Intervention de André Gattolin

Réunion du 19 décembre 2011 à 15h00
Rémunération pour copie privée — Adoption définitive en procédure accélérée d'un projet de loi dans le texte de la commission

Photo de André GattolinAndré Gattolin, rapporteur de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, depuis Beaumarchais notre pays a progressivement dégagé les principes juridiques visant à encadrer le droit d’auteur et ainsi à protéger toutes les œuvres de l’esprit.

Cette construction juridique s’est faite par étapes.

C’est la loi du 11 mars 1957 qui a établi le principe de la copie privée. Ses dispositions sont, pour l’essentiel, encore en vigueur aujourd’hui.

La loi du 3 juillet 1985, dite « loi Lang », a posé, quant à elle, le principe d’une rémunération de la copie privée au travers de prélèvements effectués sur la vente de certains supports d’enregistrement. Cette loi a également institué une commission de la copie privée pour gérer les modalités de ce prélèvement. Elle a par ailleurs instauré des « droits voisins » au profit des artistes-interprètes, des producteurs de phonogrammes et de vidéogrammes ainsi que des entreprises de communication audiovisuelle.

Toutes ces dispositions ont été codifiées en 1992 dans le code de la propriété intellectuelle, qui donne à l’auteur la possibilité de tirer profit de l’exploitation de son œuvre et d’exercer un contrôle sur cette exploitation. À ce titre, ce code réserve aux auteurs d’œuvres protégées la faculté d’autoriser la reproduction pour copie à usage privé et non collectif, dite « exception de copie privée ». En contrepartie, le titulaire des droits perçoit une rémunération forfaitaire destinée à compenser le manque à gagner croissant dû au développement des technologies permettant la multiplication des copies.

Lorsqu’il a écrit, en 1935, son fameux essai, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, le philosophe Walter Benjamin vivait dans un tout autre monde que le nôtre. Aujourd’hui, la technologie permet la copie à l’infini, sans perte de qualité, grâce au numérique, et à un coût marginal infime, voire nul.

Avec la révolution numérique qui a débuté il y a une quinzaine d’années, notre législation se trouve engagée dans une course de vitesse incessante pour tenter d’intégrer et d’encadrer la multiplicité des pratiques et des usages nouveaux que suscitent internet et les nouvelles technologies de l’information. Parallèlement à ce défi imposé par la technologie, notre cadre juridique national en matière de droits d’auteur et de droit d’accès à la culture et à la connaissance se doit également de répondre au défi de l’intégration du droit et de la jurisprudence établis à l’échelle de l’Union européenne. Ce n’est pas une mince affaire et, je le souligne, notre pays est régulièrement rappelé à l’ordre, voire sanctionné par la Cour de justice de l’Union européenne pour ses retards ou ses transpositions parfois hasardeuses des directives européennes en droit interne.

Dans le domaine qui nous intéresse spécifiquement, plusieurs directives européennes, en particulier celle du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, s’imposent désormais à nous. C’est dans ce cadre que s’inscrit le présent projet de loi ; son objet est circonscrit à la rémunération pour copie privée, dont la mise en œuvre dans notre pays est parfois contestable et souvent contestée. En effet, des contentieux ont abouti à l’annulation de plusieurs décisions de la commission de la copie privée, notamment celle fixant les barèmes de redevance applicables aux supports permettant de réaliser des copies. Ces supports vont du CD aux tablettes tactiles multimédias, en passant par certains équipements télévisuels, les baladeurs ou encore les téléphones mobiles.

Ayant pour ambition limitée de colmater les brèches qui se sont multipliées dans notre édifice juridique, le projet de loi a été déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale le 26 octobre 2011 et adopté par celle-ci le 29 novembre.

Le Gouvernement a engagé la procédure accélérée sur ce texte pour prévenir un risque d’interruption ou de remise en cause du dispositif existant à compter du 22 décembre prochain, à la suite d’une décision du Conseil d’État du 17 juin 2011. Cette décision tirait les conséquences de l’arrêt Padawan du 21 octobre 2010 de la Cour de justice de l’Union européenne. Cet arrêt précise la portée de la directive de 2001 en excluant de l’assiette de la rémunération pour copie privée les supports d’enregistrement acquis à des fins professionnelles.

Le texte qui nous est soumis vise donc un double objectif : mieux encadrer les modalités de détermination de la rémunération pour copie privée et stabiliser provisoirement un dispositif ébranlé par la rapidité des évolutions technologiques et par la jurisprudence.

