Intervention de Thierry Mathou

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 7 février 2012 : 1ère réunion
Audition de M. Thierry Mathou ambassadeur de france en birmanie

Thierry Mathou, ambassadeur de France en Birmanie :

Merci tout d'abord, Messieurs les présidents, pour votre accueil. Je vais vous présenter les ressorts mais aussi les limites de ce que nous pouvons appeler désormais, et je le fais sans hésitation quant à moi, la transition démocratique à l'oeuvre en Birmanie. Pourquoi intervient-elle maintenant ? Quelles sont ses conséquences, notamment pour la France ?

En introduction, je dirais qu'elle est caractérisée par trois facteurs singuliers. D'abord, c'est une transition octroyée par le pouvoir en place : elle a en effet été prévue par la junte désormais dissoute, ce qui la distingue nettement des printemps arabes nés de la révolte de la rue, ou encore de la transition libyenne accélérée par une intervention extérieure. Cette transition a été voulue et pensée par l'ancien régime. Deuxièmement, elle n'est pas le fruit de l'altruisme de l'ancienne junte, mais le résultat d'un calcul d'intérêts bien pesés, plus ou moins légitimes, rendant la démocratisation nécessaire. Enfin, Mme Aung San Suu Kyi, « la Dame », comme on l'appelle en Birmanie, n'est pas à l'origine de cette transition démocratique, malgré sa visibilité nationale et internationale. Elle est toutefois appelée à y jouer un rôle croissant.

Pourquoi l'ouverture du régime s'effectue-t-elle aujourd'hui ? J'y vois principalement trois raisons. D'abord, la junte en place jusqu'à l'année dernière était confrontée à la question de la succession du précédent dirigeant. Fréquemment, les nouveaux dictateurs ont pour réflexe d'emprisonner leur prédécesseur. L'ancien président, en quelque sorte pour s'assurer ce que l'on pourrait qualifier une « retraite tranquille », a choisi d'organiser une transition en douceur, en sept étapes, planifiées dès 2002. Et, de fait, le régime précédent a fait ce qu'il annonçait. Naturellement, des conservatismes se sont exprimés. Et si l'évolution de fond est très positive, les principaux défis démocratiques n'ont pas encore été surmontés, comme, par exemple, celui du rôle de l'armée qui reste important dans les institutions ou encore des privilèges économiques dont jouissent nombre d'affidés de l'ancien régime. Ces paramètres n'ont en effet pas encore été remis en cause.

Deuxième cause de la transition, les considérations économiques. Dans les années 50, la Birmanie était le pays le plus riche de la région, premier exportateur mondial de riz, disposant de ressources minières et agricoles. Deuxième pays de l'Asie du Sud-Est en superficie, ce pays de plus de 50 millions d'habitants est aujourd'hui l'un des plus pauvres du monde. Pour maintenir leur rente de situation, l'économie de prédation ayant atteint ses limites, mais également pour développer l'économie au profit de la population -priorité désormais affichée par le régime actuel- les dirigeants de l'ancien régime avaient pris conscience du besoin d'accéder aux circuits de financement internationaux, mais aussi de la nécessité de mettre en oeuvre une nouvelle politique économique. Le retard de développement est frappant par rapport aux autres pays de la région ; il a agi comme un déclencheur de la libéralisation politique, elle-même clé d'accès, par le biais de la levée des sanctions, aux financements du FMI et de la Banque mondiale.

La troisième raison de cette ouverture est la pression internationale exercée sur la Birmanie. Il s'agit d'abord du poids de la Chine, partenaire sinon exclusif du moins prédominant, tant sur les plans économique que politique et militaire. La Birmanie cherche à diversifier ses relations. Tant les gouvernants que la population ont une « soif d'occident » et, singulièrement, une soif d'Amérique. Il s'agit ensuite de l'insertion de la Birmanie dans son environnement régional. Le pays a obtenu une victoire diplomatique importante avec la présidence de l'ASEAN en 2014, et souhaite être à la hauteur de cet objectif. L'intégration régionale va s'accélérer en 2015 puisqu'une convergence économique des pays membres de l'ASEAN les engagera dans une unification plus poussée. Enfin, les sanctions, qui ont pu paraître inefficaces en ce qu'elles n'ont pas permis de circonvenir le régime birman, ont toutefois joué un rôle important à plusieurs titres : tout d'abord les généraux birmans ne pouvaient se satisfaire durablement de leur marginalisation internationale, y compris sur un plan personnel : impossibilité de circuler librement ou d'envoyer leurs enfants étudier aux Etats-Unis ou dans l'Union européenne. Cette mise au ban de la scène internationale a fini par produire des effets. Ensuite, et surtout, comme je le disais, les sanctions imposées par les Occidentaux ont bloqué l'accès aux financements internationaux.

