Intervention de Yves Détraigne

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 11 juillet 2012 : 1ère réunion
Réforme de la carte judiciaire — Examen du rapport d'information

Photo de Yves DétraigneYves Détraigne, co-rapporteur :

Engagée dès le mois de juin 2007, la réforme de la carte judiciaire s'est achevée le 1er janvier 2011. Il s'agit d'une réforme d'ampleur, qui a principalement touché les plus petites juridictions. Elle a réduit de près du tiers le nombre d'implantations judiciaires en France. La nouvelle carte judiciaire ne compte plus que 819 implantations judiciaires, contre 1206 avant la réforme. Les suppressions ont touché principalement les tribunaux d'instance (TI) : 178 sur 476 TI ont été supprimés, soit un peu plus du tiers. En revanche, les tribunaux de grande instance (TGI) ont été relativement épargnés, puisque seuls 21 / 181 ont été supprimés, soit un peu plus de 10%. Un 22ème TGI sera supprimé lors de la fusion des TGI Bourgoin-Jallieu et de Vienne, en 2014. 20% des conseils de prud'hommes (62 sur 271) et 30 % des tribunaux de commerce (55 sur 185) ont été supprimés. Enfin tous les greffes détachés restant sauf un, celui de Saint-Laurent du Maroni en Guyane, ont été supprimés (soit 85 suppressions). A la marge, 14 juridictions ont été créées (7 TI, 1 conseil de prud'hommes, 5 tribunaux de commerce et 1 tribunal mixte de commerce).

Controversée, la réforme a donné lieu à beaucoup de manifestations et de protestations qui ont associé magistrats, fonctionnaires, élus et avocats. L'ampleur de la réforme, comme l'importance des enjeux qu'elle engage, en termes de proximité et de qualité de la justice et de moyens des juridictions, justifie d'en dresser un premier bilan. Nous avons procédé à plus d'une trentaine d'auditions à Paris et nous nous sommes rendus dans le ressort de 5 cours d'appel. Au cours de ces visites, nous avons entendu plus d'une centaine de personnes, magistrats, fonctionnaires, responsables administratifs, représentants des professions judiciaires et élus locaux.... Au-delà des divergences d'appréciation sur la rationalisation engagée du fonctionnement des juridictions, les personnes que nous avons rencontrées ont toutes reconnu qu'une réforme était nécessaire, mais que la méthode suivie avait été contestable. D'ailleurs, certaines difficultés des juridictions procèdent pour une large part des défauts des choix initiaux des concepteurs de la réforme et des critères retenus pour dessiner la nouvelle carte.

Le bilan que l'on peut dresser de la réforme est contrasté. La réforme a rendu possible une rationalisation du fonctionnement de certaines juridictions et la disparition d'implantations judiciaires qui n'avaient plus lieu d'être. En outre, l'accompagnement mis en place par la chancellerie a permis d'en atténuer certaines conséquences négatives. Toutefois, elle a aussi eu des effets négatifs pour le justiciable, les juridictions ou les territoires, notamment lorsqu'elle a abouti à la suppression nette de postes de magistrats ou de greffiers ou qu'elle a éloigné de manière excessive la justice du justiciable.

Un consensus existait sur la nécessité de réformer une carte judiciaire jugée datée. La carte judiciaire n'avait pas été vraiment réformée depuis la réforme de Michel Debré de 1958. Or, les évolutions économiques, sociales et démographiques ont modifié la structure des territoires et le rôle joué par les tribunaux : l'organisation judiciaire était devenue inadaptée. Les comparaisons européennes montrent qu'il ne s'agissait pas forcément d'un problème de nombre de juridictions : si on rapporte le nombre de juridictions au nombre d'habitants ou de kilomètres carrés du territoire, la France tient la comparaison avec l'Allemagne, l'Espagne ou l'Italie. Le problème était plus celui de l'implantation sous optimale des structures judiciaires : ce « saupoudrage » des juridictions sur le territoire national s'accompagnait de disparités importantes dans la répartition des effectifs et le niveau d'activité des juridictions. Cette difficulté était aggravée par l'insuffisance des moyens de la justice, dont la commission des lois s'est régulièrement fait l'écho au cours des dernières années, notamment au travers de l'avis sur les services judiciaires que j'ai rapporté pendant plusieurs années.

