Tout à fait. Une victime du stress au travail peut donc se voir reconnaître des droits à indemnisation au titre d'un accident du travail si le syndrome post-traumatique est lié à un événement précis mais, si c'est l'organisation du travail elle-même qui est en cause, elle peut également relever de plein droit d'une indemnisation au titre d'une maladie professionnelle.
Des actions de prévention sont également menées. L'inspection du travail peut décider d'envoyer des psychologues inspecter l'environnement psychosocial d'une entreprise si elle suspecte cette dernière de connaître des problèmes dans ce domaine et un questionnaire dit « de Copenhague », destiné à mesurer le stress au travail, a été développé par le Centre de recherche national sur l'environnement de travail et repris au niveau européen, notamment par l'Espagne. Un « baromètre du stress » a également été développé par les partenaires sociaux, pour mesurer le degré de stress chez les employés. Il est utilisé par les institutions gouvernementales, particulièrement l'inspection du travail.
Au sein des entreprises danoises et suédoises, des politiques de prévention sont mises en place. Elles se fondent principalement sur des questionnaires destinés à mesurer le moral et l'efficacité des salariés mais aussi conçus pour repérer les RPS. Par-delà la diversité des pratiques des entreprises, des traits communs se dégagent. L'envoi et la collecte de ces questionnaires, généralement annuels, constituent une part importante de l'activité des services de ressources humaines, leur analyse étant le plus souvent confiée à un cabinet extérieur indépendant. L'évaluation de la hiérarchie est une partie intégrante des questions posées, l'anonymat des réponses pouvant être levé si un cas de harcèlement ou de mal-être est identifié à l'occasion de l'analyse des réponses.
Ces exercices représentent un investissement important ; ils ouvrent un espace de dialogue avec les salariés et sont globalement efficaces pour le bien-être dans l'entreprise. Ils rencontrent toutefois des limites. Nous avons pu les identifier au sein de l'entreprise Securitas dont l'objectif est un retour des questionnaires de 80 % mais qui ne parvient à obtenir qu'un taux de réponses de 50 %. Celles-ci permettent, semble-t-il, la construction et le suivi d'indicateurs fiables sur le stress dans l'entreprise. Mais force est de reconnaître que la réticence des salariés à répondre, malgré l'insistance de l'entreprise qui envoie plusieurs courriers à leur domicile, marque une certaine désaffection par rapport au travail. Seules des entreprises industrielles comme Rockwool, ayant construit une culture d'entreprise forte, parviennent à mobiliser leurs salariés pour qu'ils répondent presque tous aux questions qui leur sont posées. Le salariat mobile et relativement précaire, composé notamment d'étudiants ou d'entreprises comme Securitas, paraît un obstacle à ce type de fonctionnement.
Mobilité et précarité salariale sont une source d'inquiétude pour les autorités et les syndicats suédois qui y voient une source de fragilisation du modèle de négociation collective fondé sur la participation active des salariés. En dehors de toute légalité, le taux d'emploi dissimulé se développe, reposant largement sur l'exploitation d'une main-d'oeuvre immigrée. Les mutations liées à la mondialisation et son avatar, la concurrence, à la mise en compétition et à la destruction de l'emploi industriel rendent donc plus difficile la mise en oeuvre des mesures de prévention destinées à protéger la santé physique et mentale des salariés.
Néanmoins, l'attention portée à la santé des travailleurs n'est pas elle-même dépourvue d'ambiguïtés. Nous avons souvent eu l'occasion d'entendre les employeurs, mais également les instances publiques, inspection du travail et centres de recherche, présenter la prise en compte de la santé et de la sécurité au travail comme étant de l'intérêt de l'entreprise. Ceci est incontestable, le coût des arrêts de travail et les gains de productivité à attendre d'un environnement de travail épanouissant étant bien connus. Mais l'adhésion des employeurs aux initiatives publiques de promotion de la santé se fonde également sur la mise à l'arrière-plan de leur responsabilité s'agissant de l'état de santé du salarié. La santé peut ainsi être considérée comme étant principalement un problème individuel lié aux choix de vie. Le patronat danois estime que la majorité des troubles musculo-squelettiques constatés chez les salariés sont dus à des causes personnelles et au mode de vie sédentaire moderne plus qu'aux conditions de travail.
Le nouveau rôle de l'inspection du travail danoise dans le cadre de la stratégie 2020 du gouvernement illustre cette tension. Depuis janvier, dans le cadre de l'inspection, l'inspecteur propose à l'employeur de recevoir des informations sur le bien-être au travail. Mais, même si ces offres sont généralement bien accueillies, elles n'ont aucun caractère contraignant et l'employeur n'a pas l'obligation de mettre en oeuvre les mesures préconisées. L'optique choisie est davantage celle de la santé publique que de la santé au travail.
Il n'existe pas, en Suède, de modulation de la cotisation des entreprises en fonction du risque qu'elles posent à la santé. La secrétaire d'Etat à la santé nous a indiqué qu'un tel système serait trop complexe. Il appartient donc à l'inspection du travail et aux syndicats au sein de chaque entreprise de faire leur propre évaluation du risque. L'absence de contrainte financière autre que les éventuelles sanctions imposées par l'inspection du travail peut laisser penser à certaines entreprises que la santé et la sécurité des travailleurs sont une responsabilité qu'ils s'imposent et non pas une obligation. Nous avons été surpris de constater que l'entreprise de construction Skanska, pourtant considérée en Suède comme mettant en oeuvre de bonnes pratiques en matière de santé et de sécurité, juge qu'il s'agit là d'un « cadeau » offert au travailleur par l'entreprise.
