Mes chers collègues, une délégation de notre commission, que je conduisais, s'est rendue au Danemark et en Suède sur le thème de la protection de la santé des travailleurs, en mars dernier. Elle était composée de Jacqueline Alquier, Marie-Thérèse Bruguière, Christiane Kammermann, Gisèle Printz, Jean-Marie Vanlerenberghe et Dominique Watrin.
La santé des travailleurs est au coeur des préoccupations de notre commission. Il nous a donc paru intéressant de voir comment elle est abordée dans deux pays qui sont souvent cités comme des modèles en matière sociale.
Ces pays faiblement peuplés (5,6 millions de Danois ; 9,4 millions de Suédois) et à l'identité forte ont en effet construit, dès la fin du XIXe siècle, et renforcé dans l'après-guerre, un haut niveau de solidarité financé par l'impôt. A partir des années 1980, ils ont entrepris un certain nombre de réformes structurelles, justifiées par leurs initiateurs comme liées aux contraintes imposées par la mondialisation : les régimes sociaux danois et suédois ont été modifiés, dans le but affirmé d'assurer leur pérennité financière et dans une logique d'économies. L'assurance maladie a ainsi été largement décentralisée et des méthodes de management privé ont été introduites. La Suède a par ailleurs mis en place une réforme complète de son système de retraite en 1998 avec, notamment, le passage à un système de comptes notionnels sur laquelle notre mission d'évaluation et de contrôle de la sécurité sociale (Mecss) s'est penchée en 2007.
Au Danemark comme en Suède, l'Etat demeure un acteur central de la vie économique et sociale. La dépense totale des administrations publiques représente 57,9 % du PIB danois et 51,3 % du PIB suédois en 2011, contre 55,9 % du PIB en France. Ces dépenses s'appuient sur une fiscalité forte. A titre d'exemple, la taxe verte danoise se situe entre 108 % et 180 % du prix d'une voiture, une TVA au taux unique de 25 % venant par surcroît. Ceci explique, pour une large part, le nombre de vélos circulant dans les rues de Copenhague... En France, l'achat d'un véhicule neuf polluant donne lieu au paiement d'une taxe additionnelle (malus) sur le certificat d'immatriculation (ex-carte grise) pouvant s'élever jusqu'à 3 600 euros.
La mise en place de réformes structurelles a été rendue possible par la culture du compromis qui caractérise les rapports sociaux dans ces deux pays. Ainsi le système danois de flexsécurité repose sur l'accord des syndicats qui ont accepté un assouplissement des règles en matière de licenciement, en échange d'une action permanente de formation des salarié(e)s. Parallèlement, le Danemark est à ce jour le seul Etat de l'Union européenne à avoir inscrit le stress post-traumatique dans la liste des maladies professionnelles susceptibles d'ouvrir droit à indemnisation.
La santé au travail figure au rang des priorités des agendas politiques, avec un plan d'action 2010-2015 en Suède et une stratégie à horizon 2020 pour le Danemark.
Une part importante de leur richesse nationale est ainsi consacrée aux seules politiques du marché du travail : 1,6 % au Danemark et 1,1 % en Suède, contre 0,6 % en moyenne dans les pays de l'organisation de coopération et de développement économique (OCDE) en 2009 mais 1 % en France. Ces dépenses paraissent notamment efficaces en matière de santé au travail puisque la prévalence des accidents du travail et maladies professionnelles n'est que de 1,34 % au Danemark et 0,79 % en Suède, ce qui les place parmi les taux les plus faibles de l'Union européenne. En France, ce taux est d'environ 3,6 %.
Avons-nous donc des leçons à prendre des pays scandinaves pour protéger les travailleurs français ? Au cours de son déplacement, notre délégation a pu constater que l'incontestable attachement des Danois et des Suédois à la question du bien-être au travail est fortement marqué par les spécificités économiques et sociales de ces pays et qu'elle participe à une stratégie de mobilisation de la main-d'oeuvre.
Le Danemark et la Suède se considèrent eux-mêmes comme des modèles sociaux. Mais cette affirmation doit être mesurée à l'aune des caractéristiques propres de ces deux pays.
On ne peut comprendre les enjeux du marché du travail et du système social nordiques que si l'on se penche sur la nature de leur modèle économique, dont la spécificité est d'être de petites économies ouvertes, plongées dans la concurrence mondiale et disposant de structures syndicales adaptées à ces contraintes.
Les entreprises danoises comptent, à 70 %, moins de vingt salariés, constituant un réseau de PME tournées vers l'exportation. Cette situation s'observe par exemple pour le secteur agroalimentaire.