C'est donc une analyse objective et pragmatique qui a amené le régime à s'ouvrir et à engager une transition démocratique. La France et l'Union européenne l'évaluent à l'aune de trois critères.

Le premier est la réalité de l'ouverture politique, pour laquelle on peut estimer que des étapes très importantes ont été franchies. Après la mise en place du nouveau régime, en mars dernier, une période d'observation s'est tout d'abord installée jusqu'à la mi-juillet, faite essentiellement de déclarations d'intentions. Une deuxième phase s'est enclenchée mi-août avec un événement important : le Président de la République a pris l'initiative d'une rencontre avec Mme Aung San Suu Kyi, contact qualifié par elle d'excellent, et qui a permis l'enclenchement d'un processus vertueux.

Je rappelle que Mme Aung San Suu Kyi n'est pour rien dans le déclenchement du processus d'ouverture politique, mais les autorités ont intégré son extraordinaire popularité. Elle fait désormais partie de leur stratégie d'ouverture. Son image a d'ailleurs quelque peu changé : jusqu'à la mi-juillet, elle était l'icône au-dessus de la mêlée, aux objectifs et à la stratégie imprécis, incarnant la lutte pour les droits de l'homme. Après sa rencontre avec le Président de la République, la « Dame » a changé d'approche, jugeant ce dernier digne de confiance. Je rappelle qu'en novembre 2010 elle avait choisi, dans le même cadre constitutionnel qu'aujourd'hui, de ne pas participer aux élections compte tenu du poids excessif de l'armée. Sa décision est aujourd'hui de participer aux élections du 1er avril prochain, ce qui reflète un changement d'orientation et une volonté de ne pas rester au bord de la route et d'accompagner le changement, quitte à prendre des risques et à être critiquée, à l'intérieur comme à l'extérieur, pour son engagement. Un deuxième motif pourrait être qu'une fois élue, elle pourrait peser plus directement et, en particulier, avoir un accès direct aux militaires, qui, avec le parti gouvernemental, l'USDP, formeront toujours la majorité du Parlement, puisque je rappelle que les élections du mois d'avril ne concerneront qu'une cinquantaine de sièges sur plus de 600 et ne seront donc pas de nature à changer le cours des choses. Dans chacune des deux assemblées birmanes, un quart des sièges est toujours réservé aux militaires. Considérant ces derniers comme l'une des clés de l'évolution politique du pays, elle souhaite pouvoir engager un dialogue constructif avec les militaires du Parlement pour obtenir une réforme de la Constitution, et ce avant les élections générales à venir en 2015.

L'évolution du processus politique est donc positive et encourageante : le principal parti d'opposition est légalisé, il fait campagne, ses leaders, au premier rang desquels Mme Aung San Suu Kyi, se déplacent librement et suscitent l'enthousiasme populaire. Tout laisse à penser aujourd'hui que la clarté et la transparence des élections seront respectées même s'il convient de rester vigilant. Paradoxalement, on peut relever que le président en place à créé les conditions d'une victoire de l'opposition, au terme d'un calcul -mesuré, puisque seulement 48 sièges sur plus de 600 sont en jeu-, les prochaines élections partielles faisant figure de test de la démocratisation du pays.

Il existe d'ailleurs une certaine « surenchère à la démocratisation » au sein du régime, qui me paraît être une clé de lecture interne plus pertinente que le traditionnel clivage entre réformateurs et conservateurs. En effet, les deux hommes forts sont actuellement le Président de la République et le Président de l'Assemblée nationale. Ce dernier a pris l'initiative, dès la deuxième session parlementaire ouverte sous le régime de la nouvelle Constitution, de dépasser les quinze jours annuels de réunion, pour siéger finalement plusieurs mois. La troisième session vient de s'ouvrir. Le Président de la chambre basse, aux ambitions politiques avérées, pour exister face à l'exécutif, fait de la surenchère en démocratisation, ce qui me paraît un processus politique à la fois inédit et plutôt vertueux.

