Merci de nous accueillir aujourd'hui pour parler de ce sujet très vaste. J'essayerai de borner mon exposé à une quinzaine de minutes afin de ne pas trop abuser de votre temps. Si vous le permettez, je commencerai par poser la question de la définition de votre sujet. Après avoir répondu à cette question, je me concentrerai sur la fraude fiscale, puisque la plupart de vos questions portaient sur ce sujet. Enfin, j'aborderai des éléments communs à la fraude et à l'optimisation.
L'évasion fiscale a deux composantes distinctes : la fraude, qui consiste à échapper délibérément à l'obligation fiscale, et va parfois jusqu'à l'escroquerie ou au blanchiment ; l'optimisation, qui regroupe les pratiques par lesquelles particuliers ou entreprises mettent à profit les dispositions fiscales ou l'interprétation qui peut en être faite. L'optimisation fiscale peut elle-même revêtir plusieurs aspects : expatriation physique d'une personne pour échapper à l'impôt, ou décalage volontaire entre le lieu où se réalise l'activité et le lieu de l'imposition.
Quels sont les types d'enjeux, et comment situer les problèmes les uns par rapport aux autres ? L'absence de chiffres sera l'une des difficultés auxquelles se heurtera votre commission. Ni la DGFiP, ni la douane ne sont en état de produire des renseignements chiffrés sur les sujets que vous évoquez. Toutefois, je crois que l'on peut dire vraisemblablement que l'évasion fiscale internationale est plus faible que l'évasion fiscale à l'intérieur même de notre pays. En effet, dans notre pays, certaines pratiques comme le travail au noir se traduisent par une évasion fiscale. Par ailleurs, il est vraisemblable que la fraude internationale, si importante qu'elle soit, représente un montant inférieur au montant de l'optimisation fiscale. Quantitativement, le sujet de l'optimisation est probablement le plus important parmi ceux que vous traitez.
De nombreuses sociétés françaises proposent en toute légalité leurs services pour déplacer les activités d'autres entreprises dans des centres offshore. Plus de 20 % des filiales des 50 plus grandes entreprises européennes sont localisées dans les paradis fiscaux, et les grandes entreprises, parce qu'elles utilisent à plein les possibilités de la fiscalité, payent un impôt sur les bénéfices très inférieur au taux théorique de 33 %. Notre système fiscal a à la fois des taux théoriques très élevés et de très nombreuses niches fiscales et possibilités d'exonérations. Le cumul de ces taux très élevés et de plus de 500 dispositifs fiscaux fait de l'optimisation une tentation naturelle. En outre, des activités économiques entières fonctionnent grâce à des systèmes de ce type : navires battant pavillon étranger, aéronefs achetés en leasing à l'étranger, plus-values immobilières cantonnées dans des pays n'imposant pas les plus-values, e-commerce réalisé à partir d'autres territoires, etc.
L'optimisation fiscale se concentre vraisemblablement sur l'impôt sur les sociétés, tandis que la fraude concerne davantage la TVA. Il n'existe pas de chiffres, mais nous disposons de certaines données. Nous avons d'ailleurs remis il y a quelques jours à la commission des finances de l'Assemblée nationale un rapport sur la gestion et les contrôles de la TVA, que j'irai présenter demain devant cette Commission ; votre Commission pourra évidemment utiliser ce rapport après sa publication. La fraude à la TVA représente environ 10 milliards d'euros au niveau national et international, et la TVA est deux fois plus fraudée que la moyenne des autres impôts. S'agissant de la fraude « carrousel », nous avons étudié dans notre rapport public annuel comment avait pu se prolonger la fraude aux quotas de CO2 ; la TVA, dans un système très internationalisé, est génératrice de fraude. Quant à l'impôt sur les sociétés, il est particulièrement propice à l'optimisation compte tenu des différences entre les systèmes fiscaux, même au sein de l'Europe.
Le développement de l'évasion fiscale tient à l'ouverture des échanges et des mouvements de capitaux et de marchandises, à la diversité des taux existants, à la dématérialisation d'une part croissante de l'économie, ainsi qu'à la dématérialisation des transactions, qui facilite la délocalisation des activités et le décalage entre le lieu de l'activité réelle et le lieu d'imposition. Plusieurs chapitres du dernier rapport annuel de la Cour des comptes traitaient du contrôle fiscal, et nous continuons à travailler sur ces sujets. Ainsi, nous avons programmé des contrôles sur la gestion et le contrôle de l'impôt sur les sociétés, ainsi que sur le bilan de l'action de l'Etat contre la fraude fiscale internationale. Toutefois, ces travaux sont plutôt positionnés sur la seconde partie de l'année.