Parmi les grandes entreprises danoises, qui emploient près de la moitié de la main-d'oeuvre salariée, le groupe Maersk, fondé en 1904, est le premier opérateur mondial en matière de transport de cargo par mer. Il assure par exemple 20 % des transports mondiaux en provenance de la Chine.
Tous secteurs confondus, les exportations représentent, en 2011, 54 % du PIB danois. En France, ce taux est de l'ordre de 25 %. L'économie danoise est donc particulièrement sensible aux crises internationales et très dépendante de l'innovation pour son développement.
Le développement de la flexsécurité ne peut se lire qu'à la lumière de ce contexte économique d'atomisation prononcée des entreprises et de connexion forte entre l'activité économique et le niveau des exportations. J'insiste d'ailleurs sur ce que nous ont appris les experts de l'institut de recherche en santé du travail danois : la flexsécurité n'apparaît pas brusquement au Danemark dans les années 1980. Son histoire commence avec le XXe siècle.
C'est aussi l'importance du commerce international qui explique le choix fait par les syndicats danois de commencer chaque cycle de négociation salariale par les entreprises d'exportation et de ne jamais dépasser les augmentations obtenues dans ce secteur.
La Suède, ouverte à 90 % aux échanges internationaux, connaît, malgré une structure industrielle un peu différente, des enjeux économiques identiques à ceux du Danemark.
Face aux mutations parfois violentes imposées par la mondialisation dans les années 1980 et 1990, le rôle des syndicats de salariés a été central, tant au Danemark qu'en Suède. La négociation a été facilitée par leur structure spécifique et l'importance accordée à la négociation collective.
La structure des syndicats est très similaire dans les deux pays. Elle est de type organiciste. Les syndicats sont en effet regroupés en trois confédérations chargées des négociations nationales. Elles sont constituées non sur des bases idéologiques mais en fonction du niveau de qualification de leurs adhérents.
La première confédération, au Danemark comme en Suède, est « l'organisation nationale » (LO), créée sous le même nom en 1898 et principale organisation syndicale dans chacun des deux pays. Elle regroupe les travailleurs à « col bleu » et peu qualifiés.
LO Danemark compte environ 1,3 million d'adhérents au travers des syndicats qu'elle regroupe, soit la moitié des travailleurs danois et les deux tiers des syndiqués. LO Suède compte pour sa part 1,5 million d'adhérents dont près de la moitié de femmes. Elle regroupe quatorze organisations syndicales structurées par branches.
Ces deux organisations ont été, dès le XIXe siècle, proches des partis sociaux-démocrates. Depuis la fin des années 1990, ce lien est rompu au Danemark, mais pas en Suède.
Deux autres niveaux de confédérations syndicales se sont progressivement développés au cours du XXe siècle, indépendamment de tout parti politique. Tout d'abord une confédération des « cols blancs » : confédération des professionnels du Danemark (FTF), créée en 1952, et organisation centrale des employés professionnels (TCO), créée en 1944 en Suède.
Enfin, au Danemark comme en Suède, une confédération de diplômés de l'enseignement supérieur a été constituée.
Le caractère organique des confédérations syndicales est protégé par le droit au Danemark puisqu'un syndicat qui accepte l'adhésion d'une personne relevant, de par son métier, d'un autre syndicat est passible d'une amende. Tel n'est pas le cas en Suède, d'où une concurrence partielle. Même si les intérêts des adhérents des différentes confédérations peuvent s'opposer, l'absence de rivalité réelle en termes d'adhésions ne peut que limiter tout risque de surenchère. Cette spécificité historique des pays scandinaves est un élément central pour le fonctionnement du système de négociations collectives.
Il convient aussi de noter que les syndicats jouent auprès de leurs adhérents un rôle de prestataire de service essentiel puisqu'ils gèrent notamment l'assurance chômage. Cette activité est parfois présentée comme expliquant le fort taux de syndicalisation, plus de 68 %, dans ces pays. Cette fonction s'est cependant avérée être à double tranchant : le taux élevé des cotisations chômage pour les salaires les plus bas et la réticence des étudiants et jeunes diplômés à cotiser, à l'occasion d'un premier emploi souvent imposé par la conjoncture et qu'ils entendent quitter le plus rapidement possible, ont contribué à la relative baisse de la syndicalisation, liée peut-être aussi à une critique de « l'institutionnalisation » des organisations syndicales. Ce taux s'élevait en effet, en 1999, à 80 % en Suède et à près de 75 % au Danemark.