Cette réforme a été mal vécue : c'est le sentiment exprimé à de nombreuses reprises au cours des auditions d'une réforme précipitée, mal expliquée, voire brutale. Le choix a été contesté d'une réforme par décret. L'éviction du Parlement a interdit à la réforme de porter sur l'organisation judiciaire ou la répartition des contentieux.

Le calendrier resserré fixé à la réforme n'a pas facilité la concertation (du 27 juin au 1er octobre 2007, soit pendant la période estivale). La concertation nationale a été inexistante : le comité consultatif de la carte judiciaire n'a été réuni qu'une fois, le 27 juin par la garde des sceaux et plus jamais ensuite. Les concertations locales, conduites par les chefs de cour et par les préfets, ont été dans l'ensemble assez riches, mais leur résultat n'a pas toujours été pris en compte. Beaucoup ont eu le sentiment (entretenu par des fuites dans la presse) que la concertation ne servait à rien et que les décisions étaient déjà prises. Les annonces des suppressions ont été vécues douloureusement. La réforme de la carte des tribunaux de commerce fait figure de contre-exemple : la réflexion entamée dès 2005 a pu aboutir, après un processus de concertation qui a associé l'ensemble des acteurs concernés.

La réforme a présenté plusieurs défauts de conception. La réforme des implantations judiciaires a précédé celle de l'organisation judiciaire et de la répartition des contentieux. Or, si les deux avaient été examinés en même temps, une autre carte judiciaire aurait pu être conçue. Il n'y a pas eu non plus de coordination avec la carte administrative. Les moyens de remédier à la discordance entre les 22 régions et les 36 cours d'appel n'ont pas été examinés. La réforme a en outre été conçue indépendamment de celle des pôles de l'instruction (qui imposait de regrouper les juges d'instruction), de la réforme de la protection juridique des majeurs ou de la réforme des tutelles mineurs.

L'objectif de rationalisation de la carte a primé celui de la proximité au justiciable : il s'agissait de permettre aux magistrats de « bien juger » grâce à des juridictions de « taille suffisante », pour lutter contre l'isolement du juge, atteindre un seuil minimum d'activité et renforcer la spécialisation des juges. Il s'agissait aussi d'améliorer par les regroupements et les mutualisations la gestion des juridictions, de faciliter la gestion des ressources humaines, d'améliorer l'entretien et la sécurité des bâtiments, de réaliser des économies au bénéfice du contribuable. L'exigence de proximité a été écartée au nom de la défense d'une « nouvelle conception de la proximité », qui mobiliserait les technologies de l'information et de la communication, et substituerait aux juridictions supprimées des lieux d'accès au droit, comme les maisons de la justice et du droit ou les points d'accès au droit. Toutefois, l'expérience de cette nouvelle conception de la proximité n'est pas forcément concluante, comme nous l'avons vu à Saint-Gaudens ou à Hazebrouck où les bornes visio restent d'un accès difficile pour les publics fragiles ou précaires. Elles requièrent l'assistance d'une personne formée.

Il a parfois été soutenu que le contact avec les tribunaux serait exceptionnel dans une vie et que, ce jour-là, la distance ne serait pas un problème. C'est faux : pour les publics fragiles ou précaires, cette distance est toujours un problème et les TI sont ceux vers lesquels se tournent les publics en situation de précarité et les contentieux concernés sont répétitifs (famille, endettement, tutelle...) qui imposent de saisir de nombreuses fois le juge.

Les critères quantitatifs (fondés sur le niveau d'activité des juridictions), ont été préférés aux critères qualitatifs. Un certain nombre de redécoupages avait été proposé par les chefs de cour ou les élus locaux. Par exemple, dans le ressort de la cour d'appel de Douai, M. Michel Vandevoorde, maire de Nieppe, avait porté le projet d'une extension du ressort du TGI de Hazebrouck vers Armentières et plus largement à la Flandre intérieure, pour permettre au tribunal d'atteindre la taille critique. La chancellerie a fait le choix de supprimer le TGI d'Hazebrouck.

Certains arbitrages ont été critiqués parce qu'ils ignoraient des impératifs vitaux pour le justiciable (accessibilité au juge, précarité de certains justiciables). Tel fut le cas pour le TGI de Saint-Gaudens (pour les populations des Pyrénées centrales) ou pour le TI d'Epernay (pour les populations de Vitry le François). Certains choix ont également été contestés en raison de l'absence de lien apparent avec les critères de rationalisation retenus (ce fut le cas du TGI de Moulins, supprimé contre toute logique). Ces contestations ont d'ailleurs été portées, pour une large part, devant le Conseil d'État, à travers 200 recours.

