Intervention de Jean-Pierre Michel

Réunion du 19 janvier 2012 à 15h00
Délit de mise en danger délibérée de la personne d'autrui — Renvoi à la commission d'une proposition de loi

Photo de Jean-Pierre MichelJean-Pierre Michel :

Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, cette proposition de loi s’inscrit, comme l’ont dit MM. Lecerf et Zocchetto, dans le prolongement ininterrompu de la réflexion engagée par le Sénat en 1996 sur la question de la faute pénale d’imprudence.

La démarche du Sénat est essentiellement motivée par le souci d’alléger la responsabilité des décideurs publics et de garantir, par l’effet de dispositions générales et impersonnelles, l’égalité de tous devant la loi, sans affaiblir le principe de la répression, dans divers domaines, tels que ceux des transports ou des risques professionnels, sanitaires, industriels et environnementaux, où la sécurité des personnes est particulièrement menacée.

La constance manifestée dans la réflexion sur cette thématique législative s’explique par la persévérance du premier signataire du présent texte, M. Pierre Fauchon, qui a toujours fait montre de son intérêt pour la matière, soit en tant que rapporteur, soit en tant qu’auteur de propositions de loi.

Cette proposition de loi avait initialement été présentée dans le cadre d’un colloque organisé au Palais du Luxembourg, le 9 octobre 2010, à l’occasion des dix ans de la loi du 10 juillet 2000 tendant à préciser la définition des délits non intentionnels, dite « loi Fauchon ». Cette loi, adoptée à l’unanimité par le Parlement, a modifié substantiellement l’article 121-3 du code pénal, afin d’établir une nouvelle définition de la faute pénale d’imprudence. Le colloque du 9 octobre 2010 avait pour objet l’ouverture de nouveaux champs de réflexion ; il s’agissait notamment de se pencher, à titre prospectif, sur la question de la responsabilité pénale pour imprudence à l’épreuve des grandes catastrophes.

La loi du 10 juillet 2000 avait été accueillie très favorablement par l’ensemble des élus locaux, qui la réclamaient dans tous leurs colloques, et par les hauts fonctionnaires, qui étaient jusqu’alors souvent condamnés pour des faits dont ils estimaient ne pas être responsables.

Partant du constat que le progrès engendre sans cesse de nouvelles formes de danger, les auteurs de la présente proposition de loi soulignent que des imprudences graves en elles-mêmes ne donnent lieu à aucune condamnation pénale dans la mesure où elles n’ont, de manière certaine, causé aucun dommage : par exemple, si un parpaing est jeté du haut d’un pont sur une autoroute sans toucher aucun véhicule. On peut être d’accord ou non avec cet état de choses ; je m’abstiendrai de donner mon opinion sur ce point.

Ces affaires particulières ont conduit les auteurs de la proposition de loi à se demander « si le caractère délictueux ou non d’une imprudence ne devrait pas être apprécié davantage en fonction des éléments qui caractérisent cette imprudence que de l’effectivité de ses conséquences », et si ne devraient pas être prises en compte « les imprudences n’ayant pas ou pas encore provoqué de dommage ou n’ayant pas de lien de causalité certain avec un dommage effectif ». Cela va très loin !

Pour ce faire, les auteurs de la proposition de loi préconisent de s’appuyer sur le délit de risques causés à autrui, qui figure à l’article 223-1 du code pénal, tout en proposant une nouvelle rédaction de cette disposition afin d’en assouplir les conditions d’application, jugées trop restrictives dans la configuration actuelle. Dans le droit en vigueur, cet article définit le délit de mise en danger comme « le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement ».

La présente proposition de loi vise à étendre la notion de risque causé à autrui. Elle se fonde sur une démarche que je qualifierai de morale – même si je n’aime pas beaucoup que la morale s’immisce dans le droit – et est motivée par le souci de réserver une meilleure place aux victimes dans le procès pénal, car celles-ci ont besoin de réparation, ainsi que de justice sociale, et entendent que l’événement grave et tragique, y compris d’effet différé, qui les a frappées ne se reproduise pas.

Cette proposition de loi s’inscrit dans une logique de prévention, laquelle tend à occuper une place de plus en plus prégnante dans la législation. De manière plus globale, elle peut être appréhendée comme la prise en compte de l’évolution de la perception par la société de la notion de catastrophe : cette dernière n’est plus seulement ce qui meurtrit la personne dans sa chair ; c’est aussi ce qui affecte le patrimoine culturel, environnemental et social du groupe concerné.

Toutefois, la solution retenue par les auteurs de la proposition de loi, qui s’attache à dépasser la condition de l’existence d’un lien de causalité entre une imprudence constatée et le dommage, soulève à mon sens de graves interrogations.

