Intervention de Christiane Taubira

Réunion du 11 juillet 2012 à 14h30
Harcèlement sexuel — Discussion en procédure accélérée d'un projet de loi dans le texte de la commission

Christiane Taubira, garde des sceaux :

Cette appréciation peut, en effet, être perméable aux préjugés idéologiques.

Je me range à la réserve inscrite dans l’avis de votre commission des affaires sociales, qui indique : « Introduire la notion de vulnérabilité économique dans le code pénal serait une innovation et il est possible que les tribunaux aient du mal à l’appréhender dans un premier temps, en raison de son caractère relatif. »

Il appartiendra en outre à l’accusation de démontrer que cette vulnérabilité aura constitué l’élément déclencheur du passage à l’acte. Nous craignons que cette disposition ne fragilise la poursuite et ne desserve la victime.

Bien entendu, il ne s’agit pas de nous soustraire à notre obligation de combattre ensemble cette vulnérabilité sociale et de mettre en place des politiques publiques, économiques et sociales favorisant une meilleure santé économique générale.

Il convient de garder à l’esprit que le Conseil constitutionnel a invalidé le texte précédent pour non-respect du principe de légalité des délits et des peines, qui impose de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis.

Il y a donc lieu de prendre des précautions en pareil cas : il paraît opportun de reprendre au maximum des termes existant déjà en droit pénal. C’est en fonction de cet impératif que le Gouvernement s’est montré très attentif aux observations juridiques du Conseil d’État, qui a émis un avis globalement favorable sur ce texte.

Bien évidemment, le projet de loi, déjà fortement amélioré par les travaux des commissions des lois, des affaires sociales, de la délégation aux droits des femmeset par les amendements de M. lerapporteur et de Mme le rapporteur pour avis, pourra encore être enrichi, au vu des nombreux amendements qui ont été déposés.

Le Gouvernement est tout à fait ouvert à la discussion et examinera avec la plus grande attention ces amendements, quelle que soit leur provenance. Nos travaux préparatoires ont en effet laissé apparaître qu’il existait un large consensus sur ce texte.

Je tiens à rappeler, en conclusion, que, si le harcèlement sexuel ainsi énoncé figure dans notre droit pénal depuis 1992-1994, des tentatives existaient bien avant. On trouve ainsi dans les lois du 19 mai 1874 et du 2 novembre 1892 des injonctions invitant les patrons et chefs d’établissements au maintien des bonnes mœurs et à l’observation de la décence publique. Il s’agit de termes extrêmement paternalistes et d’une conception vieillotte – je ne suis d’ailleurs pas certaine que les mentalités aient tellement évolué depuis... –, mais il est intéressant de noter qu’il s’agit de deux textes relatifs au travail des filles et garçons mineurs dans l’industrie.

Je souhaite évoquer, durant quelques instants, un mouvement social qui a eu lieu à Limoges au début du siècle dernier, au mois de mai 1905, dans l’usine de porcelaine Haviland. Des femmes, qui représentaient la majorité des salariés de cette usine, s’étaient mises en grève afin de protester contre les agissements d’un contremaître qu’elles accusaient de pratiquer le droit de cuissage.

En raccrochant leur grève à un autre mouvement ouvrier destiné à protester contre les bas salaires et les licenciements, ces femmes ont introduit une dimension de dignité de la personne au sein de ce mouvement social et ont augmenté ainsi sa force et son efficacité. Surtout, elles ont arraché la société à son mutisme, à son aveuglement, à sa pruderie et, pour parler un peu brutalement, à son hypocrisie. Elles ont donné une véritable visibilité sociale au phénomène de harcèlement sexuel dans l’entreprise et permis l’évolution de la loi et des mentalités. Cela prouve combien la combativité sociale, politique, féminine, permet souvent de faire évoluer le droit.

Je ne méconnais pas les débats techniques, juridiques et philosophiques portant sur ces incriminations, au demeurant récentes dans notre droit. Je les entends, sans les récuser totalement, lorsqu’ils ont trait à la privatisation du procès pénal et au passage de l’incrimination comme atteinte au corps social vers une prééminence de l’incrimination comme atteinte à l’individu, c’est-à-dire à son intégrité non pas seulement physique, mais également psychique.

La question posée est la suivante : comment appréhendons-nous l’évolution des comportements – qui prend d’ailleurs très souvent la forme d’une régression au regard du droit, des libertés individuelles et de l’altérité – dans la société ? Nous traitons en effet de faits, d’abus de droit ou d’autorité, de souffrances, mais aussi de mutations dans les relations de travail fondées sur une conception managériale que nous avons le droit, et même le devoir, d’interroger aujourd’hui, et qui s’ajoute à la persistance dans la société tout à la fois de clichés et de représentations.

Il est important, par conséquent, de s’interroger sur la réponse qu’il convient d’apporter à de telles situations. Le travail que nous accomplissons aujourd’hui, il est bon de le noter, est susceptible de nous faire avancer dans cette voie.

Nous vivons dans des sociétés où coexistent, à la fois, des technologies très sophistiquées et des comportements relevant de rapports archaïques avec l’autre, qu’il s’agisse de l’autre « féminin » ou de l’autre « différent ».

Toutes ces interrogations, j’en suis persuadée, nourriront et enrichiront nos débats. Nous serons extrêmement attentifs, pour notre part, à toutes vos observations et à nos échanges. Nous acceptons d’être encore habités par le doute, car nous pensons qu’il est un moteur puissant pour l’action de progrès.

Comme l’écrivait Stendhal, « l’admission des femmes à l’égalité parfaite serait la marque la plus sûre de la civilisation ». §

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