Les moyens d'accompagnement de la réforme mis en oeuvre par la chancellerie ont fait l'objet d'une appréciation contestée. Le coût immobilier a été en apparence bien inférieur aux prévisions initiales : initialement estimé à 900 millions d'euros, il serait plus proche de 340 millions d'euros. La commission des finances a engagé un bilan de cette question. Il nous semble que l'estimation initiale ne prend pas en compte des surcoûts potentiels : les palais de justice, propriétés des collectivités territoriales, étaient généralement mis gracieusement à disposition des juridictions. Les regroupements ont obligé le ministère à prendre de nombreux nouveaux bâtiments en location. Jusqu'à présent, les loyers étaient assumés par des crédits spécifiques pour mettre en place la carte judiciaire. Mais ceux-ci ne seront en principe pas reconduits dans les prochains budgets. Le coût sera reporté sur les dépenses de fonctionnement des juridictions.

Nous dressons également un bilan mitigé de l'accompagnement social de la réforme. La chancellerie a mis en place un plan d'accompagnement des 1 800 agents (400 magistrats et 1 400 fonctionnaires) concernés par la réforme. Ce plan recouvrait un volet financier, avec une prime forfaitaire de changement de résidence et des aides à la mobilité, pour un montant global de 15,6 millions d'euros et de 12 000 euros par fonctionnaire touché par la réforme. Il y avait aussi un volet social, d'aide au reclassement ou à la définition de solutions adaptées pour résoudre les problèmes de mobilité. Certains fonctionnaires se sont mis à temps partiel. Les avocats, dont le TGI a été supprimé ont aussi pu bénéficier d'aides particulières pour ouvrir un cabinet secondaire ou déménager le leur. D'une manière générale, les auditions et les déplacements ont confirmé que la réforme de la carte judiciaire a considérablement sollicité les magistrats et les personnels judiciaires. Parce qu'elle a altéré leurs conditions de travail et leurs conditions de vie, elle a représenté, pour le personnel du greffe en particulier, un véritable surcroît de travail. Il faut rendre hommage à leur conscience professionnelle exemplaire et à leur remarquable dévouement pour leur mission. Cela ne m'a pas surpris, comme ancien rapporteur pour avis du programme « justice judiciaire », j'avais observé le profond attachement des agents au service public de la justice.

Nous estimons insuffisante la présence judiciaire dans les territoires où une juridiction a été supprimée. Le gouvernement s'était engagé à compenser la disparition de certaines juridictions dans des territoires éloignés de la juridiction de regroupement par la création de structures judiciaires d'accès au droit. Tel était notamment l'objet des maisons de la justice et du droit (MJD) de « nouvelle génération ». Il s'agit d'établissements judiciaires qui fournissent des services d'information, d'orientation, de consultation juridique. Elles regroupent différents acteurs (magistrats, éducateurs, travailleurs sociaux, avocats, délégués du procureur...) et répondent aux contentieux du quotidien. Elles devraient progressivement être dotées de bornes-visio. Cependant moins d'une vingtaine de MJD ont été créées. En outre, elles posent des problèmes, puisqu'elles opèrent un transfert de charge d'une mission régalienne de l'État, aux collectivités territoriales : si la chancellerie paie le premier équipement de la MJD, le reste (bâtiments, frais de fonctionnement, personnel présent hors greffe) est à la charge des collectivités territoriales. Enfin, cela ne couvre pas le même besoin. La MJD fournit de l'information, du conseil, mais elle ne remplace pas une juridiction. Les points d'accès au droit, structures encore plus légères posent les mêmes difficultés que les MJD.

Un autre dispositif a parfois été utilisé pour maintenir une présence judiciaire : celui des audiences foraines, notamment en matière familiale. Toutefois, cette solution n'a pu s'imposer : elle repose largement sur l'investissement des magistrats et des personnels et génère un certain nombre de contraintes puisqu'elles obligent magistrats et greffiers à se déplacer avec leurs dossiers. Aucune politique volontariste de maintien d'une présence judiciaire appropriée n'a été mise en oeuvre par la chancellerie là où des tribunaux ont été supprimés. Le ministère de la justice a plutôt privilégié des actions ponctuelles en la matière.

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