intention -le fait de vouloir s'en servir contre nous- pour caractériser la menace balistique, dont tout laissait accroire qu'il s'agissait de l'Iran, même si ce pays n'était pas nommément cité à l'époque. Or, sans intention, une capacité ne constitue pas une menace. La Russie, les Etats-Unis ont la capacité de frapper notre territoire national avec des missiles balistiques. Le fait de savoir si cela constitue une menace dépend de l'intention qu'on leur prête à notre égard. A supposer que l'Iran ait l'arme nucléaire, il semble peu probable qu'il envisage d'utiliser cette arme de façon offensive contre un pays européen, a fortiori la France, puissance nucléaire, capable de lui infliger des représailles massives. La menace balistique, réelle pour certains pays du Moyen-Orient ou de l'Asie, est faible pour notre pays.
Enfin, dernière catégorie, les menaces qui n'ont pas été suffisamment prises en compte.
Les risques de déstabilisation monétaire et financière : les crises monétaires et financières n'ont pas été assimilées à des menaces par la commission du Livre blanc. Pourtant, ces crises déstabilisent les Etats aussi sûrement que des séismes naturels et remettent en cause leur souveraineté en favorisant l'entrée dans le capital de grandes entreprises, voire de grandes infrastructures stratégiques d'investisseurs extra-européens. On peut donner comme exemple l'achat du port du Pirée par des investisseurs chinois. Moi qui ait habité l'Afrique noire pendant longtemps, j'ai vu progresser la sinisation.
La « guerre monétaire » entre le dollar, le yuan et l'euro est une réalité. Seul le dollar bénéficie du privilège d'être une monnaie de réserve internationale, ce qui autorise le Trésor américain à s'endetter sans limites. La fin de l'euro serait la plus grande surprise stratégique de ce début de décennie et assurément la plus grande source de déstabilisation de l'Europe entière. Entreprises de marchés financiers, fonds spéculatifs, agences de notations, médias financiers constituent dans ce domaine autant de leviers dont notre pays, et, plus généralement l'Europe continentale, sont cruellement dépourvus.
En second lieu, il nous semble important d'évoquer les menaces stratégiques. Ce sont celles qui résultent d'actions d'influences ou d'évolutions combinées - par exemple le désarmement européen et le réarmement des émergents - qui peuvent aboutir à placer nos décideurs politiques dans des situations de non-choix, à déclasser nos outils militaires ou à affaiblir notre base de défense et de technologie.
Le financement du chasseur bombardier américain JSF (joint strike fighter) constitue un bon exemple d'assèchement des budgets de recherche européens dans l'aéronautique de combat. La défense anti-missile balistique mise en place par les Etats-Unis constitue également un défi stratégique pour l'Europe en général, et notre pays en particulier. Son déploiement remet en cause notre autonomie stratégique, c'est-à-dire notre capacité à apprécier de façon autonome une situation, par exemple un départ de missile balistique de l'Iran, et à décider d'une riposte incluse dans une chaîne de décision dans laquelle nous n'aurons pas notre mot à dire.
Plus généralement, le fait que l'ensemble des puissances et en particulier les BRICS s'arment ou se réarment alors que l'Europe désarme constitue une menace stratégique pour nous. Cette modification des rapports de force a été abondamment mise en évidence dans l'analyse de MM. Camille Grand (FRS) et Etienne de Durand. Elle est également prise en compte par l'ambassadeur Benoît d'Aboville, ancien membre de la Commission du Livre blanc pour qui : « l'élément le plus déterminant demeure le nombre grandissant de pays susceptibles d'accéder à des technologies militaires de pointe et donc de dénier ou de rendre plus difficiles et dangereuses des interventions militaires occidentales. Il en découle des risques croissants de contestation de la liberté de circulation sur les grandes routes maritimes essentielles à l'économie mondialisée. (...) Cette évolution s'accompagne de la désanctuarisation d'espaces internationaux considérés jusqu'ici comme communs : l'Espace, l'Arctique, le cyberespace ».
D'autres exemples d'affrontement stratégiques peuvent être donnés avec les problèmes de « classement » des universités - la lutte pour la définition des « normes comptables et financières », les médias d'influence (CNN - Al-Jazeera - France 24), l'importance des centres complexes de recherche (Iter à Cadarache - LHC à Genève) des programmes stratégiques communs (Lanceurs Ariane - constellation Galileo) et des centres de mutualisation des capacités de calcul intensif. D'où l'importance de structures telles que le Genci - groupement national pour le calcul intensif, dont nous avons auditionné avec profit la présidente, Mme Catherine Rivière accompagné d'une poignée de scientifiques de haut niveau.
La piraterie n'a pas suffisamment été prise en compte. Elle affecte aujourd'hui la Corne de l'Afrique, mais pourrait demain affecter d'autres zones critiques où transitent les flux commerciaux.
Les conflits armés de haute intensité n'avaient pas été pris en compte dans le Livre blanc. Pour autant, le cas de la Libye a montré que des guerres non plus « asymétriques » - c'est-à-dire face à un ennemi ne disposant pas d'un arsenal militaire significatif - mais « dissymétriques » avec un ennemi disposant d'un potentiel militaire non nul - défense anti-missile - avions de combat, hélicoptères, chars de combat - étaient possibles.
Enfin, l'action de certaines ONG peut être déstabilisatrice pour l'Etat. Par exemple, l'action de Greenpeace d'intrusion dans les centrales nucléaires afin de prouver la faible sécurité des centrales nucléaires françaises. Les intérêts véritables de ces ONG, leurs financements et leurs structurations mériteraient davantage d'études et de prise en considération par nos services.
Au total, cela fait cinq risques et menaces supplémentaires qui méritent à notre avis d'être pris en compte et intégrés dans l'analyse stratégique.
Je passe la parole à mon collègue Daniel Reiner.