Intervention de Chantal Jouanno

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 23 février 2012 : 1ère réunion
Hypersexualisation des enfants — Présentation par mme chantal jouanno des premières conclusions de son étude

Photo de Chantal JouannoChantal Jouanno :

En effet, Mme Roselyne Bachelot-Narquin, ministre des solidarités et de la cohésion sociale m'a confié cette mission, parce qu'elle avait été choquée par la publication, dans le magasine « Vogue », de la photo d'une petite fille de huit ans, habillée, maquillée et posant dans une posture suggestive, particulièrement choquante.

La lettre de mission de la ministre me demandait d'étudier les contours de ce phénomène de l'hypersexualisation des petites-filles, de l'analyser et de proposer des recommandations. Le rapport que je rendrai public le 5 mars 2012 est, par conséquent, construit en trois grandes parties consacrées, respectivement, à l'observation du phénomène, à la définition des enjeux et à la formulation d'un certain nombre de recommandations.

Aujourd'hui, le volume des deux premières parties, d'environ cent pages, montre l'ampleur de la tâche, « l'hypersexualisation » des enfants n'étant, en réalité, que le reflet de celle de la société toute entière.

Il convenait, en préambule, de commencer par définir cette notion d'hypersexualisation. Mais il n'existe quasiment aucune étude en ce domaine en France. En revanche, il existe des travaux sur ce sujet au Canada, et en particulier au Québec, en Belgique et au Royaume-Uni. Ceux-ci aboutissent à une définition reposant sur deux éléments constitutifs : une sexualisation de l'apparence « inappropriée » et son apparition précoce au regard de l'âge des enfants.

L'un comme l'autre renvoient donc à une forme de consensus social et à une appréciation portée par la société.

Le terme d'hypersexualisation pourrait laisser entendre que ces enfants sont eux-mêmes actifs sexuellement. Ceci n'est pas le cas. Pour éviter cette confusion, il serait donc peut-être plus indiqué de parler d'hyper-érotisation ou de sexualisation de l'apparence. Ce problème doit être clairement distingué de celui de la sexualité précoce des adolescents : ces deux sujets ne sont pas liés et les petites filles dont l'apparence est hypersexualisée ne sont pas du tout des petites filles qui ont une sexualité précoce.

La seconde classification tenait au fait que cette notion d'hypersexualisation renvoie généralement aux petites filles, alors que les petits garçons, par un effet miroir en quelque sorte, sont aussi concernés par les phénomènes et tombent dans une forme d'hyper-virilité, qu'il s'agisse de leur tenue vestimentaire ou de leur comportement. Mais nous avons cependant décidé de garder le terme d'« hypersexualisation des petites filles », car c'est sous cette dénomination que le phénomène est identifié par les médias et par l'opinion publique, que ce soit en France ou dans les autres pays.

Pour en définir plus précisément le champ, notre étude porte donc sur les enfants dans la période qui précède la puberté, cette période psychologique de latence qui s'étend entre 6 et 12 ans, et au cours de laquelle les problématiques de sexualité sont en quelque sorte mises de côté pour leur permettre de progresser dans leur construction psychologique et identitaire. Même si les pédopsychiatres nous ont confirmé que le coeur du problème se situait à cet âge-là, nous nous sommes également intéressés aux adolescents et préadolescents et au problème de leurs tenues, parfois trop « sexy ».

Le contexte dans lequel se déploie le phénomène de l'hypersexualisation des enfants est celui d'une société hypersexualisée, qui est passée - comme l'ont analysé certains sociologues - de la liberté sexuelle à la dictature sexuelle. Comme l'ont montré ceux-ci, les codes de la pornographie ont d'abord été utilisés par l'industrie du luxe, puis se sont banalisés dans les médias et dans un grand nombre de produits disponibles sur le marché. Cela peut paraître paradoxal, mais une analyse fouillée des clips vidéo, des émissions de téléréalité et de certaines publicités montre que ces codes se sont diffusés un peu partout et, en particulier, dans les magazines destinés aux adolescents : des enquêtes ont montré que les personnes interrogées dans le cadre de ces études ne parvenaient pas à différencier les photos publiées dans ces publications de celles publiées dans les revues pornographiques, tant les postures adoptées étaient proches.

Parallèlement, on assiste à un retour des stéréotypes dès le plus jeune âge, qu'on a identifiés dans les vêtements, les jouets, mais aussi les messages destinés aux jeunes enfants.

A cet égard, l'histoire de la presse à destination des fillettes est très emblématique. Disparue à la fin des années 1970, à une époque qui s'efforçait d'estomper les clivages garçons/filles, elle est réapparue à la fin des années 1990, avec des titres tels que « Julie » ou « Fan 2 », dont l'essentiel des contenus renvoie à des jeux de rôles et à des problématiques d'apparence, extrêmement stéréotypés.

