Intervention de Nicole Bonnefoy

Réunion du 19 janvier 2012 à 15h00
Délai de prescription des agressions sexuelles — Rejet d'une proposition de loi

Photo de Nicole BonnefoyNicole Bonnefoy :

Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la proposition de loi qui nous est aujourd’hui présentée part d’un constat simple et évident, partagé, j’en suis convaincue, par l’ensemble des membres de la Haute Assemblée.

Malgré les avancées indéniables qui ont été réalisées ces dernières années, les victimes d’agressions sexuelles éprouvent toujours les plus grandes difficultés à parler du drame qu’elles ont vécu. Les raisons de ce silence sont multiples : crainte, honte, peur de représailles, pressions sociales et professionnelles, déni, etc. Or, comme nous pouvons l’imaginer, ce refus de parler peut détruire des vies entières, celle des victimes bien sûr, mais aussi celle de leurs proches.

À l’heure actuelle, nous savons que seule une femme sur dix ose parler des violences sexuelles qu’elle a subies. Ce chiffre tombe à 5 % pour les femmes victimes de viol ou de tentative de viol de la part de leur conjoint et à 2 % pour celles qui porteraient plainte dans de pareils cas.

Selon une étude de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales parue en juillet dernier, 663 000 femmes ont déclaré avoir subi des violences physiques ou sexuelles entre 2008 et 2010. L’étude avait alors signalé que 80 000 femmes avaient été « victimes d’au moins un viol ou une tentative de viol au sein du ménage » au cours de ces deux années.

Selon les services de police et de gendarmerie, 23 000 faits de violences sexuelles ont été constatés en 2010 : plus de 10 000 viols et près de 13 000 faits de harcèlements et autres agressions sexuelles.

Ces chiffres alarmants nous démontrent bien à quel point ce type de violence est quotidien, voire banal, et combien il constitue un véritable fléau de société contre lequel il nous faut lutter.

Depuis plusieurs années, le législateur a pris conscience de la nécessité de renforcer la protection et l’accompagnement des victimes d’agressions, qu’elles soient sexuelles ou non. Je pense ici aux différentes lois que la Haute Assemblée a adoptées en 2006 et en 2011 sur les violences faites aux femmes et aux enfants.

Nous pouvons tous nous féliciter de ces avancées législatives, qui nous permettent de lever petit à petit le voile du silence qui existe en matière d’agressions sexuelles. À cet égard, j’ai une pensée toute particulière pour les associations qui jouent un rôle fondamental. Ce sont elles qui sont au contact des victimes, qui les écoutent, les soutiennent et les accompagnent dans ce long processus que sont parfois l’acceptation et la verbalisation d’une agression. La reconnaissance de leur rôle par le législateur est également une avancée incontestable.

Néanmoins, il faut reconnaître que, même si le droit français a progressé dans ce domaine, le chemin à parcourir reste long.

La proposition de loi que nous examinons aujourd’hui s’inscrit, j’en suis sûre, dans cette volonté collective de briser le tabou. Je pense d’ailleurs que nous sommes tous en mesure de comprendre l’objectif poursuivi par les auteurs de ce texte : encourager la victime à parler et surtout à porter plainte.

Toutefois, dans le cas présent, j’ai bien peur que cette proposition de loi ne soit une « fausse bonne idée ». Parfois, les bonnes intentions ne suffisent pas et, en l’espèce, nombre d’entre nous estiment que cette proposition de loi risque de créer bien plus d’inquiétudes que d’avancées. C’est pourquoi la commission des lois du Sénat a décidé, le 11 janvier dernier, de la rejeter.

Le groupe socialiste du Sénat, dans sa très grande majorité, a décidé de suivre l’avis de la commission des lois. Je tiens ici à vous en rappeler les raisons.

Tout d’abord, il est apparu aux membres de la commission que cette proposition de loi, en portant de trois à dix ans le délai de prescription de l’action publique pour les délits d’agressions sexuelles autres que le viol, risquait de porter atteinte à la cohérence de notre architecture législative en déséquilibrant notre régime de prescription. En effet, notre droit pénal est fondé sur une hiérarchie des infractions qui varie en fonction de la nature légale de celles-ci : les crimes, les délits et les contraventions.

Le régime de prescription de l’action publique suit logiquement cette organisation tripartite. Or, en alignant le régime des délits sur celui des crimes, nous remettons en cause cette organisation ; il est apparu aux membres de la commission que cela nuirait à la lisibilité et à l’efficacité de notre droit.

Cette position rejoint d’ailleurs celle qui est émise dans le rapport d’information de 2007 réalisé par nos collègues Jean-Jacques Hyest, Hugues Portelli et Richard Yung sur le régime des prescriptions civiles et pénales. Ils y font état des difficultés rencontrées par les modifications répétées et partielles de notre régime des prescriptions qui ont affecté la cohérence de notre droit pénal en brouillant la répartition tripartite des infractions.

En effet – et j’en viens ici à un point très important –, il faut bien avoir à l’esprit que le régime de prescription de l’action publique est déjà largement dérogatoire, et ce particulièrement en matière d’infractions sexuelles. Le législateur a ainsi, au cours des dernières années, introduit un certain nombre d’exceptions liées à la gravité des faits ou à la personne de la victime, toujours afin de lui apporter plus de sécurité.

Ainsi, la loi du 10 juillet 1989 a reporté le départ du délai de prescription à la majorité de la victime, ce qui, unanimement, est considéré comme une garantie indispensable pour les victimes.

La loi du 17 juin 1998 a appliqué aux délits d’agression sexuelle aggravée et d’atteinte sexuelle aggravée le délai de prescription de l’action publique applicable aux crimes, à savoir dix ans au lieu de trois ans.

