La nouvelle échelle du temps rebat les cartes, mais que l'être-humain soit soumis à la tyrannie des apparences n'a rien de nouveau. Cela a été, cela est et cela sera ! La vraie question est de savoir comment l'on peut rendre cela plus acceptable au regard de la notion de risque.
Autrefois, l'aristocratie française - hommes et femmes confondus - s'éclaircissait la peau avec du blanc de céruse, un pigment blanc à base de plomb, bien que les effets délétères de ce métal fussent parfaitement connus. On aura attendu la fin du dix-huitième siècle pour commencer à l'interdire. Aujourd'hui, nous sommes dans un tout autre rapport au risque. La douleur, les risques qui peuvent avoir des effets délétères, on ne les accepte plus. Les gens veulent tout ce qu'ils peuvent obtenir, jusqu'à la déraison.
On veut aujourd'hui encadrer les risques. Or, la lutte contre l'inné et l'inéluctable est un facteur de démocratisation. Nous ne naissons pas tous avec les mêmes atouts. Pourquoi les moins chanceux ne bénéficieraient-ils pas d'un joker ? Encore faut-il que ce soit un vrai joker, qui ne se transforme pas en calamité, en risque réel. La chirurgie esthétique ne bénéficie pas de la réflexion qu'elle mérite. On la condamne trop vite, alors qu'elle peut renforcer l'égalité des chances. Il en va de même de la lutte contre le vieillissement. Où doit s'arrêter la prévention ? Aujourd'hui on donne aux gens des conseils diététiques, on leur dit de faire du sport, de guetter le moindre symptôme de maladie... Pourquoi ne guetteraient-ils pas aussi l'apparition de rides ? Il existe une continuité entre la prévention de la maladie et les actes de maintien de soi, entre la santé et l'apparence. Notre corps appelle la maintenance.
Mais ce processus entraîne de vrais risques. Un risque social d'abord, qui consiste à ne pas donner à toutes les générations les mêmes chances. Dans notre société, les plus âgés ont un patrimoine et des revenus plus importants. Ils vont voir les mêmes films que les jeunes, s'habillent à peu près de la même façon. Pour la génération montante, définir un nouveau canon de beauté, aimer ce que la génération précédente a détesté est une manière d'exister : ainsi se comprend la mode du tatouage. C'est l'histoire du vingtième siècle : on a vu arriver des générations tous les dix ans qui ont inventé un nouveau canon de beauté pour se faire une place au soleil. Quelle générosité a-t-on par rapport aux nouvelles générations ? Dans cette société qui à certains égards s'apparente à une gérontocratie, si les plus âgés sont volontiers généreux avec leurs propres enfants, en tant que génération ils ont du mal à faire une place aux générations montantes. C'est une question nouvelle. On ne peut en vouloir à ceux qui luttent contre l'inéluctable pour améliorer leur vie. Mais savoir ce que l'on donne à ses enfants, les privilèges qu'on leur laisse, c'est un problème d'équilibre entre générations.
Un autre risque tient à l'hyperintégration des normes : c'est un phénomène vieux comme le monde, mais par le passé on n'avait pas le moyen d'aller bien loin. Aujourd'hui que les moyens techniques existent, les plus fragiles psychologiquement, ceux qui n'ont pas la distance nécessaire à l'égard de la norme sociale sont prêts à tout pour s'y conformer. Il faut identifier les populations à risque : de même que les adolescentes sont sujettes à l'anorexie, certaines femmes prennent des risques considérables pour ne pas vieillir, et chez les adolescents la scarification confine parfois à la mutilation.
De tout temps on a transformé son corps, mais aujourd'hui on le fait sous le régime de la marchandise : d'où l'importance de contrôler et de réglementer les transactions et les produits, mais en faisant l'économie de la moralisation. Quelle est la responsabilité des de l'industriel et comment l'encadrer ? Quels produits autoriser ? Comment réglementer les intervenants ? Cela vaut tant pour la médecine que pour la chirurgie esthétiques.