Situons le phénomène dans l'histoire et même dès la préhistoire. L'entreprise de transformation des corps est un sujet anthropologique qui accompagne depuis extrêmement longtemps les êtres humains. On a retrouvé des artefacts de transformation des corps qui remontent jusqu'à 400 000 ans avant Jésus Christ. Les êtres humains ne se contentent pas de leur corps biologique, ils ont un corps culturel en tête et le façonnent à la fois pour répondre aux critères du groupe et pour construire leur personnalité. On se construit toujours en interaction et avec le regard de l'autre et l'individualité se comprend toujours par rapport à l'autre.
Dans ce façonnage, il y a place pour toutes sortes de moyens d'intervention et l'on n'a pas attendu la chirurgie pour transformer le corps, jusqu'au squelette y compris. Par exemple, dans l'Antiquité, les Olmèques, société mère des Aztèques et des Mayas, déformaient le crâne des enfants de l'aristocratie pour lui donner une forme oblongue de manière à ce qu'il ressemble au dieu-maïs. Ascèse alimentaire, sport et musculation, tatouages, piercings, inclusion d'objets, scarifications, maquillage, les moyens sont infinis. On en a usé avec beaucoup d'ambition avant même l'intervention de la chirurgie moderne.
Jusqu'à une certaine époque, les transformations ont été le fait des groupes. Le bandage des pieds des Chinoises ne relevait pas du choix des enfants, mais d'un rite. A l'époque des Lumières, cependant, naît le quant à soi individuel, tandis que la société amorce sa laïcisation. Auparavant dominait l'idée que le corps était un don de Dieu et qu'il ne fallait pas contrecarrer l'oeuvre de Dieu... Désormais les transformations de soi commencent à être vécues comme relevant du champ des décisions personnelles. Nous ne sommes jamais totalement libres et répondons à des injonctions ou des influences mais nous n'obéissons pas à des ordres. Contrairement à ce que l'on lit, jamais nous n'avons été aussi libres puisque nos corps ne sont pas transformés au cours de notre enfance ou malgré nous pour répondre à un rite, même si nous ne vivons pas dans le huis clos d'une individualité fermée sur elle-même.
Les gestes de beauté se retrouvent dans toutes les sociétés, à toutes les époques et partout, parce que tout ce qui se passe sur le corps est un langage de signes, qui marquent l'appartenance à un groupe et fournissent des renseignements biographiques, comme un statut matrimonial par exemple. Nous n'échappons pas à cela aujourd'hui.
La généralisation des interventions à visée esthétique est inéluctable et sera toujours dans une tension entre la manière d'exister en tant qu'individu et le fait de devoir se raccrocher à un langage partagé par un groupe.
Il existe aujourd'hui deux grandes différences par rapport à l'histoire. Premièrement, le passage de l'individu au groupe comme décideur. Deuxièmement, la longueur de nos vies : dans le passé, on vivait quarante ans, cinquante au mieux. Aujourd'hui, l'espérance de vie tend vers cent ans. L'on ne peut pas demander à des gens de quatre-vingts ans de se comporter comme des gens qui vivaient trente ou quarante ans. C'est une invitation à réinventer des morceaux de vie qui n'existaient pas auparavant. La vieillesse ne dure plus cinq à dix ans sur un cycle de vie de cinquante ans. Les gens travaillent plus longtemps, les couples se font et se défont, on ne veut renoncer à aucun loisir, aucune sexualité. Les individus essayent d'accompagner physiquement cette nouvelle opportunité d'existence. Quand on aborde cette nouvelle durée avec appétit, on veut un physique qui aille avec.