Le sort des prisonniers politiques est le deuxième sujet majeur aux yeux de la France. Le régime birman procédait couramment à des incarcérations arbitraires de prisonniers politiques. On assiste, depuis quelques mois, à des libérations massives. Au-delà de la polémique sur les chiffres exacts, on peut constater que l'ensemble des grands leaders, moines, étudiants, syndicalistes, ont été libérés. La France a toujours insisté et insiste encore sur la libération de tous les prisonniers politiques et renvoie à une discussion bilatérale interne à la Birmanie pour la détermination précise de leur nombre. Nous insistons également pour que le CICR soit autorisé à retourner dans les prisons birmanes. Le dossier des prisonniers politiques évolue favorablement ; la visite d'Alain Juppé, en janvier, est intervenue au lendemain de la libération de plus de 200 prisonniers politiques. Le ministre d'État a pu rencontrer les principaux leaders libérés. Nous faisons un suivi très précis de cette question et invitons les autorités birmanes à poursuivre sur la voie qu'elles ont ouverte.

Reste la question la plus difficile, celle de la situation des minorités ethniques en Birmanie. 30 % des Birmans ne sont pas des Bamars. Onze groupes armés se sont engagés dans la rébellion. Le pays a connu une récente phase de tension en juin dernier, notamment dans le Kachin. Le Gouvernement a fait preuve de bonne volonté sur la question puisque 10 groupes armés ont désormais signé un accord de cessez-le-feu. Seul le groupe Kachin ne l'a pas encore fait. En effet, le Gouvernement a une stratégie en trois étapes, qui vise d'abord à conclure des accords de cessez-le-feu séparés avec chaque groupe armé, puis à engager des discussions bilatérales sur leur situation économique et leurs droits politiques, avant de soumettre enfin un accord global au Parlement. Le groupe Kachin refuse ce séquençage et souhaite discuter simultanément de la question du dépôt des armes et des droits économiques et politiques. Tout récemment, il y a à peine quatre jours, le principal conseiller politique du Président de la République m'a indiqué que le régime acceptait de mener ces deux dialogues de front, ce qui serait un signal très positif s'il est confirmé.

La transition birmane, pour encourageante qu'elle soit, comporte toutefois certaines limites. Il faut d'abord s'interroger sur la nature même d'un processus « octroyé » par les dirigeants, sans réelle implication du peuple. Ensuite, il faut observer qu'aucune réforme économique concrète ayant des impacts directs pour la population n'a pour l'instant été entreprise, aucune stratégie fixée en la matière, aucune priorité définie.

Des tensions pourraient se manifester, en particulier, s'agissant de la situation économique des minorités ethniques. J'ajoute que les clans des barons de la drogue et autres trafiquants ont intérêt au maintien du statu quo, de même que certains extrémistes, qu'ils soient en exil ou dans le pays. Enfin, la volonté réformiste du sommet peine à être transformée par la technostructure, puisque la bureaucratie hésite encore sur la conduite à tenir. On estime que, sur le cercle de la soixantaine de dirigeants birmans, trente sont convaincus de l'intérêt de la réforme, une petite dizaine de « conservateurs » résistant à toute évolution, les autres hésitant entre les deux attitudes. D'une façon générale, l'administration mal formée, est encore peu réactive. Le principal problème est l'absence d'expertise et de formation. Par le passé, la junte s'est employée à détruire les corps intermédiaires qui structuraient la société, à l'exception notable bien évidemment de l'armée (et des corps monastiques). Les professions libérales ont été désorganisées, les universités, fermées pendant quatre ans, ont été reléguées à la périphérie des villes. Jusqu'à présent, l'armée a joué le jeu de la transition : rentrée dans ses casernes, elle ne contrôle plus la gestion quotidienne des affaires gouvernementales. Mais le véritable test sera la mise en oeuvre de réformes économiques qui devront s'attaquer réellement à la corruption et aux potentats.

Comment la France accompagne-t-elle ce mouvement ? La récente visite du ministre d'Etat, Alain Juppé, a eu trois effets directs. D'abord, la levée du verrou psychologique : dans les cercles de décision, mais aussi dans l'opinion publique et dans les médias, la Birmanie faisait l'objet d'une approche souvent manichéenne; cette visite a mis en lumière une réalité plus complexe. Ensuite, la France a eu un rôle moteur au sein du Conseil européen pour amorcer comme l'a souhaité le ministre d'Etat la levée des sanctions par étapes, dans le cadre d'un processus d'adaptation de la position commune qui doit être conclu d'ici la fin avril. Enfin, le ministre a annoncé l'augmentation des moyens, notamment de coopération, alloués à la Birmanie, dans des domaines comme la culture et l'accompagnement de la société civile. Je souligne l'environnement très compétitif qui se dessine en Birmanie, y compris en matière de coopération : Américains, Britanniques, en particulier, mais aussi Allemands ou Australiens se préparent. Il me semble essentiel d'être présent aux côtés du peuple birman, en engageant une normalisation progressive de notre relation avec ce pays non seulement sur le plan politique, mais aussi, et ce sera la dernière étape, dans le domaine économique.

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