Mes chers collègues, M. le ministre nous ayant exposé à la fois cette jurisprudence et le contenu du projet de loi, plutôt que de vous infliger des propos redondants dans la suite de mon intervention, je préfère vous faire part de mes convictions et de mes regrets, avant de me tourner vers l’avenir.

Mes regrets ont notamment trait au calendrier plus que contraint dans lequel le Sénat se trouve enfermé. Compte tenu de la difficulté prévisible pour la commission de la copie privée de procéder, dans le délai de six mois fixé par le Conseil d’État, à de nouvelles enquêtes d’usage plus approfondies sur les supports d’enregistrement, puis d’élaborer et d’adopter les barèmes de redevance applicables, pourquoi ne pas avoir anticipé cette échéance ? Pourquoi avoir attendu le 26 octobre pour déposer le projet de loi ?

Outre des délais très courts entre l’adoption du texte par l’Assemblée nationale et son examen par notre commission – deux semaines à peine –, la menace d’une chute de la rémunération des auteurs et autres ayants droit a été brandie comme un couperet. Pourtant – j’exprime à ce titre un nouveau regret – deux modifications au moins auraient pu améliorer le texte.

La première concerne l’article 1er.

Les dispositions introduites sur l’initiative de notre collègue député Lionel Tardy sont venues modifier le champ de l’exception pour copie privée. Elles sortent donc, à mon sens, du périmètre de ce texte. Néanmoins, la commission a rejeté l’amendement que j’avais déposé visant à les supprimer et à rétablir le texte initial du Gouvernement au prétexte de la nécessité d’un vote conforme pour pouvoir promulguer cette loi dans un délai n’affectant pas le prélèvement effectué au titre de la copie privée. Les sénateurs écologistes ont cependant déposé un amendement, que nous examinerons dans quelques instants, tendant à supprimer ces dispositions.

La seconde modification souhaitable touche l’article 3 du projet de loi.

J’ai bien entendu les remarques que M. le ministre a formulées et la considération qu’il a témoignée à ce problème. Certes, cet article vise un objectif louable, puisqu’il s’agit d’informer les acquéreurs de supports du principe et du montant de la rémunération pour la copie privée. Or l’enfer est souvent pavé de bonnes intentions. C’est pourquoi j’aurais souhaité que nous simplifiions la rédaction des modalités d’application de cet article afin d’atteindre au mieux cet objectif de manière adaptée à chaque support, sans créer de contrainte ou de coût disproportionné.

Monsieur le ministre, j’ai accepté de retirer mon amendement en commission sous réserve des garanties que vous nous avez apportées quant à la souplesse du décret d’application. Je vous serais reconnaissant de bien vouloir les réitérer aujourd’hui.

Mes chers collègues, j’appelle également votre attention sur les risques que présente le développement d’un « marché gris », surtout pour des produits vendus à un prix facial somme toute limité, tels les CD vierges ou les clés USB, et ne nécessitant pas de service après-vente. En effet, l’insertion d’une notice spécifique intégrée à l’emballage du produit pour certains supports d’enregistrement pourrait accroître leur prix de vente, qui est déjà élevé du fait du prélèvement appliqué pour copie privée, et donc pénaliser financièrement leurs acheteurs ou les inciter à se tourner vers des offres en provenance de pays n’appliquant pas le même niveau de taxes qu’en France.

Avec l’expression de mes regrets, vous avez senti poindre celle de mes convictions.

Je l’affirme, la commission pour la rémunération de la copie privée devrait mieux intégrer certains risques encourus d’éviction du marché.

De fait, l’incidence du prélèvement effectué au titre de la copie privée sur le prix facial de vente est, aujourd’hui en France, significativement plus élevée qu’à l’étranger. Nombre de consommateurs de ces produits se tournent d’ores et déjà vers des distributeurs étrangers, ce qui se traduit par une perte sèche non seulement pour les distributeurs français, mais aussi pour les auteurs et pour l’État ; je songe notamment à la TVA qui n’est pas perçue sur ces produits achetés par des voies détournées.

À ce titre, je me suis livré à une petite recherche : pour une clé USB 2.0 de 16 gigaoctets, par exemple, la part de la rémunération pour copie privée représente 2 euros soit – selon le coût fixé par le distributeur – entre 9 % et 13 % du prix de vente. Par ailleurs, pour un CD-R 700 mégaoctets, cette somme s’élève à 3, 5 euros et représente environ 23 % du prix facial de vente.

