Je voudrais souligner en préambule la difficulté qu'ont les élus à réfléchir sur l'énergie. Alors que le temps politique est de cinq ou six ans pour un parlementaire, elle est de cinquante ans en matière énergétique, notamment nucléaire. Il est donc difficile de faire des propositions ; or nous ne sommes qu'au milieu du temps nucléaire. L'époque du charbon, pour sa part, a duré deux siècles à deux siècles et demi.
Bien que l'exercice soit difficile, nous avons souhaité analyser trois scénarios possibles pour l'avenir de la production électrique dans notre pays.
Le premier scénario consisterait à camper sur notre acquis dans la filière nucléaire, en prolongeant la durée de vie des réacteurs existants puis en les remplaçant progressivement par des modèles de troisième génération. Ce scénario est défendu par les industriels, mais cet immobilisme risquerait de nous exposer au syndrome japonais en nous contraignant, en cas d'accident, à une sortie accélérée du nucléaire.
Le deuxième scénario consisterait en une sortie totale, en cédant à l'impression que le temps politique est le même que le temps énergétique, et en faisant abstraction des réalités industrielles et économiques. Nous avons donc cherché à évaluer les conséquences d'une sortie précipitée de la filière nucléaire.
Celle-ci reviendrait à devoir gérer l'impact d'une perte de 450 TWh de production électrique au regard de notre consommation qui est de 500 TWh.
À cette fin, trois solutions pourraient se combiner : la restriction de la consommation, selon le degré d'acceptation sociale de 0 à 450 TWh, des importations plus ou moins massives de gaz ou encore d'électricité. Ces deux dernières mesures seraient susceptibles d'alourdir le déficit de notre balance commerciale de 25 milliards d'euros, sinon plus si la tension provoquée sur les marchés poussait les prix d'importation à la hausse.
Une telle sortie accélérée du nucléaire induirait aussi des pertes économiques sévères: 400 000 emplois directs et indirects de la filière nucléaire, des faillites et des délocalisations des entreprises victimes du surenchérissement et de la dégradation de la qualité de l'électricité, au premier chef les industries électro-intensives, et enfin l'arrêt des recherches sur la transmutation des déchets. À ces pertes, il faudrait ajouter des coûts d'ajustement, correspondant au démantèlement anticipé des 59 réacteurs en activité et des installations aval et amont de la filière, à hauteur de dizaines de milliards d'euros, ainsi que la nécessité de création d'une capacité de 63 GW de production à flamme, représentant quelques 60 milliards d'euros et d'une capacité de production d'énergie renouvelable, qui représenterait 30 % du parc thermique, pour un investissement de l'ordre de 150 milliards d'euros sur 50 ans, en comptant les renouvellements des équipements (éoliennes, panneaux solaires) en fin de vie.
Enfin, nos émissions de CO2 passeraient de 90 à 210 grammes par kWh, ce qui correspond à un doublement des émissions du secteur de l'énergie.
Le troisième scénario, celui d'une trajectoire raisonnée, correspond aux données que nous a exposées Bruno Sido concernant la maturation des technologies de stockage d'énergie.
En prenant en considération le délai indispensable pour passer du concept scientifique à la maturité industrielle et le besoin de caler le bouquet d'approvisionnement électrique sur un socle énergétique solide, on peut estimer que les énergies renouvelables ne pourront prendre une place véritablement conséquente au sein du bouquet énergétique qu'au terme d'un long processus.
On peut donc estimer que la période s'étendant jusqu'au milieu du vingt-et-unième siècle devrait voir se déployer progressivement, dans des conditions de coûts de plus en plus favorables, à la fois les énergies renouvelables et les réacteurs de troisième génération.
Le remplacement en fin de vie des centrales nucléaires actuelles pourrait se faire au rythme d'un réacteur sur deux, au bénéfice exclusif de la technologie des EPR ; nous faisons l'hypothèse que l'arrivée en fin de vie serait prononcée en moyenne au moment de la cinquième visite décennale, sous réserve de la décision de l'Autorité de sûreté nucléaire. Je crois en effet qu'il n'appartient pas à l'autorité politique de fixer les conditions techniques de bon fonctionnement des réacteurs nucléaires : l'autorité politique décide du lancement des programmes et le suivi revient à l'Autorité de sûreté nucléaire.
On obtiendrait ainsi en 2036 une production d'électricité nucléaire équivalente à moins des deux tiers de la production totale d'électricité d'aujourd'hui, avec une vingtaine d'EPR. En poursuivant à ce rythme jusqu'en 2052, année du cinquantième anniversaire des deux derniers réacteurs mis en service en France, ceux de Civeaux en 2002, la part de production nucléaire dans l'électricité, grâce aux progrès parallèles des technologies de stockage intersaisonnier d'énergie, pourrait être abaissée vers 50 à 60 % de la production totale actuelle, avec une trentaine d'EPR.
Ce scénario permettrait de conserver les avantages d'une filière nucléaire dynamique : un parc plus sûr, grâce aux EPR, le maintien de nos compétences d'ingénierie, grâce aux constructions de réacteurs, le maintien de notre crédibilité à l'exportation, par l'entretien d'un parc français conséquent, ainsi que la poursuite des recherches intéressant la transmutation des déchets.
Le remplacement des derniers réacteurs de deuxième génération, vers 2050, par des EPR serait concomitant avec les premières mises en chantier des réacteurs « rapides » de quatrième génération, appelées à s'intensifier dans la seconde partie du siècle. Notamment, les EPR parvenus en fin de vie au bout de 60 ans pourraient être remplacés par des réacteurs « rapides », au rythme d'un sur deux eux aussi.
La « trajectoire raisonnée » proposée, en prenant en considération le délai « historiquement plausible » de maturation industrielle des solutions technologiques dans le secteur de l'énergie, ramènerait l'énergie nucléaire à 50 ou 60 % de la production totale actuelle vers 2050, et peut-être à 30 % vers 2100.
À la fin du siècle, ce parc réduit serait alors constitué majoritairement de réacteurs « rapides », qui serviraient de socle pour tout le système de production d'électricité, notamment pour alimenter les dispositifs de stockage d'énergie qui permettront l'exploitation sans intermittence des énergies renouvelables. Nos stocks d'uranium appauvri et de plutonium constitués grâce à notre maîtrise du cycle du combustible, notamment à travers le retraitement effectué à la Hague, seraient alors une sorte de réserve énergétique pour notre pays, équivalente à celle que procurent à l'Allemagne ses 350 ans de réserve de lignite.