Intervention de Jean-Paul Delevoye

Commission du développement durable, des infrastructures, de l'équipement et de l'aménagement du territoire — Réunion du 28 mars 2012 : 1ère réunion
Audition de M. Jean-Paul deleVoye président du conseil économique social et environnemental

Jean-Paul Delevoye, président du Conseil économique, social et environnemental (CESE) :

Je suis heureux de votre invitation, qui illustre les liens entre le Conseil et les assemblées parlementaires. La dernière révision constitutionnelle a transformé le Conseil économique et social (CES) en Conseil économique, social et environnemental ; elle y a instauré la parité, la représentation des jeunes, des mouvements écologiques et environnementaux. Le climatologue Jean Jouzel siège dans notre assemblée. L'arrivée des écologistes avait suscité des inquiétudes ; or après un an, le bilan est excellent, nos débats se sont enrichis grâce à la qualité de leurs analyses. La dimension environnementale est désormais présente dans tous nos avis. Fallait-il créer une section environnement comme nous l'avons fait ou inclure dans chaque section une dimension environnementale ? Le débat reste ouvert.

Le CESE entretient des relations fructueuses avec les conseils économiques, sociaux et environnementaux régionaux (CESER), ainsi qu'avec le Conseil économique européen, ce qui enrichit la cohérence et la portée de ses analyses. Les contributions des CESER sont très intéressantes sur le climat et l'environnement.

Il existe un paradoxe de la temporalité. Tandis que nos concitoyens, voire les politiques, vivent sous la dictature de l'urgence et de l'émotion, les vraies solutions ont souvent un effet retard et demandent une vision à vingt ou vingt-cinq ans. Le CESE se veut la « maison du temps long », ouvrant, au-delà du temps politique, des chantiers tels que l'intégration, l'éducation, la croissance verte, les nouveaux modes de consommation. D'une économie linéaire - on extrait, on produit, on consomme et on jette - nous allons passer à une économie circulaire, moins gourmande en matières premières et en énergie et pouvant dégager des économies de 500 à 600 milliards d'euros au plan européen, soit trois à quatre points de PIB. Nous entrons dans la société de la rareté.

Dans le cadre des saisines gouvernementales ou parlementaires, nous menons des analyses de court terme ; l'autosaisine porte plutôt sur le moyen et long terme, par exemple sur les changements climatiques - quoi que l'on fasse dans les dix ans qui viennent, la mécanique est lancée que rien ne pourra infléchir - qui affectent en profondeur l'agriculture, les migrations de population... Je vous invite à visiter l'exposition présentée au CESE par la Datar sur la France de 2040 : saturation des côtes et du sud, désertification d'autres régions.

Nous sommes en train de renverser la pensée politique. Condorcet considérait il y a deux cents ans qu'il fallait se concentrer sur les droits du présent afin de ne pas se lier « aux chaînes de l'avenir » ; aujourd'hui il nous faut prendre des décisions fondées sur une vision à moyen et long terme. Ce n'est cependant pas la culture dominante...

Il est temps que la France, au plan international, fasse mentir sa réputation, celle de négliger la négociation pour s'acharner à ne pas en appliquer les conclusions, à l'inverse des Anglo-saxons qui négocient pied à pied et appliquent la réglementation sitôt qu'elle est votée. Nous faisons notre part des efforts : Céline Mesquida, membre du CESE, était à Durban dans la délégation française ; nous avons demandé à participer à « Rio +20 », avec les autres conseils économiques de la planète, pour porter l'expression des représentants de la société civile et accompagner les décisions politiques.

Je ne crois pas que nous sommes « en crise ». Nous n'en sortirons pas pour revenir à l'état antérieur. Nous sommes en phase de métamorphose, qui demande débats et pédagogie. Or, quand l'ancien ne veut pas mourir, le futur ne peut pas naître. La société civile a un rôle à jouer pour accompagner les mutations. Sans respiration démocratique, les résistances et le repli l'emporteront. L'auteur de L'effondrement montre que toutes les sociétés qui ont disparu sont mortes d'un manque d'anticipation par les dirigeants politiques ou religieux. Dans la société de l'immatériel qui émerge, nous avons une lourde responsabilité à assumer.

Dans le rapport sur le G20, nous avons demandé un G20 de construction et non plus de gestion, une mobilisation environnementale - qui n'est pas sans tensions. Les économies d'énergie sont perçues par les pays émergents comme un frein à leur progrès économique ; l'Europe est isolée. Nous plaidons pour une organisation internationale de l'environnement. Les opinions publiques sont fortement sensibilisées à la question alimentaire ; les zones urbaines, dans lesquelles vivent déjà 75 % de la population mondiale, deviendront, pour certaines, des bombes sanitaires si le traitement de l'eau ou des déchets ne progresse pas. C'est sur le terreau de la précarité qu'éclosent les plus redoutables révoltes.

Nous estimons très positive la méthode du Grenelle. Je ne m'inquiète pas pour l'élection présidentielle mais pour l'après-présidentielle : le président élu, quel qu'il soit, saura-t-il réviser nos pratiques institutionnelles, mobiliser les citoyens ? Comment fonder une responsabilité collective sur des irresponsabilités individuelles ? Le monde de demain nous imposera de modifier notre culture, nos comportements, notre consommation. Il faut inventer des formes nouvelles de participation des citoyens. Précisément, le Grenelle, fondé sur la concertation et l'analyse, a été un revirement de l'histoire. Après la seconde guerre mondiale, pour empêcher les Allemands de revenir à un État fort et autoritaire, on a interdit à l'État de discuter avec les Länder et obligé les politiques à se concerter avec le monde économique. C'est ce qui fait aujourd'hui la force de l'Allemagne. Au Grenelle étaient représentées les ONG, les associations. Excellente méthode ! Certes, la dynamique initiale s'essouffle, on attend encore des décrets, les engagements ne sont pas toujours suivis d'effet, mais tout de même.

