Monsieur le ministre, au cours des nombreux débats qui nous ont réunis autour des questions de justice, vous avez pu mesurer l’attachement de notre groupe aux principes fondamentaux qui devraient régir la justice de notre pays : l’indépendance, l’accessibilité et l’adéquation de ses moyens à ses missions. Vous ne serez donc pas surpris que la très grande majorité de notre groupe ne partage pas votre point de vue sur ce texte, sans toutefois rejoindre complètement la position de M. le rapporteur.
Cela a déjà été dit, ce projet de loi organique procède en premier lieu de l’accélération du calendrier de mise en œuvre de la réforme des retraites qu’a décidée, le 7 novembre dernier, le Premier ministre, en application du deuxième plan de rigueur du Gouvernement. Ces mesures avaient ensuite été retranscrites dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale, bien que rejetées par le Sénat.
Cette réforme des retraites, nous l’avions combattue, car nous estimions injustes pour nos concitoyens les plus modestes un certain nombre de ses dispositions. Dès lors, et comme il n’est pas dans nos habitudes de tourner casaque au gré des circonstances, nous confirmerons naturellement et majoritairement notre opposition à l’article 1er du texte, tout comme nous nous étions très majoritairement opposés à la loi organique du 10 novembre 2010 qui avait le même objet.
Vous nous direz peut-être, monsieur le ministre, que le Conseil constitutionnel vient tout juste de valider la loi de financement de la sécurité sociale, donnant ainsi une base légale à ce texte. Mais nous vous répondrons que cette décision ne constitue en aucune façon un brevet définitif de respectabilité législative, car, comme le disait Aristote, « l’équitable, tout en étant juste, n’est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale ».
À l’instar des organisations syndicales de magistrats, quelle ne fut pas notre surprise de découvrir que ce projet de loi organique, initialement très circonscrit, avait été complété par des amendements du Gouvernement sans lien direct avec l’objet du texte, moins d’une semaine après son adoption en conseil des ministres !
Nous considérons que cette façon de légiférer n’est pas très bonne, sans même préjuger du fond de ces adjonctions. C’est aujourd’hui un lieu commun que de stigmatiser l’inflation législative, la surcharge de l’ordre du jour et la dégradation de la qualité et de la lisibilité de la loi. Mais ces lamentations n’en restent une nouvelle fois qu’au stade incantatoire.
Ces amendements proviennent d’un projet de loi organique relatif au statut de la magistrature, déposé en juillet à l’Assemblée nationale et toujours en attente. Le Gouvernement a préféré appliquer la technique du saucissonnage sélectif, sans d’ailleurs justifier le choix de ces dispositions plutôt que d’autres. Fallait-il, monsieur le ministre, que vous sentiez poindre une telle urgence pour vous raccrocher au premier wagon législatif qui passait ? II est vrai que d’autres urgences s’annoncent, comme la proposition de loi de simplification du droit ou le projet de loi de programmation relatif à l’exécution des peines... La récente visite au Puy de M. le garde des sceaux est annonciatrice d’urgences de fin de mandature.
Plus généralement, cette mauvaise façon de légiférer vient masquer une fois de plus les problèmes de fond de la magistrature. Sans parler de la faiblesse criante des moyens que le Gouvernement alloue à la justice – en dépit, chaque année, de quelques efforts au niveau budgétaire néanmoins insuffisants –, il faut noter que la logique aveugle de la révision générale des politiques publiques, la RGPP, a conduit à altérer gravement la pyramide des âges des magistrats. En 2011, 160 magistrats entreront en fonction pour 230 départs à la retraite. Où est la logique à l’heure où la justice de ce pays va mal – nous le savons tous et ce n’est pas récent – et où les magistrats attirent l’attention sur le profond malaise de leur profession ?
Il est acquis que, d’ici à 2017, ce corps subira des départs à la retraite massifs et non couverts par les recrutements. Nos collègues Yves Détraigne et Simon Sutour avaient déjà mis en évidence en 2009 que les départs à la retraite volontaires avant la limite d’âge étaient supérieurs aux départs contraints par l’âge, ce qui est révélateur. Même l’étude d’impact de la réforme des retraites de 2010 indiquait que seuls 71 magistrats étaient maintenus en activité en surnombre.
Au final, le recul de l’âge de la retraite, désormais acté, conduira mécaniquement à allonger les perspectives d’avancement des magistrats et à entraver l’accès aux grades supérieurs. La politique de recrutement n’est pas en adéquation avec les besoins criants de notre justice et la réalisation de vos propres réformes.
Que proposez-vous aujourd’hui ? L’examen furtif de quelques dispositions tirées d’un autre texte, ce qui en dit long sur la volonté de mettre les choses à plat et de procéder à une réforme d’envergure et adaptée !
Sur le fond de ces articles, nous ne sommes néanmoins pas opposés à l’exclusion des emplois d’encadrement intermédiaire « B bis » du bénéfice de la priorité d’affectation, ou encore aux dispositions relatives au comité médical national ; nous les savons attendues par nombre de magistrats.
En revanche, nous nous opposons à l’extension à douze ans de la période maximale pendant laquelle un magistrat, durant sa carrière, pourrait être affecté à un emploi de magistrat placé. Une telle mesure n’est vraiment pas raisonnable. Elle ne fait qu’acter à notre sens une forme de précarisation de la carrière de ces magistrats. La gestion des vacances provisoires de postes est bien sûr nécessaire, mais la pénurie de postes ne doit pas servir de prétexte à la banalisation de l’instabilité des carrières.
Enfin, j’évoquerai l’article 3 relatif à l’interdiction de décorer les magistrats durant leur carrière.
Soyons clairs : les décorations sont sans doute aujourd’hui devenues plus un marqueur social ou la récompense d’une fidélité – qui peut d'ailleurs changer – qu’un gage de compétence. Comme le disait Jules Renard, « en France, le deuil des convictions se porte en rouge et à la boutonnière » ; c’est particulièrement vrai dans le monde judiciaire. Mais nous n’estimons pas légitime de n’interdire la remise de décoration qu’aux seuls magistrats de l’ordre judiciaire. Quid des magistrats administratifs ? Des membres du Conseil constitutionnel ? Des membres d’autorités administratives indépendantes ? Ce serait un bien mauvais message de la part du Parlement que d’acter une telle inégalité de traitement. Les magistrats attendent aujourd’hui, et à juste titre, des mesures bien plus essentielles que celles-ci.