L'organisation de la lutte contre la fraude n'est pas satisfaisante. Cette question relève d'abord du législateur, et le Parlement a d'ailleurs beaucoup oeuvré dans ce domaine. Toutefois, en définitive, l'organisation dépend des directions chargées du contrôle et des pratiques qu'elles mettent en oeuvre. Nous avons constaté, à l'occasion du bilan de la fusion la DGFiP - remis à la Commission des finances du Sénat en octobre 2011 et prolongé par un rapport sur les relations entre l'administration fiscale et ses usagers publié en janvier -, que le contrôle fiscal était resté à l'écart des réorganisations effectuées à l'occasion de la fusion. La DGFiP partage d'ailleurs ce constat. Ainsi, face à une fraude évolutive, inventive et mobile, l'administration est restée statique. En outre, l'administration est cloisonnée. Trois entités de Bercy concourent à des actions en matière de fraude fiscale :
- la DGFiP ;
- Tracfin, qui agit en matière de blanchiment ;
- la direction générale des douanes et droits indirects, au sein de laquelle la direction Nationale du Renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) est active en matière de fraude carrousel.
Nous avons montré que le cloisonnement entre ces entités était en bonne partie à l'origine de la prolongation excessive de la fraude aux quotas de CO2, qui a coûté 1,6 milliard d'euros. A l'intérieur même de la DGFiP, il existe trois directions nationales d'enquête, dont nous avons montré que la coopération était insuffisante. Entre les différentes structures, Bercy procède traditionnellement par la conclusion de protocoles, comme s'il s'agissait d'Etats indépendants. Le dernier protocole entre la Douane et la DGFiP date de mars 2011, et permet aux deux entités d'accéder mutuellement à leurs bases de données. Toutefois, une fraude relève parfois à la fois du blanchiment et de la fraude fiscale. A l'époque où ces deux domaines étaient considérés comme distincts, l'organisation en tuyaux d'orgues entre Tracfin et la DGFiP se justifiait, même au regard des directives européennes, mais la réalité a désormais évolué. Notre diagnostic est donc qu'il existe un problème d'organisation au sein du ministère des finances. Il est nécessaire de disposer d'un système interconnecté, et l'existence d'une base de données commune serait préférable. Nous ne méconnaissons pas le montant des investissements nécessaires, mais nous pensons que l'enjeu le vaut.
Outre l'organisation, il existe des problèmes de recrutement. Comment détecter la fraude fiscale si tous les agents chargés de la repérer et de la poursuivre ont la même formation ? Il faudrait faire appel à des techniciens d'origines et de formations différentes. Nous avons également mis à jour des problèmes de gestion des ressources humaines, avec une mobilité excessive dans les directions basées en région parisienne, et des problèmes de formation au sein des directions nationales et régionales.
Il existe aussi vraisemblablement un problème de redimensionnement entre les unités régionales et les unités nationales : la DGFiP compte 12 600 agents travaillant sur le contrôle fiscal, mais seuls 1 100 d'entre eux travaillent au sein des trois directions nationales. Compte tenu de l'ampleur des problèmes actuels, une réflexion doit être menée sur cette répartition. Nous pensons donc qu'il convient de mettre au point un plan d'action à cinq ans. La ministre du budget a d'ailleurs souscrit à cette idée dans la réponse qu'elle nous a adressée. En raison de l'urgence, la TVA devrait quant à elle faire l'objet d'un plan d'action à trois ans.
Aujourd'hui, il n'existe ni typologie, ni cartographie des risques fiscaux, notamment en matière d'évasion internationale. Il convient donc d'en bâtir une, ce qui nécessite du temps et un plan approprié. Nous avons étudié la pratique des nouveaux pouvoirs conférés par le législateur aux administrations au cours des dernières années. Il serait prématuré de réaliser un bilan définitif, mais il apparaît qu'un certain nombre de nouveaux pouvoirs n'ont été utilisés que de manière limitée. Ainsi, la flagrance fiscale n'a été utilisée que 27 fois depuis sa création il y a deux ans. Evidemment, les services avaient besoin d'un certain temps pour s'approprier ce dispositif, mais son utilisation est restée limitée.