La notion de risque se révèle centrale en la matière. Il convient de s’interroger sur la nature de celui-ci : est-il avéré ou potentiel ? En effet, si un risque avéré peut engager la responsabilité, quid de la prise en compte d’un risque potentiel, simplement susceptible d’entraîner, à un moment donné, un dommage ?

Le fondement originel du droit pénal réside dans le principe essentiel posé par l’article 121-3 du code pénal, dont le premier alinéa dispose qu’« il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre ». L’intention se situe au sommet de la culpabilité ; cela avait inspiré une phrase célèbre, reprochée à son auteur mais juridiquement exacte. Telle est la philosophie du droit pénal, souvent mal comprise par l’opinion publique et les victimes, qui oriente la répression vers les comportements procédant d’une détermination marquée et certaine.

Dès lors, en l’absence de précision contraire, toutes les incriminations criminelles ou délictuelles sont subordonnées à un élément intentionnel : l’auteur d’une infraction doit avoir eu conscience de commettre un acte interdit, de violer la loi, ce qui appelle une punition de la part de la société et une réparation pour les victimes.

Pour les actes non intentionnels, des sanctions civiles, fondées sur le principe de la réparation due aux victimes, sont, en principe, suffisantes. Ce sujet sera sans doute abordé en séance publique lundi après-midi, à propos de la pénalisation de la négation des génocides reconnus par la loi ; des réparations civiles sont possibles dans ce cas.

L’existence de ce caractère intentionnel ne supporte aucune exception pour les crimes, qui sont, en toute hypothèse, des actes délibérés.

Il en va différemment pour les délits. En effet, en application des deuxième et troisième alinéas de l’article 121-3 du code pénal, la loi peut prévoir que des délits sont constitués sans que leur auteur ait eu pour autant la volonté de causer un dommage, voire la conscience de commettre une faute.

Il est clair que la proposition de loi dont nous débattons aujourd’hui dépasse complètement le cadre de la loi Fauchon ! Alors que celle-ci s’inscrit dans une démarche de dépénalisation, l’objectif visé au travers du présent texte est au contraire de renforcer la réponse pénale, en procédant à un assouplissement du dispositif tel que le retour de balancier vers la répression pourrait se révéler excessif et devenir source d’une insécurité juridique au regard du développement des techniques et des risques potentiels inhérents à ce dernier.

Cette proposition de loi participe de l’illusion qu’il existe toujours un coupable, illusion qui peut susciter la frustration des victimes lorsque, in fine, ce coupable n’a pas été désigné. Il existe des cas où il n’y a pas de coupable ; il faut que l’opinion publique le sache et que les victimes l’entendent. Mais l’absence de coupable ne signifie pas que celles-ci ne pourront pas obtenir réparation : elles pourront toujours saisir le tribunal civil.

N’est-il pas dangereux, voire hérétique, comme le soulignait, lors du colloque précité, maître Daniel Soulez-Larivière, d’aménager le dispositif en vigueur en contournant la certitude du lien entre la faute et le dommage, car le caractère certain de la cause constitue un principe essentiel de la responsabilité pénale depuis près de cent ans ? Faut-il aujourd’hui passer outre ce principe ? Personnellement, je ne le pense pas.

Ce texte ne va-t-il pas trop loin en supprimant la référence à la violation délibérée d’une obligation de prudence et de sécurité prévue par la loi ou le règlement et en modifiant l’obligation particulière de sécurité et le caractère immédiat du danger ?

L’extension à l’infini du pénal, via ce contournement de la certitude de la relation causale grâce à une extension de la notion de mise en danger d’autrui, risque de se révéler contraire à la sécurité dans de nombreuses circonstances. À force de modifications, l’infraction ne sera plus déterminée. L’esprit du texte sera intégralement contredit sur l’aspect intentionnel. In fine, un tel texte, enfreignant le principe de légalité des délits et des peines, pourrait même être considéré comme inconstitutionnel.

Mes chers collègues, la commission des lois a longuement débattu de cette question très juridique, très aride, mais qui recouvre des réalités prégnantes, notamment pour les victimes et l’opinion publique en général. Notre rapporteur, M. Zocchetto, avait envisagé quelques amendements qui auraient pu rallier ceux des membres de la commission qui étaient les plus réticents, dont je suis. Finalement, la commission s’est accordée pour ne pas présenter de texte et proposer la poursuite de la réflexion, éventuellement en entendant, comme il le souhaite, notre ancien collègue Pierre Fauchon, en vue d’élaborer une proposition de loi plus respectueuse des grands principes de notre droit pénal. §

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