Merci Monsieur le président. Je vous remercie de l'honneur que vous me faites en m'invitant à participer aux travaux de votre commission. Monsieur Lamorlette se concentrera sur la fiscalité internationale des personnes physiques, tandis que je traiterai celle des personnes morales.
L'objet de votre commission d'enquête est « l'évasion des capitaux et des actifs hors de France, et ses incidences fiscales. » Il s'agit d'un sujet vaste et difficile, que l'on a plus souvent l'habitude de voir entre les mains des membres de l'Assemblée nationale. Toutefois, lors de mes travaux préparatoires, j'ai trouvé dans les archives du Sénat une proposition de résolution datant de 1972 ; une commission d'enquête s'était alors penchée sur « les procédés frauduleux auxquels recourent les sociétés pour échapper à l'imposition, et sur la législation permettant l'évasion fiscale ». Certains passages de cette résolution restent d'une actualité troublante. L'exposé des motifs justifiant la création de la commission d'enquête se divise en trois temps : une description du champ d'étude, une typologie des formes d'évasion fiscale internationale, et une analyse des politiques publiques qui existaient à l'époque. Dans le premier temps, il est noté que « c'est au niveau des grandes entreprises que se situe la fraude. Elle est pratiquée par une minorité, par de puissants affairistes, par des parasites qui polluent le régime capitaliste, par des entreprises et des catégories de contribuables qui disposent de moyens de dissimuler une partie de leurs ressources et d'utiliser au maximum l'inextricable maquis de la fiscalité bourgeoise ».
Au-delà d'un vocabulaire connoté politiquement, on peut noter la remarque portant sur la complexité du régime fiscal français : quarante ans plus tard, le même constat peut-être fait, et il est à la base de l'évasion fiscale. Par ailleurs, la typologie des formes d'évasion fiscale internationale notait que « les bénéfices réalisés à l'intérieur d'un groupe de dimension internationale peuvent aisément être localisés dans les pays où la pression fiscale est la plus faible. » Cette logique est désormais encadrée par la problématique des prix de transfert, sur laquelle nous pourrons revenir ultérieurement. S'agissant enfin des politiques publiques, la résolution de 1972 posait la question suivante : « Devant une telle situation, que fait le gouvernement ? Il parle beaucoup et régulièrement de la lutte contre la fraude » - à l'époque venait d'être mis en place le Conseil des impôts, qui est devenu le Conseil des Prélèvements Obligatoires (CPO) - « mais dans le même temps il réduit toujours davantage la base de l'impôt sur les sociétés, et organise lui-même l'évasion fiscale au moyen de faveurs et de mesures discriminatoires prises au bénéfice des sociétés et de leurs actionnaires. »
Le « mitage » de l'impôt sur les sociétés a fait l'objet de nombreuses discussions ces derniers temps, et le président de cette commission a rédigé un rapport sur le sujet. Toutefois, cette problématique ne doit pas être confondue avec celle de l'évasion fiscale, et il convient de distinguer ce qui relève de la complexité du régime fiscal français et ce qui relève des tentatives d'évasion et de fraude fiscale. J'aurais souhaité ordonner mon propos selon la même structure que l'exposé des motifs de la résolution de 1972, mais je limiterai mon exposé à des questions de définition. Il est fondamental, à ce stade de vos travaux, que les termes soient bien compris de tous. Cela permettra de poser un diagnostic complet et sans parti pris sur ces enjeux très complexes.
Le premier rapport du CPO, qui date de 2007, s'était penché sur la question de la fraude aux prélèvements obligatoires. A cette occasion, le CPO avait tenté de définir les termes du débat. Paradoxalement, les notions de fraude, d'optimisation ou d'évasion fiscale, qui sont fréquemment employées dans le débat public - parfois à tort et à travers par la presse -, font rarement l'objet de définitions consensuelles, tant au niveau national qu'international. Je vous propose les définitions suivantes.
La fraude fiscale est un acte intentionnel de la part des contribuables qui cherchent à contourner la loi pour éviter le paiement d'un prélèvement obligatoire. Il s'agit d'un comportement délictuel délibéré qui présente donc un caractère pénal. Ce phénomène, très circonscrit juridiquement, est difficile à évaluer. L'Union européenne estime que la fraude, à l'échelle des 27 Etats membres, représente de 2 à 5 % du PIB, soit environ 40 milliards d'euros pour la France ; cette évaluation est en ligne avec celle dressée par le CPO dans son rapport de 2007. Le Syndicat National Unifié des Impôts (SNUI) estime quant à lui que la fraude fiscale se situerait entre 42 et 51 milliards d'euros. Cette somme peut être mise en parallèle avec le montant de l'impôt sur le revenu ou le montant des intérêts de la dette, ce qui ne manque pas d'interpeller.
L'optimisation fiscale comprend également un élément intentionnel, mais est parfaitement légale. Il s'agit pour le contribuable de minorer le montant de son impôt sans contrevenir à la loi et sans se soustraire à ses obligations. L'optimisation fiscale tire parti des possibilités offertes par notre régime fiscal, ce qui n'a rien d'illégal, comme le reconnaît le juge de l'impôt au nom du principe de non-immixtion. La différence fondamentale entre l'optimisation et la fraude est donc l'effet correcteur que le législateur peut avoir. En effet, le législateur peut décider de mettre fin à tout moment aux systèmes d'optimisation fiscale en changeant la loi, alors qu'il ne peut éliminer la fraude par ce seul moyen. Il faut donc se garder de toute confusion entre fraude et optimisation fiscale, qui serait préjudiciable à la sécurité juridique, à laquelle le Sénat est très attaché. La question de l'optimisation fiscale trouve une traduction actuelle dans les dépenses fiscales et les niches sociales : bien que ces dispositifs puissent être perçus comme discriminatoires ou inégalitaires, l'utilisation de tels régimes n'est pas constitutive de fraude.
L'évasion fiscale est la notion la plus employée, mais la plus impropre d'un point de vue juridique. Cette notion recouvre à la fois l'optimisation et la fraude fiscale, ce qui contribue à la confusion entre les deux termes. Certaines personnes estiment que l'évasion renvoie à la fois à l'optimisation dans la mesure où les procédés sont légaux, et à la fraude dans la mesure où elle procède d'une intention. Cependant, cette définition ne me semble pas satisfaisante, et je crois que vos travaux devront s'attacher à préciser finement la définition que votre Commission retiendra de cette notion, sous peine de rendre moins effectives vos recommandations.
Je souhaite insister sur la nécessité de distinguer l'optimisation et la fraude fiscale. J'aurais volontiers abordé les prix de transferts et les mécanismes de répression de l'évasion et de la fraude fiscale internationale, mais je garde ces sujets pour les questions.