La coopération internationale est un enjeu majeur en matière de fraude internationale. Certes, la France a conclu de nombreuses conventions, mais il existe une divergence entre ce qui est fait en matière de blanchiment et ce qui est fait en matière fiscale. Ainsi, l'Iran, le Pakistan, l'Indonésie, l'Ethiopie et la Thaïlande ont cessé d'être considérés comme des Etats non-coopératifs du point de vue fiscal parce qu'ils ont conclu une convention fiscale d'accès aux renseignements bancaires avec la France. Or, d'après le Groupe d'action financière (GAFI), qui est un organisme intergouvernemental compétent en matière de blanchiment, ces mêmes états présentent des défaillances et n'appartiennent pas à la catégorie des pays réputés transparents. En février 2012, le GAFI a d'ailleurs accepté une avancée majeure en introduisant la fraude fiscale dans les infractions sous-jacentes du blanchiment, et il convient de tirer toutes les conséquences de la fin de la séparation entre blanchiment et fraude fiscale en unifiant les listes et les critères utilisés pour établir ces listes.
Lorsque l'on observe la coopération internationale concrète, c'est-à-dire les actions menées par la France à la demande de ses partenaires et réciproquement, on voit que le bilan en matière de redressement sur la TVA nationale est faible par rapport au volume vraisemblable de la fraude, puisqu'il ne s'élève qu'à 474 millions d'euros - ce qui ne signifie pas que cette somme ait été recouvrée. En outre, ce bilan est plutôt en baisse par rapport à 2008, puisqu'il s'élevait alors à 615 millions d'euros. Les résultats de l'assistance communautaire sont également préoccupants : en 2010, les créances françaises recouvrées à l'étranger au titre de la TVA s'élevaient à 6 millions d'euros, tandis que les créances étrangères recouvrées en France s'élevaient à 2 millions d'euros. La coopération internationale et l'assistance communautaire ont donc un produit réel limité, ce qui pose des questions en matière de détection et de recouvrement.
Je voudrais évoquer quelques difficultés qui relèvent à la fois de la fraude et de l'optimisation. L'un des éléments majeurs est la rapidité de changement de la législation. Il s'agit d'un thème connu, mais il apparaît clairement que les dispositifs de contrôles sont mis en place et s'organisent beaucoup moins vite que ne sont modifiés les textes fiscaux. Par ailleurs, il faudrait prévoir un délai entre le vote d'une disposition législative et la date de son entrée en vigueur, afin que les contrôles puissent s'organiser. Certes, la fraude ou l'optimisation peuvent également s'organiser, mais il apparait clairement que la fraude est de toute manière plus inventive, et qu'elle se développe beaucoup plus vite que ne s'adapte le contrôle fiscal.
La complexité des dispositifs constitue également une difficulté. L'existence d'un grand nombre de dispositifs fiscaux et de niches fiscales entraîne un nombre également important de possibilités d'optimisation, voire de fraude. Par ailleurs, il nous paraît essentiel de renforcer la coopération entre la direction de la législation fiscale et les services de contrôle. La collaboration actuelle est insuffisante, alors qu'une étude d'impact devrait être réalisée lorsqu'une disposition fiscale est envisagée afin d'identifier les risques potentiels de fraude. Dans l'affaire des quotas de CO2, aucune étude d'impact n'a été menée, alors que la vraisemblance d'une fraude aurait dû sembler évidente. De la même manière, faute d'une étude a priori, le coût du dispositif sur les plus-values de cession de filiales a été bien supérieur à ce qui avait été annoncé au départ.
En conclusion, je voudrais souligner l'existence d'un paradoxe. L'optimisation est le problème le plus massif, mais la lutte contre l'optimisation nécessite une évolution et une convergence des législations fiscales qui est infiniment difficile. Ainsi, c'est pour le problème le plus massif que la possibilité d'action est la plus réduite. S'agissant de la fraude, qui offre de plus grandes possibilités d'actions - le législateur pourrait ainsi étendre le dispositif de la flagrance fiscale, comme le préconise la DGFiP -, le problème essentiel relève de la mise en pratique et de l'organisation, afin que le contrôle fiscal prenne une dimension nouvelle adaptée à la dimension internationale du sujet que votre Commission a pour objectif d'étudier.