Ceci étant, le rôle des syndicats est néanmoins appelé à demeurer central, tant au Danemark qu'en Suède, car l'intervention de l'Etat dans la gestion du droit du travail y est vue comme un échec par les partenaires sociaux. Le Gouvernement ne dispose d'ailleurs que de peu de moyens d'intervention directe dans le domaine du travail : l'essentiel des tâches administratives, et notamment l'inspection du travail et la conduite d'études, sont confiées à des autorités administratives partiellement ou totalement indépendantes. Dans les deux pays, l'accord collectif prime sur la loi.
Au Danemark, l'Accord Collectif, conclu en 1973 entre LO et la confédération des employeurs danois, prévoit un système contraignant de négociation au niveau national destiné à prévenir tout conflit social et toute intervention de l'Etat. Cet accord est connu comme la « constitution du travail ». En pratique, il exclut quasiment tout recours à la grève, sauf pendant la période de négociations.
En Suède, où il existe pourtant une tradition de législation en matière de santé au travail remontant à 1889, l'accord de Saltsjöbaden, signé entre LO et la confédération du patronat suédois en 1938 après une période de conflits sociaux intenses, consacre ainsi la maîtrise de la négociation dans le domaine du travail par les partenaires sociaux, en dehors de toute intervention de l'Etat.
Venons-en maintenant à la manière dont est prise en compte la santé au travail.
La représentante du patronat danois nous a indiqué que l'objectif était d'atteindre la cogestion de l'entreprise avec les employés. En pratique, on accorde à chaque individu, sur le lieu de travail, une réelle importance. Lors de notre visite du siège de l'entreprise Carlsberg, nous avons observé que les bureaux des différentes divisions étaient structurés sous forme d'un espace ouvert mais individualisable, réunissant en une même surface l'ensemble des postes de tous niveaux hiérarchiques. Le seul espace clos est une salle de réunion également mise à disposition des employés souhaitant s'isoler un moment pour une raison personnelle ou lors de leur pause déjeuner. Ainsi que l'expliquait le directeur financier de l'entreprise Rockwool, principale entreprise danoise de matériaux d'isolation, les différences hiérarchiques ne sont pas considérées au Danemark comme facteurs de rapports de force, mais comme l'exercice de fonctions différentes, toutes également nécessaires à la vie de l'entreprise. Il affirmait ainsi qu'un employé qui estimerait qu'il exerçait mal sa fonction de direction n'hésiterait pas à le lui dire.
Certes, la réalité des rapports sociaux est sans doute moins idyllique que ne le laisse penser cet égalitarisme proclamé : la réussite sociale et l'écart entre niveaux de revenus trouvent malgré tout à s'afficher et ils s'accroissent.
Il n'en reste pas moins que l'agencement matériel de l'espace de travail est conçu pour favoriser le bien-être du travailleur : le Danemark comme la Suède imposent que chaque employé dispose d'un bureau ajustable à sa morphologie afin d'assurer le meilleur confort possible pour préserver sa santé. Une importance spécifique est accordée à l'accès à la lumière naturelle, préoccupation particulièrement explicable dans des pays nordiques. Outre des boissons chaudes et de l'eau, des corbeilles de fruits sont mises à la libre disposition de chacun.
Au prix de pauses déjeuners réduites - parfois une douzaine de minutes, en fonction de l'accord interne à l'entreprise - les horaires de travail sont adaptés à la vie familiale et aux besoins des parents de jeunes enfants, dans des sociétés où les femmes constituent la moitié de la population active. Les journées commencent entre 8 h et 9 h du matin et se terminent en général entre 16 h 30 et 17 h, notamment au Danemark. Cette organisation va de pair avec une certaine contrainte sociale : il est encore mal vu, surtout pour une jeune mère, de ne pas être auprès de ses enfants une fois 16 h 30 passées.
Plus généralement, la vie dans les entreprises danoises et suédoises accorde une grande place à l'individu et à ses besoins. L'entreprise de construction Skanska, première entreprise de travaux publics en Suède, interrompt l'ensemble de ses chantiers dans le monde pour une minute de silence lors de chaque accident mortel impliquant l'un de ses salariés. A la suite de cette cérémonie, un échange a lieu entre tous les membres du personnel (ouvriers et cadres) sur les moyens de prévenir le retour d'une telle tragédie. Mais les salariés danois et suédois ont des responsabilités accrues pour assurer eux-mêmes leur sécurité et leur santé au travail. Au sein de l'entreprise Carlsberg, ceux qui ne respectent pas les normes de sécurité après un premier avertissement sont invités à quitter l'entreprise ou peuvent être licenciés.