La rédactrice en chef de « Fan 2 » me confiait que l'utilisation du terme « sexy » dans un article provoquait automatiquement une augmentation considérable de sa consultation.

L'analyse des jouets proposés aux enfants reflète ce retour insidieux des stéréotypes de genre qu'on peut également tenir pour responsables de l'augmentation des clivages entre groupes de filles et groupes de garçons, observée par certains chefs d'établissements dès l'école primaire.

Pour autant, on ne peut pas dire que nous soyons aujourd'hui confrontés à un raz-de-marée du phénomène de l'hypersexualisation en France. L'ensemble de nos interlocuteurs était d'accord sur ce constat. Les enquêtes menées auprès des parents - notamment par le biais des sites « au feminin.com » ou « magicmaman.com », qui ont interrogé en ligne plus de mille mamans - le confirment. Mais s'il existe des exceptions, et par exemple des concours de « mini-miss » dans certaines régions, le phénomène n'a pas pris, en France, l'ampleur qu'il peut connaître, en particulier au Royaume-Uni.

Un parlementaire britannique qui a consacré un rapport d'information au même sujet m'a transmis une étude de l'UNICEF qui abordait, dans une perspective comparative, la situation des enfants au Royaume-Uni, en Suède et en Espagne.

Il ressort des conclusions de son enquête, que la perte des repères familiaux au Royaume-Uni expliquerait en grande partie le comportement des parents qui, soumis à une pression sociale, compensent une présence insuffisante par des actes d'achat. Il semble que ces comportements de compensation n'ont pas encore gagné les autres pays étudiés, ni la France.

Nous avons cependant identifié en France deux brèches : l'une qui touche à la petite enfance, avec le retour des stéréotypes, et l'autre, à travers l'invention, par le marketing, du concept de préadolescence qui n'a aucune réalité psychologique ou médicale, mais a permis de créer un segment de marché dont on estime le chiffre d'affaires à près de 26 milliards d'euros au Royaume-Uni.

Les très jeunes stars américaines, qui ont 17 ou 18 ans, sont en passe de devenir, sans aucun filtrage, un modèle identitaire pour les adolescents en France. Parmi ces « modèles » bien connus des adolescents, on peut citer le chanteur Justin Bibber, mais aussi les stars féminines, créées par Anna Montana ou Walt Disney, comme Miley Cyrus, actrice, auteure-compositrice-interprète américaine dont les médias montrent des images prises dans des mises en scènes hyper-érotisées et qui circulent abondamment sur les réseaux sociaux. Tout ceci peut contribuer à faire de l'hypersexualisation des jeunes enfants un vrai sujet collectif en France d'ici peu.

Les enjeux qui s'y rattachent relèvent de deux grandes catégories :

- un enjeu collectif majeur : la fragilisation de la notion d'égalité entre les sexes ;

- un enjeu individuel : la mise en danger psychologique des enfants et, en particulier, des très jeunes filles qui en sont la cible.

Même si l'on ne dispose pas d'études longitudinales sur le devenir de ces petites « lolitas », les pédopsychiatres s'accordent à considérer qu'une intrusion trop précoce de la sexualité, c'est-à-dire avant la puberté, entraîne des dégâts psychologiques irréversibles dans 80 % des cas. La vision par un jeune garçon d'une image pornographique violente peut entraîner un traumatisme psychologique identique à celui d'un abus sexuel.

Par ailleurs, les petites filles touchées par le phénomène se définissent par leur apparence et par le clivage qu'il entraîne au sein du groupe « social » dans lequel elles évoluent ; elles souffrent dans la plupart des cas d'un manque de confiance en elles.

Enfin, d'après le Pr. Xavier Pommereau, spécialiste du traitement des adolescents qui adoptent des conduites à risques extrêmes, les cas d'anorexie pré-pubère se multiplient, au point que ces pathologies deviennent un véritable problème de société.

Les réponses que nous avons tenté d'apporter à ce constat doivent éviter un double écueil : celui qu'a révélé le débat sur la théorie des genres et celui qui s'attache à toute tentative d'exercer un contrôle social ou une tentative de moralisation par la loi.

J'ai souvent été interrogée au cours de mes travaux sur la légitimité de l'intervention du législateur dans un domaine qui relève de la sphère privée. A mon sens, l'importance des deux enjeux que j'évoquais - l'enjeu individuel et l'enjeu collectif - justifie pleinement que nous nous y intéressions.