La loi du 9 mars 2004 a porté à vingt ans le délai de prescription des crimes à caractère sexuel commis sur mineurs ainsi que certains délits.

En outre, la législation française se caractérise par une très grande sévérité à l’encontre des auteurs de violences sexuelles. Les peines peuvent ainsi aller de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende pour une agression sexuelle dite « simple » à la réclusion criminelle à perpétuité pour certains viols. Il faut savoir qu’en France un viol aggravé est parfois plus durement sanctionné qu’un meurtre. Personne ne peut donc dire aujourd’hui que le code pénal sous-estime la gravité de ces faits ou qu’il est laxiste en matière de sanction.

De plus, le délai de prescription repose sur l’idée que, plus le temps passe, plus les preuves dépérissent et plus la qualité des poursuites est incertaine. Le risque d’erreur judiciaire peut alors s’avérer important. Je sais que certaines associations de victimes estiment qu’en matière d’agressions sexuelles cet argument ne tient pas du fait que les preuves sont toujours difficiles à apporter, que ce soit pour trois ans ou dix ans. J’entends bien cet argument et je le comprends, mais je tiens néanmoins à le nuancer. En effet, je pense malgré tout qu’un juge ou un expert psychiatrique sera plus à même de constater un traumatisme lié à une agression ou de juger de la véracité d’une accusation six mois ou un an après les faits, plutôt que dix ans.

Les magistrats indiquent qu’ils rencontrent les plus grandes difficultés à établir la preuve longtemps après les faits, notamment en matière d’agressions sur mineurs, où le délai court après la majorité. Le risque d’erreur judiciaire est tel que l’absence de preuves étayées conduit déjà, dans un grand nombre de cas, à un non-lieu, une relaxe ou un acquittement.

Cette situation est d’autant plus problématique en matière d’agressions sexuelles dites « simples », pour lesquelles les preuves s’altèrent très rapidement. Une augmentation du délai de prescription pour les victimes majeures d’agressions sexuelles risquerait donc de conduire à l’ouverture d’enquêtes ou d’instructions qui ne trouveront pas d’issue, la parole de l’un s’opposant à celle de l’autre.

Imaginez l’effet que peut avoir un non-lieu ou une relaxe pour une victime qui arrive enfin à porter plainte, parfois après sept ans, huit ans ou neuf ans de silence. Elle se retrouve ainsi face à son agresseur au tribunal pour s’entendre dire qu’en l’absence de preuve suffisante il n’y aura pas de sanction. Ainsi la justice, donc la société dans son ensemble, indique à la victime que l’agression qu’elle a subie n’est pas condamnable et donc, d’une certaine manière, qu’elle n’a pas eu lieu.

Nous pouvons tous en convenir, une telle situation serait catastrophique pour la victime sur le plan psychologique. C’est pourquoi, selon certains experts, un allongement excessif du délai de prescription ne permettrait pas à la victime de mettre un terme à sa souffrance.

Nous pouvons réellement nous demander si un alignement des régimes de prescription entre une agression sexuelle et un viol ne reviendrait pas à banaliser les formes les plus graves d’infractions sexuelles Pour ma part, je ne pense pas que ce soit rendre service aux victimes que de mettre en place un système dans lequel une atteinte sexuelle se retrouve au même niveau qu’un viol.

En outre, il faut également avoir à l’esprit que l’application de cette proposition de loi viendrait se heurter à des obstacles matériels et humains. En effet, l’augmentation du délai de prescription entraînera mécaniquement et de manière significative le nombre d’affaires poursuivables. Or, sans augmentation des moyens financiers et humains en conséquence, nous risquons d’engorger les tribunaux et donc de ralentir l’instruction des dossiers de façon générale, cela au détriment des victimes. Je sais que cet aspect n’est pas au cœur des préoccupations des victimes ou des associations, ce que je comprends parfaitement, mais il est évident que nous ne pouvons pas l’occulter.

En conclusion, mes chers collègues, vous le comprendrez, le groupe socialiste ne votera pas cette proposition de loi dont la mise en œuvre s’avérerait extrêmement compliquée et dont les conséquences pour les victimes ne seront pas celles qui sont escomptées.

Pour ma part, je considère qu’à l’heure actuelle l’amélioration de la situation des victimes ne passe pas nécessairement par une augmentation du délai de prescription. Le problème réside non pas tant dans le fait de parler vite ou non après les faits, mais dans celui de parler !

Il vaut mieux concentrer nos efforts sur la prévention, la libération de la parole des victimes et la lutte contre les clichés. Pour cela, il est indispensable non seulement de renforcer la formation des professionnels qui sont en contact avec ces victimes – gendarmes, policiers, médecins, juges, travailleurs sociaux, etc. –, mais aussi d’accorder davantage de moyens aux associations qui font un travail d’accompagnement et de soutien exceptionnel sur le terrain. Or, monsieur le ministre, dans ce domaine, l’État se désengage actuellement. À l’occasion de mon rapport budgétaire sur les crédits dédiés au programme « Égalité entre les hommes et les femmes », j’ai dénoncé une diminution des crédits alloués à ces associations alors que les moyens budgétaires mobilisés sont déjà nettement insuffisants au regard des besoins constatés.

En somme, mes chers collègues, nous partageons tous, je crois, une volonté commune d’aller plus loin en matière de lutte contre les violences sexuelles et de lutte contre les violences faites aux femmes. Toutefois, selon moi, la présente proposition de loi n’offre pas de solutions adaptées aux victimes ; en l’état, elle risque même de leur apporter plus de frustrations et de déceptions que de réelles améliorations.

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