La structure de prévention des accidents de travail et des maladies professionnelles est assez similaire en Suède et en France. Les inspections du travail disposent de moyens et d'objectifs très proches, nonobstant le fait qu'en France, les inspections du travail dépendent du ministère. Le seuil de création d'un comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail est, par exemple, identique (cinquante employés). Au Danemark, toute entreprise de plus de dix salariés doit se doter d'un comité en charge de la sécurité. En Suède, les délégués à la sécurité au sein des entreprises de cinq salariés ou plus sont désignés par les syndicats locaux ou, à défaut, par les salariés. Ils disposent d'une décharge de 5 % de leur temps de travail (quatre-vingt-cinq heures par an en moyenne) pour assurer leur mission et peuvent prendre des mesures allant jusqu'à demander l'arrêt de la production en cas de risque pour la santé des travailleurs. On compte chaque année une centaine d'arrêts de production à la demande des délégués à la sécurité, généralement d'un commun accord avec l'employeur ce qui montre une certaine efficacité de la négociation au sein des entreprises.
La Suède a également créé, en 1949, une institution spécifique dédiée à la santé des travailleurs, les représentants régionaux à la sécurité, chargés de travailler à la prévention des risques dans les petites entreprises de moins de cinquante salariés d'une zone géographique définie par convention. Les délégués sont désignés par les syndicats locaux. Ils sont près de deux mille en 2012. La loi de 1977 sur l'environnement de travail leur confie la mission de contrôler le respect, par les entreprises, des normes de sécurité et la participation des employés aux activités locales pour la santé et la sécurité. Leur rôle s'est avéré particulièrement important face à la multiplication de petites entreprises, dans le domaine du nettoyage notamment, disposant de faibles ressources (matérielles et de connaissance) en matière de sécurité et employant des populations plus précaires et souvent d'origine étrangère. Ce système est financé à parité entre l'Etat et les confédérations syndicales.
Une différence notable doit cependant être signalée dans le fonctionnement des mécanismes de prévention. En Suède et au Danemark, la médecine du travail n'intervient pas, comme c'est le cas en France, pour la prévention et l'adaptation des postes de travail. Activité privée, payée par l'employeur en dehors de quelques cliniques publiques spécialisées dans les cas les plus graves, la médecine sur le lieu de travail a surtout pour fonction de répondre aux urgences. Le suivi de la santé des travailleurs est assuré par leur médecin généraliste et les actions de prévention et d'adaptation des postes de travail sont menées par les délégués à la sécurité, les experts des syndicats et l'inspection du travail.
Le Danemark et la Suède ne connaissent pas, en tout cas jusqu'à présent, de phénomène de suicide au travail. Cette situation, qui peut être marginalement liée à une question d'appréhension statistique, découle de l'importance accordée au bien-être du salarié et aux mesures prises pour le protéger contre le stress. Pour autant, le nombre de pathologies psychiques est passé au Danemark de 3 en 1996, à 231 en 2004 et à 891 en 2010, soit une augmentation de 29 600 %.
En matière de prise en charge des risques liés à la santé au travail, le Danemark apparaît aujourd'hui en pointe sur la question des risques psycho-sociaux (RPS). C'est sans doute ce pays qui, au sein de l'Union européenne, propose l'approche la plus intégrée sur cette thématique, en termes tout à la fois de mobilisation des partenaires sociaux, tant au niveau national que sectoriel, de priorité politique, d'établissement d'un corpus juridique au niveau national, de prise en charge collective et de prévention.
Dans son plan d'action 2012-2020, le gouvernement danois a identifié les RPS comme l'un des risques les plus significatifs pour le futur et le stress comme une des conséquences pour la santé les plus importantes, juste après les maladies cardiovasculaires et avant les accidents et les troubles musculo-squelettiques. Il se fixe un objectif de réduction de 20 % d'ici à la fin de la période.
Au Danemark comme dans d'autres pays, notamment la France, certains troubles psychiques peuvent faire l'objet d'une reconnaissance en tant qu'accident du travail, s'ils sont consécutifs à un traumatisme grave (agression par exemple). Mais, je vous le disais il y a un instant, seul parmi les Etats de l'Union européenne, le Danemark a complété ces dispositions et récemment inscrit le stress post-traumatique dans ses tableaux de maladies professionnelles reconnues et indemnisées.