Il est légitime de légiférer sur les conduites à risques et nous disposons d'ailleurs, aujourd'hui, en ce domaine, d'un arsenal juridique complet mais peu appliqué par le juge : des principes, comme l'intérêt supérieur de l'enfant, sont utilisés par exemple dans les cas de reconduite à la frontière mais pas dans les phénomènes dont nous parlons.

On peut se demander dans quelle mesure le principe du respect de la dignité et du respect de la personne humaine, posé par le Conseil d'État dans un arrêt d'assemblée rendu le 27 octobre 1995 - commune de Morsang-sur-Orge - à propos de l'interdiction du « lancer de nain », ne pourrait pas aussi s'appliquer, par exemple à l'organisation de concours de « mini-miss ».

Un autre principe juridique, celui de l'atteinte aux bonnes moeurs, pourrait également fournir un levier juridique : un arrêt de la cour de cassation a en effet montré que celle-ci ne se limitait pas à assurer un respect de la norme sociale définie par la loi, mais englobait ce qui était acceptable dans une société à un moment donné. Cette notion a déjà utilisée pour encadrer certaines marques, mais pas dans le domaine qui nous intéresse.

Les principes juridiques existent. Il faudrait en renforcer l'application. Cela permettrait d'interdire les concours de « mini-miss » ou la promotion de la pornographie. Sur ce dernier point, il faut savoir que si l'accès aux films pornographiques est contrôlé, leur promotion est libre et les adolescents peuvent accéder par Internet à de courtes séquences gratuites de trois minutes.

Mais, plus globalement, il me semble nécessaire de travailler aujourd'hui à la rédaction d'une « charte de l'enfant », à l'instar de celle que nous avons rédigée pour la protection de l'environnement. Cette charte déclinerait concrètement ce qu'implique le principe d'intérêt supérieur de l'enfant, et le principe du respect de la dignité de la personne humaine ainsi que celui d'atteinte aux bonnes moeurs pour l'enfant.

D'après Bernard Stirn, la rédaction d'une telle charte serait très utile et guiderait le juge dans l'application de ces principes, en particulier dans des affaires où ceux-ci doivent se combiner avec le respect d'autres principes, comme celui de la liberté de création.

La rédaction de cette charte, à portée juridique, sera donc une des recommandations principales de mon rapport.

Parallèlement, je demanderai que l'on puisse disposer de plus de données chiffrées sur la question et, à ce titre, je souhaite que soient réalisées des études sur les facteurs de l'hypersexualisation, comme les jouets par exemple, sur l'hyper-virilité des garçons, sur le devenir des petites « lolitas » ou sur l'impact psychologique de relations sexuelles trop précoces.

Au-delà des études, nous avons besoin d'observations. A l'heure actuelle, nous pouvons croiser des indicateurs sur le sujet, issus de l'Éducation nationale, des professionnels en pédopsychiatrie mais aussi du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) ou de l'Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP), mais aucune instance d'observation n'est missionnée spécifiquement.

Parce que nous sommes confrontés à des problématiques transversales concernant tant la protection de l'enfance que la protection du principe d'égalité des sexes, la question se pose de savoir s'il faut confier une telle mission à l'Observatoire de la parité ou à l'Observatoire national de l'enfance en danger (ONED), voire à ces deux instances, mais en indiquant clairement laquelle des deux doit en assurer le pilotage.

Ensuite, le rapport mettra l'accent sur la nécessité d'informer et de sensibiliser, notamment les parents, aux dangers du phénomène.

Beaucoup de parents voient comme un déguisement temporaire ce qui, en réalité, s'apparente à l'intégration d'une norme d'apparence et ont tendance à trouver « mignon » le comportement de leurs petites filles.

Les réseaux existants des caisses d'allocations familiales (CAF), des associations de parents d'élèves et des associations d'aide à la parentalité peuvent contribuer à cet effort de sensibilisation, mais je pense que nous devons aussi passer par le réseau des mères « bloggeuses » qui s'est beaucoup développé. Les professionnels de l'enfance, et en particulier ceux de l'Éducation nationale, ont pris conscience de l'importance du problème.

Reste à trancher la question de l'uniforme à l'école. Celui-ci peut contribuer à estomper les clivages sociaux, mais je crois qu'il ne serait pas d'un grand secours dans la lutte contre l'hypersexualisation. Les pays dans lesquels l'uniforme est obligatoire, l'Angleterre notamment, sont aussi ceux où ce phénomène a pris de l'ampleur.

En France, les tenues des élèves sont soumises à l'appréciation des chefs d'établissements. D'après les enquêtes menées, notamment par la radio Skyrock, les élèves ne semblent pas opposés à ce qu'on leur impose une tenue « convenable », à condition qu'ils soient tous traités de manière égalitaire, y compris d'un établissement à l'autre.

