L'article 11 de la loi organique relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques de décembre 2012 dispose que le Haut Conseil des finances publiques comprend « quatre membres nommés, respectivement, par le président de l'Assemblée nationale, le président du Sénat, les présidents des commissions des finances de l'Assemblée nationale et du Sénat en raison de leurs compétences dans le domaine des prévisions macroéconomiques et des finances publiques ». Il est également prévu que « ces membres sont nommés après audition conjointe de la commission des finances et de la commission des affaires sociales de l'assemblée concernée ».
Aussi sommes-nous appelés à entendre Valérie Plagnol, économiste et consultante indépendante, désignée par le président Gérard Larcher afin de succéder à Michel Aglietta, dont le mandat prend fin cette année. Conformément au principe de parité qui guide les nominations au Haut Conseil, une femme vient succéder à un homme. Mme Plagnol effectuera un mandat de cinq ans.
À travers l'audition de ce jour, les membres des commissions des affaires sociales et des finances de notre assemblée s'assurent que la candidate retenue par le président du Sénat répond bien aux exigences de la loi organique et dispose des compétences requises dans le domaine des prévisions macroéconomiques et des finances publiques, même si nous ne saurions en douter. Par conséquent, après un court propos liminaire de Mme Plagnol, j'inviterai les rapporteurs généraux ainsi que les autres membres de nos deux commissions à lui poser les questions qu'ils jugent utiles.
En présentant les éléments de votre parcours personnel et professionnel qui concourent à vous qualifier pour l'exercice de la fonction de membre du Haut Conseil, vous apporterez, Madame, toutes les précisions que vous jugerez utiles pour éclairer l'avis des commissaires des finances et des affaires sociales.
Diplômée de Sciences Po Paris, j'ai ensuite effectué un cycle postgraduate à l'université de Keio à Tokyo, me spécialisant dans les prévisions macroéconomiques globales et la construction de modèles de croissance potentielle. J'ai ainsi pu étudier l'évolution du modèle japonais de développement économique.
J'ai ensuite passé la plus grande partie de ma carrière en tant qu'économiste au sein de banques d'investissement françaises et internationales, spécialisée dans les politiques monétaires des banques centrales, et notamment les prévisions de taux d'intérêt et de taux de change. J'ai étudié la construction de la monnaie unique et les enjeux de l'approfondissement de la zone euro. Il apparaît clairement, au vu de ce parcours, que mes spécialités géographiques sont l'Europe, l'Asie et les États-Unis.
En tant que membre du Conseil d'analyse économique, j'ai participé aux travaux de cet organisme sur le logement et l'impact de la croissance chinoise sur nos économies ; j'ai également suivi des projets dans le cadre de la mise en oeuvre de la Révision générale des politiques publiques (RGPP).
Je préside la Société d'économie politique, une association savante fondée en 1842 et dédiée aux échanges et aux commentaires sur les questions économiques du moment. Je suis également administratrice du groupe d'assurances mutuelles Le Conservateur Finance ; en tant qu'économiste consultante, j'émets des recommandations sur les allocations d'actifs.
Je suis libre de toute affiliation professionnelle directe, ayant quitté la banque privée du Crédit Suisse l'année dernière. Enfin, spécialisée en économie des entreprises et en macroéconomie comportementale, je suis le cursus Executive MBA d'HEC.
J'ai étudié de près le modèle japonais de développement économique, fondé sur le commerce inter-industriel qui, au Japon, se caractérise par une faible ouverture au profit d'une très forte spécialisation verticale de filière décidée en amont. Initialement développé dans l'industrie lourde, ce modèle s'est ensuite étendu aux industries de consommation, avec une forte mobilisation de l'épargne domestique et sous l'autorité d'un ministère de l'industrie et du commerce extérieur puissant, qui ne dispose pas de participations directes mais agit par une pression indicative à travers la réglementation.