L’acceptabilité du dispositif par le public suppose que les sociétés qui en assument la responsabilité puissent assurer une gestion transparente, vertueuse et irréprochable des sommes collectées. En 2010, celles-ci s’élevaient à 189 millions d’euros hors taxes. Je rappelle en outre que la rémunération pour copie privée a progressé de 51 % entre 2002 et 2010. Or les rapports annuels de la commission permanente de contrôle des sociétés de perception et de répartition des droits des auteurs, artistes-interprètes et producteurs dénoncent des pratiques persistantes, même si, il faut le relever, quelques améliorations sont progressivement observées.

Sur ce sujet, je vous invite à prendre connaissance du dernier rapport publié par cette instance en mai 2011, dont un chapitre est consacré aux mesures nécessaires de transparence économique. Il fait notamment état du cumul des frais de gestion « en cascade » et de la profonde opacité qui entoure les sommes qui échoient aux sociétés de répartition des droits. J’ai annexé ce document au rapport que j’ai rédigé au nom de notre commission.

Enfin, je tiens à vous faire part de ma conviction concernant les perspectives d’avenir qu’il me semble urgent et indispensable de tracer dans les mois qui viennent.

Je l’ai déjà souligné, l’objectif bien circonscrit du projet de loi et l’urgence dans laquelle ce texte s’inscrit ne permettent pas d’opérer une véritable remise à plat de l’ensemble du système. Celle-ci nécessitera un travail de longue haleine et sera d’autant plus nécessaire que la Commission européenne travaille actuellement à l’élaboration d’un nouveau cadre politique commun à ce sujet.

En souffrance depuis quelques années, le dossier de la copie privée dans le cadre communautaire vient en effet d’être à nouveau ouvert par le commissaire européen en charge du marché intérieur, M. Michel Barnier, qui a récemment procédé à la nomination d’un médiateur européen, en la personne de M. António Vitorino. Ce dernier a notamment été chargé d’adapter la directive de 2001 en incorporant les décisions récentes de la Cour de justice de l’Union européenne et de définir le cadre d’une convergence entre les différents régimes en vigueur dans les États membres en matière de copie privée. Ses conclusions et ses recommandations seront remises au second semestre de l’an prochain et un nouveau cadre juridique communautaire devrait logiquement voir le jour dans le courant de l’année 2013. Il est donc indispensable que la commission de la culture, conjointement avec la commission des affaires européennes, se saisisse à nouveau du sujet pour en approfondir les tenants et aboutissants.

À mes yeux, les mutations en cours, pour perturbatrices qu’elles puissent paraître, doivent être considérées comme autant d’opportunités pour accroître l’accès de tous aux productions culturelles et dégager les moyens pérennes d’améliorer le financement de la création et de ses acteurs.

Ces sujets sont complexes et éminemment évolutifs.

La multiplication des usages privés, liée à l’explosion des capacités de stockage numérique, pose un défi, y compris juridique : complexité croissante du dispositif, nécessité de l’adapter aux évolutions technologiques permanentes et d’assurer la balance entre les intérêts en présence, dans la ligne du droit communautaire.

C’est un vrai défi pour les législateurs que nous sommes. Avec l’« info nuage », c’est-à-dire la possibilité d’hébergement de contenus sur des serveurs distants et dissociés des équipements personnels de l’internaute, ainsi qu’avec l’avènement annoncé de la télévision connectée, une deuxième révolution numérique est incontestablement en cours. Dans ce contexte, nous ne faisons aujourd’hui que replâtrer en urgence l’édifice. Tous les interlocuteurs que j’ai rencontrés, soit une quarantaine de personnes, ont d’ailleurs qualifié ce projet de loi de « rustine ». Pourtant, je ne nie pas la nécessité de ce texte, mais j’ai souhaité en montrer ici les limites.

Ce texte, sans lequel les barèmes perdraient toute validité juridique à compter du 22 décembre prochain, est urgent. À défaut, la redevance, qui représente une part non négligeable des perceptions des sociétés de gestion collective, ne pourrait provisoirement plus être perçue. Je n’en reste pas moins convaincu que les améliorations que j’avais proposées, en ne retardant que de trois jours l’adoption du projet de loi, n’auraient pas menacé l’équilibre financier du dispositif.

Mes chers collègues, la commission de la culture ayant opté pour l’adoption conforme du projet de loi, je vous invite, en tant que rapporteur, à suivre ses conclusions.

(M. le ministre fait mine de s’en débarrasser.), car il nous faut désormais imaginer l’avenir et sa complexité.

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