Par conséquent, il me semble qu'il serait bon d'engager une réflexion collective pour définir les normes minimales de ce que serait une « tenue convenable » à l'école.

A l'heure où l'on peut voir sur tous les panneaux publicitaires dans nos villes des femmes dénudées affichées au regard de tous, il est vrai que le débat va s'avérer délicat...

Enfin, ce sont les adolescents eux-mêmes que l'on doit informer en promouvant une éducation à la sexualité dès le plus jeune âge qui s'efforce d'apprendre aux jeunes le respect de l'autre et ne se limite pas à parler, si j'ose dire, de la « tuyauterie ». Une circulaire publiée en décembre dernier va dans ce sens.

Il me semble par ailleurs essentiel d'introduire un volet d'éducation à l'image.

A l'heure actuelle, un tel enseignement existe à l'école, à partir de la classe de 3ème mais par un biais historique. Or, face à la société de l'image dans laquelle nous évoluons, c'est un regard critique qu'il faut développer, dès le plus jeune âge. Non seulement il est essentiel de prendre un certain recul par rapport à la norme que l'image tend à nous imposer, mais il faut également savoir que les photos sont généralement retouchées et ne reflètent pas la réalité. Nombre d'associations travaillent sur ce sujet et pourraient apporter leur concours à l'Éducation nationale.

Enfin, il faudrait dispenser, dès la classe de 6ème une éducation au numérique, à travers une charte du numérique, pour faire prendre conscience aux élèves que les réseaux sociaux, et notamment Facebook, sont des espaces publics. On ne compte plus les cas de jeunes filles qui, sur l'instigation d'un proche, mettent sur le réseau des photos d'elles dénudées, photos qui se répandent ensuite auprès de l'ensemble de leurs connaissances.

Certaines pratiques douteuses sont moins fréquentes aujourd'hui qu' hier, ce qui témoigne, chez les adolescents, d'une véritable prise de conscience des risques du numérique. Mais l'on assiste, en revanche, à une forte augmentation de la publication d'images chez les plus jeunes, les huit/dix ans. La France demeure très en retard quant à l'implication des parents sur cette question.

J'aborde maintenant la question de la régulation de la question de l'hypersexualisation.

Je pense que l'on ne peut définir par voie législative ce que sont les produits convenables à mettre sur le marché. On s'exposerait d'autant plus à être contesté que le sens que l'on attribue à ce qualificatif évolue dans l'espace, le temps et selon les classes sociales.

Néanmoins, cela n'empêche pas de proposer un système de régulation à l'instar de celui mis en oeuvre au Royaume-Uni. Dans ce pays, les grandes entreprises de production et de distribution de prêt-à-porter ont signé une charte avec la ministre en charge des enfants et de la famille. Elles y prennent des engagements très clairs quant aux caractéristiques des produits qu'elles mettent sur le marché.

Cette charte est assez précise pour prohiber, par exemple, la mise sur le marché de sous-vêtements pour enfants dont la matière ou la couleur serait inappropriée. Elle prend aussi en compte la question du genre en déconseillant de différencier la coupe des pantalons en fonction du sexe de l'enfant, dans la mesure où l'anatomie des enfants ne justifie pas ces distinctions. Elle privilégie, dans la conception de ces vêtements, la recherche de confort dans la vie de l'enfant et non une logique d'apparence.

Cette charte a été signée par un consortium qui représente 80 % des ventes de vêtements au Royaume-Uni et une réunion d'évaluation de sa mise en oeuvre est organisée tous les semestres sous l'égide du Premier ministre avec les parties intéressées.

Pour en contrôler la bonne application, un site public permet aux consommateurs de signaler tout produit qui leur paraîtrait contraire aux engagements pris, soit qu'il soit hypersexualisé, soit qu'il renvoie à des stéréotypes de genre. Les entreprises sont tenues de prendre en compte ces observations et risquent, si elles sont trop souvent mises en cause, de se voir décerner le qualificatif de « no family friend » sur les chaînes de télévision publique. C'est un dispositif simple mais très efficace, davantage que ne le serait un dispositif répressif reposant sur des amendes.

Le président de la Fédération française du prêt-à-porter serait disposé à s'engager dans cette voie car ce secteur s'intéresse à la recherche d'une convenance moyenne. Seul le secteur du luxe pourrait être tenté d'en prendre le contrepied car il privilégie souvent la transgression. Mais il ne concerne que peu de consommateurs.

L'adoption d'une charte qui devrait englober aussi les jouets, les médias ou encore les cosmétiques pourrait donc s'avérer une solution très efficace.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion