J'en viens donc maintenant au questionnement que nous sommes en droit de porter sur les concepts utilisés dans l'analyse du Livre blanc et qui, appliqués à la liste des risques et des menaces, permettent de dessiner une carte un peu hiérarchisée et, à partir de cette carte, de dessiner le format d'armées nécessaire à la protection de la sécurité nationale ainsi que les contrats opérationnels.
S'agissant donc, tout d'abord, des concepts, le premier d'entre eux était l'interconnexion croissante des menaces et des risques. Ce concept demeure pertinent. Dans le printemps arabe, par exemple, où sont les causes ? Il y a les tensions sociales et politiques bien sûr. Mais il y a aussi les nouveaux moyens de communication. Et c'est ce mélange explosif qui conduit à la révolution. On peut également trouver une application de ce concept dans la catastrophe de Fukushima, exemple d'interconnexion entre un risque technologique -la centrale nucléaire- et un risque naturel - tsunami. Dans ces cas, ce qui est intéressant, c'est de voir que c'est la combinaison de risques et de menaces qui, seuls, n'auraient pas prospéré, qui a abouti à une modification spectaculaire de l'environnement, une « surprise stratégique ».
Le deuxième concept, celui de continuité entre sécurité intérieure et sécurité extérieure, avait fait débat lors de l'élaboration du Livre blanc et, rappelons-le, occasionné le départ des parlementaires socialistes de la commission. La crainte de ces parlementaires était qu'au nom d'une analyse intellectuelle, très inspirée des analyses américaines républicaines, on mette dans le même sac, la lutte intérieure et extérieure et on porte atteinte aux libertés publiques. Objectivement, ce risque nous semble moins latent aujourd'hui, même si nous sommes toujours en désaccord avec la politique sécuritaire menée par ce gouvernement. Sur le plan du concept, ce continuum intérieur-extérieur n'est peut-être qu'une des manifestations du passage de ce que l'on pourrait appeler un monde « plat », celui des cartes, où les Etats, acteurs exclusifs des relations internationales, occupaient des territoires définis par des frontières à un monde « en relief » formé de flux, de lignes : population - marchandises - informations - produits monétaires et financiers - ressources énergétiques, reliant entre eux les différents archipels du village planétaire en faisant fi des frontières.
L'explosion des flux matériels et immatériels est un des faits marquants de la mondialisation qui structure le nouveau contexte stratégique. Dans ce nouveau contexte, la maîtrise des espaces continue à compter, mais moins que celle des flux. D'autant que de nombreux territoires deviennent des « trous noirs stratégiques » où l'extrême faiblesse, voire l'absence de structure étatique, permet le développement de tous les trafics : zones nord du Pakistan, Yémen, corne de l'Afrique etc...
Troisième concept, la possibilité de ruptures stratégiques brutales : la chute du mur de Berlin, l'effondrement du bloc soviétique, le printemps arabe, la crise monétaire, ont en commun de ne pas avoir été anticipés. Ces événements constituent des « surprises stratégiques ». A vrai dire, de telles « surprises » ont toujours existé dans l'histoire de l'humanité, même si le nom que l'on donne à la réalité qu'elles recouvrent a varié. La question est de savoir si notre époque serait plus propice aux surprises stratégiques que les précédentes et si oui comment s'y préparer ?
On ne peut certes pas tout prévoir. Néanmoins, on peut se donner les instruments permettant de prévoir. Il peut s'agir de concepts intellectuels - comme la théorie du « chaos » en mathématique - mais aussi de capacités de calcul. Il n'est pas impossible d'essayer de modéliser la stratégie, comme on le fait de la météorologie ou de l'évolution des marchés financiers. Longtemps on a pensé qu'on ne pouvait pas prévoir le temps qu'il ferait demain. Aujourd'hui on le fait, avec de plus en plus de précision, grâce à des outils sophistiqués et des moyens de calcul intensif. C'est pourquoi il est important d'avoir des chercheurs de haut niveau et des infrastructures de calcul appropriées. C'est ce que nous avons retenu de notre audition de la présidente du GENCI, Mme Catherine Rivière, accompagnée d'une poignée de chercheurs de haut niveau, de son conseil scientifique, du CEA, de Météo France et nous avons été confondus par le travail extraordinaire qu'ils peuvent faire avec les faibles moyens dont ils disposent.