En matière de transactions financières et commerciale, les paradis fiscaux sont souvent présentés comme des « fluidifiants ». La moitié du commerce mondial transite par les paradis fiscaux, qui représentent 3 % de l'économie mondiale. Ces paradis fiscaux fonctionnent comme un jeu de miroir : l'objectif est de présenter les choses différemment de ce qu'elles sont. C'est le cas lorsque l'on parle de la délocalisation fiscale de Colgate-Palmolive : la valeur est produite en France ou en Allemagne, où se trouvent les usines et les marchés, mais les bénéfices apparaissent en Suisse. C'est également le cas lorsque l'exploitation pétrolière ou l'exploitation forestière ne génèrent que des pertes dans les pays où a lieu l'exploitation, tandis que les bénéfices apparaissent en Suisse ou dans un autre paradis fiscal. La déconnexion entre le lieu où la richesse est produite et le lieu où les bénéfices apparaissent est de plus en plus importante. Or, la production de biens ou de services nécessite un environnement favorable : main d'oeuvre qualifiée, infrastructures, système de santé, etc. En asséchant l'assiette fiscale des pays, les paradis fiscaux créent des distorsions extrêmement dommageables pour des raisons illégitimes.
Dans le cadre de mon livre, j'ai interrogé plusieurs acteurs sur l'utilité des paradis fiscaux, et aucun n'a pu me trouver une quelconque utilité aux paradis fiscaux. Pour dire la chose de manière très simple, les paradis fiscaux ne servent qu'à voler nos impôts en les attirant grâce à divers mécanismes, sans contribuer à la production de richesses. Il s'agit, de mon point de vue, d'un dysfonctionnement majeur de l'économie mondiale. Or, les paradis fiscaux sont devenus un rouage essentiel du fonctionnement de l'économie. Le rôle des paradis fiscaux en matière de blanchiment ou de corruption est anecdotique, malgré la gravité de ces sujets : l'évasion fiscale des particuliers ou des entreprises représente l'essentiel de leurs activités.
Je souhaitais profiter de mon séjour à Jersey, qui s'est déroulé au moment où le G20 était mobilisé contre les paradis fiscaux, pour savoir comment les fonds d'investissements, les banques ou les trustees réagissaient à « l'agression » qu'ils subissaient. J'ai passé une journée entière au téléphone, et je me suis toujours vu répondre - de manière très aimable - que les personnes que je souhaitais interroger n'étaient pas disponibles. Au bout d'une quinzaine de tentatives infructueuses, j'ai décidé de me présenter comme un journaliste souhaitant présenter les produits financiers proposés à Jersey, et l'intérêt de ces produits. J'ai alors obtenu trois réponses positives. Certes, ma démarche était discutable d'un point de vue déontologique, mais il est parfois nécessaire de recourir à ce type de procédé. J'ai rencontré le gérant d'un des principaux fonds d'investissement locaux, et la conversation s'est très bien passée aussi longtemps que nous avons discuté de ses produits financiers et de sa clientèle. Lorsque j'ai évoqué l'offensive du G20, j'ai vu mon interlocuteur se raidir, avant qu'il mette fin à l'interview. C'est la première fois que je me suis retrouvé dans une telle situation, alors qu'il m'est déjà arrivé de mener des interviews « musclées » avec des élus ou des chefs d'entreprises. On m'a bien expliqué qu'il n'était pas possible de discuter des sujets que je souhaitais évoquer. Les anglo-saxons ont d'ailleurs une relation beaucoup plus hypocrite avec l'évasion fiscale que les Suisses. Si vous vous rendez à Jersey, vous rencontrerez probablement Jersey Finance, qui est l'organisation représentative de l'industrie financière locale, qui vous dira que tout se passe pour le mieux, et mettra en avant le fait que l'île est sortie de la liste noire de l'OCDE pointant du doigt les territoires non-coopératifs. Pourtant, comme l'a montré le travail réalisé sous la houlette de Valérie Pécresse, les demandes d'informations ne reviennent pas, malgré les engagements pris et les menaces du G20. En fait, dans un certain nombre de cas, l'information n'existe pas : il n'y a pas, à Jersey, de registre public des trusts et de leurs bénéficiaires.
Jersey exporte des bananes, bien qu'il s'agisse d'une île anglo-normande qui ne compte aucun bananier. L'enquête menée à ce sujet n'est pas de mon fait, mais a été réalisée par le Guardian avec l'aide d'un certain nombre de spécialistes de la question. Je vous suggère notamment d'auditionner John Christensen, originaire de Jersey, qui y a travaillé comme conseiller économique pour le gouvernement, et a pu étudier en profondeur le fonctionnement de l'île. Après sa démission, il a fondé l'association Tax Justice Network, qui fédère des associations du monde entier et constitue une très riche source d'informations dans un domaine où il est difficile d'en obtenir. Il s'agit d'un excellent spécialiste du sujet, qui a enquêté pour savoir pourquoi les grandes sociétés de négoce de bananes (Chiquita, Del Monte et Dole), qui ont toutes leurs sièges aux Etats-Unis, avaient un taux d'imposition largement inférieur au taux d'imposition américain. La raison est très simple : ces entreprises disposent d'un grand nombre de filiales dans les paradis fiscaux. Toutefois, l'enquête illustrait également la manière dont se décomposait le prix final de la banane. Le coût de la main d'oeuvre au Costa Rica est d'environ 1,5 centime par banane, celle-ci étant ensuite revendue 50 centimes au commerçant anglais - qui lui-même la revend au prix de 1 euro. Le reste passe par les paradis fiscaux. Les entreprises sont structurées de manière à ce que le transport soit assuré par une filiale aux Bermudes, l'assurance par une filiale aux Caïmans, l'affrètement dans un troisième paradis fiscal, etc. A chaque étape, une partie de la plus-value réalisée entre l'exportation initiale et la vente au commerçant est partagée par des filiales domiciliées dans les paradis fiscaux. Cet exemple est très parlant, car la banane est le fruit le plus consommé au monde. Or, ni le Royaume-Uni, destination finale de la banane, ni le Costa Rica, ne gagnent grand-chose à l'exploitation de ce fruit.