Intervention de Thomas Piketty

Commission des affaires sociales — Réunion du 15 février 2012 : 1ère réunion
Loi de finances rectificative pour 2012 — Audition de M. Thomas Piketty

Thomas Piketty, économiste, professeur à l'école d'économie de Paris :

La TVA sociale est une mauvaise réponse à une vraie question, celle de la structure de financement de la protection sociale. Celui-ci repose trop lourdement sur les cotisations sur les salaires. Mes premiers travaux portaient sur les charges sociales et les bas salaires. Je me souviens de tribunes publiées dans Le Figaro, signées de MM. Sarkozy ou Juppé, qui citaient mes études. La droite, alors, m'aimait beaucoup. Les choses ont changé : peu m'importe, je ne suis d'aucun parti. Je continue néanmoins à affirmer qu'il y a un problème de financement de la protection sociale et que le recours à la TVA n'est pas à la hauteur des besoins : il faudrait, pour y parvenir, une TVA à 35 % !

La TVA est aveugle dans sa répartition ; on ne sait en préserver les bas revenus. Or des études, notamment de la Bundesbank, ont montré qu'une hausse de TVA se répercute au moins à 70 % sur les prix ; en Allemagne, la répercussion était de 70 % après six mois. Aucun modèle ne conclut à une répercussion de 100 %, car une part de la hausse s'impute sur les coûts de production, la masse salariale... Tout dépend des secteurs et de l'élasticité de la demande pour tel ou tel produit. Croire à une répercussion zéro, c'est irréaliste.

Un ciblage social n'est pas possible avec la TVA. Ce n'est pas sans raison que l'on a inventé l'impôt direct et progressif sur le revenu au XXe siècle : ses promoteurs recherchaient un résultat à la fois juste et efficace. Le taux réduit, comme moyen de ciblage, fonctionne mal ; ceux qui dépensent tout leur revenu sont de toute façon les plus touchés. La répartition de la charge entre les contribuables pose encore plus problème dans l'actuelle conjoncture économique. En 1995, la hausse de la TVA n'a pas eu d'effets formidables ; je suis par conséquent étonné que l'on s'engouffre une nouvelle fois tête baissée dans cette voie.

Le taux de cotisations patronales est de 40 %, 45 % en incluant les autres prélèvements : effort de construction, formation professionnelle,... Le salaire super-brut représente donc 145 % du salaire brut. Dans les 40 %, vingt points représentent les cotisations retraite et chômage, dont le rapport avec le travail est évident. Les vingt autres points financent des dépenses fort utiles mais sans lien avec les salaires : en particulier, 5 % pour la branche famille, 12,8 % pour l'assurance maladie. Or il s'agit de dépenses universelles, auxquelles tout le monde a droit, sans considération d'activité professionnelle. Pourquoi faire reposer leur financement sur les seuls salaires ? Cela représente une masse énorme. La France se différencie ainsi de ses voisins : je signale qu'en Europe du Nord, retraite et chômage aussi bien que famille et maladie sont financés par l'impôt sur le revenu.

Cette masse de cotisations pourrait à terme être déplacée sur une CSG progressive. La CSG fut à l'origine controversée, aujourd'hui elle ne l'est plus. Elle a permis de remplacer les cotisations sociales salariales qui finançaient l'assurance maladie par une contribution, assise sur les salaires, mais aussi sur les revenus du patrimoine et les revenus de remplacement. On a donc déjà opéré un transfert - pour la partie la moins importante - car restent les cotisations patronales, qui représentent vingt points de cotisation, 110 milliards d'euros, deux fois l'impôt sur le revenu. Un transfert sur une TVA augmentée de 1,6 point n'a pas de sens. Le Medef, dans un scénario de TVA à 25 % qui fait frémir tout le monde, a calculé que ce transfert représenterait seulement dix points de cotisations. Quel gouvernement portera la TVA à 35 % ?

La voie du prélèvement direct sur tous les revenus est la solution, à deux conditions. D'abord, une requalification juridique de tous les contrats de travail car les salaires bruts doivent augmenter à due concurrence - le coût du travail ne change pas, sauf sur les nouvelles embauches. Ensuite, il faut une volonté assumée de passer à une CSG progressive. On contourne l'obstacle depuis trop longtemps. Lors du premier transfert, un taux réduit a été aménagé pour les petites retraites et la prime pour l'emploi a été le moyen de rembourser la CSG perçue sur les plus bas salaires - initialement, ils faisaient l'objet d'un abattement. Arrêtons les bricolages et les bidouillages, créons une CSG progressive. Le rendement de celle-ci est élevé : 12 milliards d'euros par point, contre 6 milliards pour les cotisations patronales. L'assiette de la TVA à taux plein n'est pas si large : les services financiers et immobiliers n'y sont pas inclus ; les hauts revenus ne sont pas dépensés en totalité. Reste à choisir comment on répartit la CSG : uniformément, avec une progressivité faible, ou plus forte. L'outil est intéressant.

La TVA sociale produit certes un gain d'un ou deux points de compétitivité par rapport aux voisins européens - vis-à-vis de la Chine, l'effet est invisible ! - mais c'est un fusil à un coup, un jeu à somme nulle. Quand tous nos voisins auront fait de même, nous nous retrouverons au point de départ.

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