La politique en faveur de la santé des travailleurs au Danemark, et dans une moindre mesure en Suède, paraît orientée par une triple perspective : protéger la santé des individus, limiter les coûts sociaux liés à la maladie et aux accidents du travail et maintenir la compétitivité à long terme du pays.
Il est important de conserver à l'esprit le manque de main-d'oeuvre dont souffre le Danemark, ce qui limite sa capacité de croissance économique. D'après le patronat danois, près de la moitié de la population active danoise (âgée de dix-huit à soixante-dix ans) est maintenue hors du monde du travail par le système de pensions (invalidité, congé maternité, maladie). Il faut donc agir sur les causes de la sortie du marché du travail pour favoriser le retour à l'emploi. Plusieurs séries de mesures sont proposées, y compris la prévention des risques psycho-sociaux (dont le coût économique est évalué à plusieurs milliards par an) au travers d'un accord signé en mai 2005 entre le patronat et les confédérations syndicales et en cours de renégociation. Un partage plus égal du congé maternité entre les deux parents est également préconisé. Enfin, au travers d'un programme amorcé par le gouvernement danois pour le retour à l'emploi, les titulaires de pensions d'invalidité sont encouragés à prendre un emploi à temps partiel.
Cette dernière mesure est justifiée par les « progrès de la médecine » qui permettraient d'offrir aux personnes jugées invalides, le plus souvent en raison de troubles psychiques, de réintégrer le monde du travail. Est également invoquée la nécessité de rendre le monde du travail plus divers en y faisant une place à ceux dont la capacité de travail est réduite. Ces deux arguments sont valables. Le monde du travail gagne incontestablement à ne plus se centrer uniquement sur les travailleurs jugés les plus productifs et la possibilité de retour à l'emploi est, pour de nombreuses personnes, un élément structurant de l'estime de soi.
Mais il existe un autre aspect à ces mesures. Attribuées largement dans des périodes de restriction volontaire de la main-d'oeuvre afin de limiter le nombre des chômeurs, les pensions d'invalidité ont fait sortir du marché du travail ceux qui y étaient jugés les moins performants. Dans une période de restriction des dépenses sociales et de volonté d'augmentation de la main-d'oeuvre, le coût des prestations dont ils bénéficient est devenu trop élevé. Mais la perspective qui leur est offerte n'est pas de trouver une place adaptée à leurs difficultés dans le monde du travail : comme l'ensemble des salariés, ils devront s'adapter au rythme du changement imposé par la concurrence internationale. Il leur faudra donc prendre soin de leur santé mais aussi suivre une formation continue garantissant leur employabilité. On peut donc s'interroger sur la capacité de celles et ceux qui étaient jugés inaptes au travail de trouver réellement leur place dans ce système économique particulièrement exigeant. On peut regretter, au-delà du cas du seul Danemark, que l'avenir des personnes les moins qualifiées semble parfois se résumer à une alternative entre la pension et l'insertion forcée.
La volonté de garantir la santé des travailleurs va donc parfois de pair avec celle de rendre la main-d'oeuvre la plus large possible disponible le plus longtemps possible. Un lieu de travail sain devient dès lors un lieu de travail qu'il n'est pas nécessaire de quitter rapidement, et où l'on peut rester longtemps, que l'on compte en nombre d'heures travaillées ou d'années de travail.
Ceci correspond à la vision du monde du travail évoquée par le président de la commission des affaires sociales du parlement danois. D'après les estimations danoises, les générations qui naissent aujourd'hui au Danemark ont une espérance de vie de cent ans et devront travailler jusqu'à l'âge de soixante-quinze ans pour pouvoir conserver un haut niveau de sécurité sociale. Il est donc essentiel de maintenir les travailleurs en bonne santé le plus longtemps possible.
Ces perspectives doivent être interrogées. Elles sont en tout cas étroitement liées à la situation économique et démographique du Danemark et des autres pays scandinaves. Ici encore, les spécificités de ces pays, porteuses de nombreux points très positifs pour la santé des travailleurs, limitent la possibilité de les considérer comme des modèles à suivre.
C'est un dialogue qui nous semble devoir être engagé afin de définir les meilleures pratiques au niveau européen. Nous avons été particulièrement intéressés par le « Working Environment Council », instance permanente créée au Danemark réunissant vingt délégués des partenaires sociaux et chargée de trouver un accord sur les moyens de mettre en oeuvre les obligations réglementaires relatives au monde du travail. Il s'appuie sur onze conseils sectoriels dans lesquels sont représentés, outre les partenaires sociaux, les entreprises concernées. La présidence du Conseil national est assurée par une personnalité indépendante nommée pour un mandat de quatre ans par le ministre et la présidence des comités sectoriels, est tournante entre organisations patronales et de salariés. Les accords conclus au sein du Conseil et de ses sections sont transmis au ministre en charge du travail qui les retranscrit sous forme de circulaires. Un rapport annuel est également adressé au ministre. Il présente notamment des recommandations en matière de règlementation et le programme de négociations pour l'année à venir. Un tel rôle pourrait être tenu en France par la commission des accidents du travail et des maladies professionnelles (CAT-MP).
De même, nous avons été très sensibles à l'appel lancé par la confédération LO au Danemark pour une mobilisation européenne en faveur de l'interdiction mondiale de l'amiante. C'est là un sujet qui doit réunir l'ensemble des Etats de l'Union européenne.
Tels sont les éléments d'information très intéressants que nous avons recueillis lors de cette mission.