Pour changer la culture, l'éducation à l'environnement est essentielle. Notre pays - c'est le génie français - rencontre trop souvent des problèmes de gouvernance : unité de cap mais multiplicité des acteurs, qui se neutralisent.

Nous avons également réfléchi à l'émergence de nouveaux droits environnementaux - comment éviter que le principe de précaution devienne un principe de suspicion ?

Je le disais déjà comme président de l'association des maires de France (AMF), la biodiversité est une richesse patrimoniale. Les comptes des collectivités territoriales ne comportent aucune indication sur le patrimoine naturel local. Il serait intéressant, après six ans de mandat, de savoir si le maire a accru ou laissé se dégrader la valeur de ce patrimoine. Tel sera réélu grâce à des dépenses ostentatoires, au détriment d'actions qui ne se voient pas, sur le système d'alimentation en eau ou d'assainissement par exemple, mais qui préservent l'avenir.

Il est temps de passer d'une économie d'achat et de consommation à une économie de fonctionnalité et d'usage, mouvement indispensable à l'heure où les tensions sur les matières premières et l'énergie peuvent conduire à des conflits redoutables. Les agriculteurs eux aussi apprendront à produire plus sur moins de terre et avec moins d'eau et de produits chimiques. Les bâtiments se transformeront.

L'exigence de rentabilité du capital à court terme ne fait pas bon ménage avec l'amortissement à long terme des équipements : mobilisons des fonds privés, à long terme, avec un soutien public, afin d'éviter un choc de capacité de financement. C'est ainsi que la France a bâti son parc nucléaire. Comment financer des équipements amortissables à soixante ans par des prêts à dix ans ? Voilà encore un choc de temporalité !

La précarité énergétique est déjà une réalité ; 80 % des habitations sont mal isolées et, bien sûr, ce sont les plus démunis qui ont le plus de travaux à faire. Nous en débattons avec les bailleurs sociaux et les collectivités territoriales.

Nous sommes pour une traçabilité sociale et environnementale des biens et des services. L'engagement politique et syndical recule, mais chaque geste du consommateur inclut désormais du politique : il mange bio, achète une voiture à moindre consommation d'essence. Il attend plus de traçabilité.

Le Conseil s'intéresse aussi aux modifications comportementales induites par la fiscalité. Notre fiscalité est-elle ou non contraire aux objectifs de protection de l'environnement ? Les nouveaux produits incitent-ils ou non à consommer moins ? Dans le même esprit, le CESE entend mettre en place des indicateurs de développement durable. La santé, l'environnement, sont devenus des préoccupations majeures de nos concitoyens. Dès le plus jeune âge on peut apprendre les comportements alimentaires qui nuisent à la santé et à l'environnement.

Le Conseil se préoccupe bien sûr beaucoup de biodiversité, en soutenant par exemple le protocole Apa de Nagoya. Plus tôt la France le ratifiera, mieux elle pourra agir au niveau international pour une entrée en vigueur rapide. Nous souhaitons aussi qu'un statut juridique soit donné aux ressources génétiques.

Nous sommes favorables aux financements innovants comme la taxe sur les transactions financières. Nous souhaitons l'intégration du capital naturel dans la comptabilité publique et privée, c'est-à-dire la prise en compte de la dimension patrimoniale de la biodiversité.

Le Conseil a participé à la conférence de Durban sur le climat. Nous en aurons une restitution en séance plénière ; de tels exposés ou conférences magistrales sont fort utiles à la prise de conscience des problématiques environnementales par tous les membres du Conseil. Je signale que nous avons voté à l'unanimité, représentants syndicaux des salariés, des patrons, représentants des familles, des jeunes et tous les autres, l'avis sur la compétitivité : c'est un fait politique majeur. A propos de conférences en séance plénière, je veux citer celle de Catherine Chabaud sur le plancton, de retour de l'expédition Tara.

Nous réclamons une meilleure gouvernance internationale sur le climat. Il est indispensable de placer haut notre ambition et de prolonger le protocole de Kyoto pour le transformer en accord global. Ne remettons pas à plus tard cette lutte ! En Europe, appuyons-nous sur une stratégie de long terme, car si nous sommes tous orphelins d'une utopie collective, nous conservons une espérance politique. L'Europe pourrait être un acteur exemplaire de la lutte contre le changement climatique.

Dans les négociations internationales, le rôle de l'agriculture est sans cesse minoré, c'est dommage. Il est indispensable de protéger les forêts tropicales primaires, en Guyane comme au Congo. Comment concilier combustible agricole, alimentation, protection des forêts ? Mobilisons aussi des financements issus des transports internationaux.

J'ai découvert au CESE la question des plateformes pétrolières. Il y a là un sujet pour le législateur, car lorsqu'une plateforme voyage, elle relève du droit maritime international, et quand elle stationne, du droit du pays ; il y a en outre des conflits entre le code minier et le code de l'environnement ; les plateformes ne sont pas des établissements classés ; enfin, le principe de pollueur-payeur ne leur est pas applicable. Souvenez-vous de la catastrophe dans le golfe du Mexique. Il y a des progrès à faire dans la réglementation nationale et internationale.

M. Mariotti va vous présenter l'avis rendu par le CESE sur le Schéma national des infrastructures de transport (SNIT).

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