Intervention de Ronan Dantec

Réunion du 8 février 2012 à 21h30
Débat sur la biodiversité

Photo de Ronan DantecRonan Dantec :

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage

Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers

Qui suivent, indolents compagnons de voyage,

Le navire glissant sur les gouffres amers.

Beaucoup d’entre vous, je le présume, connaissent ce poème de Charles Baudelaire, paru en 1861 dans la deuxième édition des Fleurs du mal.

Dix ans plus tôt, Herman Melville publiait Moby Dick, grand livre consacré à la chasse à la baleine. Peut-être y avez-vous également lu ces lignes : « … pendant six mille ans – et nul ne sait combien de millions de siècles auparavant – les grandes baleines avaient projeté leur souffle sur toutes les mers, arrosant et parant de mystère les jardins des profondeurs avec tant de jets d’eau. »

Mais déjà à l’époque, la chasse à la baleine s’industrialise et ne va pas tarder à provoquer un effondrement dramatique des populations de cétacés, processus qui se poursuivra jusqu’à l’entrée en vigueur du moratoire de 1986.

À la fin du XIXe siècle, les baleines grises disparaissent totalement de l’Atlantique Nord. Et c’est à cette même époque que sont observés les derniers albatros sur les côtes de l’Europe. Quel lien entre ces deux disparitions, me demanderez-vous, sinon la coïncidence chronologique et l’accélération que connaît alors le rythme des disparitions d’espèces, du pigeon migrateur au bison d’Amérique ?

Pourtant, en 2008, deux scientifiques – Philippe Cury et Yves Miserey – ont établi une corrélation entre l’effondrement des populations de baleines grises et d’oiseaux marins : ces cétacés, se nourrissant au fond des océans, projetteraient vers la surface, chaque été, des centaines de millions de mètres cubes de sédiments et, du même coup, des myriades de crustacés benthiques, happés ensuite par les grands oiseaux marins, pétrels, puffins, voire albatros, même si les crustacés ne constituent pour ces derniers qu’une nourriture d’appoint.

Lorsqu’on parle de biodiversité, on évoque donc l’interaction constante entre les éléments du monde vivant et la fragilité des équilibres découlant de cette interaction : l’homme aura eu bien du mal à le comprendre et à concevoir que, étant lui-même issu du vivant, c’était bien l’« arbre » qui l’abritait et le nourrissait qu’il était en train de déraciner, d’abattre à coups de harpon, de fusil ou de bulldozer.

Il me semble donc important de conclure mon introduction par cette interrogation : s’il était né quelques dizaines d’années plus tard, faute d’albatros, dont les populations s’effondraient déjà – que ce soit ou non à cause de la disparition des baleines grises –, Charles Baudelaire aurait-il pu imaginer ce poème magnifique, qui a nourri et nourrit aujourd’hui encore notre sensibilité au monde ?

C’est au tournant du XXIe siècle que l’ONU s’est enfin penchée sérieusement sur la question de la préservation de la biodiversité, et c’est en 2005 qu’a été proposée une grille d’analyse liant les services fournis par la nature et les écosystèmes au développement et au bien-être humains.

Ainsi, établir le lien entre l’oiseau et la plume du poète s’inscrit dans la troisième catégorie de services définie par cette grille : les services dits culturels ou esthétiques, offrant à l’humain « autant d’opportunités récréatives ou artistiques ».

Les deux autres grandes catégories sont, d’une part, les services de prélèvement, soulevant notamment les enjeux humains de sécurité alimentaire et, d’autre part, les services de régulation – tel le climat ou la pollinisation – sans lesquels nous nous exposerions, et nous exposons d’ailleurs déjà, à quelques ennuis… Jean-Vincent Placé y reviendra au cours de son intervention.

Avec un rythme de disparition d’espèces estimé aujourd’hui à 1 000 fois ce qu’il était avant qu’homo sapiens ne soit capable de produire 2001, l’Odyssée de l’espace, nous sommes entrés dans l’anthropocène, ce temps où l’homme a la capacité de modifier à grande échelle l’environnement planétaire, faire fondre les banquises, raser les forêts et empoisonner les océans.

Ainsi, la responsabilité qui est aujourd'hui la nôtre constitue en même temps, et encore plus sûrement, une impérieuse nécessité : il s’agit pour nous de stopper le désastre, d’inventer un fonctionnement, notamment en termes d’aménagement du territoire, qui permette, pour le moins, la cohabitation et, pour le mieux, l’interaction équilibrée entre l’humain et son environnement.

La situation est grave, mais elle n’est pas désespérée – elle ne doit d’ailleurs jamais l’être ! –, à condition que l’on s’engage sans tarder dans une politique à la hauteur des enjeux, qui soit adossée à un diagnostic lucide des principales atteintes à la biodiversité dans notre beau pays aux mille paysages, l’un des plus riches du monde en termes de diversité des écosystèmes.

Je ne peux, en cet instant, être exhaustif, mais un certain nombre de priorités et de réponses ont ici l’occasion, pour la première fois dans l’histoire du Sénat, d’être développées en séance publique.

Le premier enjeu est sans nul doute la préservation de la terre agricole et des espaces naturels. Il était déjà terrifiant d’imaginer l’artificialisation, tous les dix ans, d’un territoire équivalent à la taille d’un département ; or ce chiffre est aujourd’hui dépassé : c’est tous les sept à huit ans que nous perdons dorénavant cette surface, notamment dans l’ouest de la France, en raison de l’étalement urbain et d’infrastructures démesurées.

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