Ce modèle, suivi par d'autres pays asiatiques comme la Corée du Sud, Taïwan et la Chine, a été bousculé par l'éclatement de la bulle financière et immobilière dans les années 1990, l'accélération du vieillissement de la population et la montée en puissance de la Chine. L'économie japonaise se caractérise désormais par une faible croissance, des taux d'intérêt nominalement bas et une explosion de la dette publique, accompagnée d'un interventionnisme élevé de la banque centrale.
J'ai analysé les évolutions de l'épargne et de l'investissement au Japon, et l'impact de l'éclatement des bulles financière et immobilière. Plus l'endettement est important, plus, naturellement, la crise est spectaculaire. Je développe en la matière une approche historique.
Il faut également prendre en compte les bouleversements liés à l'émergence de l'économie numérique. Ma spécialisation actuelle porte ainsi sur la recherche d'une détermination plus précise de la croissance potentielle et de ses développements autour du modèle économique dit de « Silicon Valley », caractérisé par une décentralisation importante, un facteur risque élevé, un rôle plus réduit de l'État au profit d'autres vecteurs de mobilisation de l'épargne.
Au sein du Conseil d'analyse économique, je me suis intéressée à l'économie française et en particulier au déséquilibre entre l'offre et la demande solvable de logement, auquel Jacques Mistral et moi-même avons consacré un rapport.
Enfin, en tant qu'économiste de marché, je me suis attachée à étudier la question du coût de la dette sur le refinancement de l'économie. Les fonctions que j'ai pu occuper dans les banques d'investissement m'ont amenée à être présente auprès de l'Agence France Trésor (AFT) en qualité de spécialiste en valeurs du Trésor (SVT) ; aussi étais-je en position de formuler des avis sur la gestion de la dette publique.
La question de la croissance potentielle a souvent été débattue ici. Cette notion conserve-t-elle un sens à vos yeux, alors que le Gouvernement révise régulièrement ses hypothèses ?
En tant qu'économiste, pensez-vous conserver l'indépendance de votre réflexion au sein du Haut Conseil, dont les avis sont collégiaux et les décisions solidaires ? Enfin, quelles seraient vos recommandations pour améliorer le Haut Conseil ? Doit-il émettre des préconisations en matière économique et fiscale et faut-il aller plus loin dans ses capacités à développer des analyses indépendantes ?
Il est vrai que le débat sur la croissance potentielle est vif et difficile à trancher. La question sous-jacente est celle de la productivité, dont la mesure est particulièrement complexe : l'un des facteurs de croissance est l'innovation, qu'il est difficile, voire impossible d'évaluer autrement qu'a posteriori. Cependant, cela reste à mes yeux une exigence déterminante au regard des bouleversements que nous connaissons. Il est nécessaire de s'attacher à discerner, même de manière imparfaite, ce potentiel qui nous sert de guide à moyen terme.
J'ai également pu constater que le Haut Conseil assurait un suivi des estimations et hypothèses du Gouvernement dans sa programmation annuelle et que ses avis sur les objectifs de croissance ont contribué à corriger quelque peu le biais optimiste de ces évaluations.
Ces deux données - la croissance potentielle à moyen terme et l'estimation à court terme - sont complémentaires pour déterminer le chemin de croissance, qui est essentiel. Même dans le cadre de la loi de programmation des finances publiques, on ne peut s'abstraire du cadre annuel et conjoncturel.
Pour ce qui concerne l'indépendance, il me semble qu'il n'y a pas de contradiction entre l'expression individuelle et la volonté du Haut Conseil d'émettre un avis collégial débattu en amont. Je ne peux qu'imaginer que les débats sont assez exhaustifs pour conduire à un consensus auquel chacun des membres adhère. La solidarité n'est par conséquent pas un problème à mes yeux.
Quant à son fonctionnement, je ne puis qu'observer, de mon point de vue extérieur, que certains de ses homologues - le Haut Conseil a été constitué conformément à des accords européens - délivrent des prévisions économiques. Cette question mérite d'être discutée, mais, si vous voulez bien me pardonner cette réponse, je n'ai pas d'avis à exprimer.
L'utilité du Haut Conseil des finances publiques est capitale au regard des enjeux plus larges de politique économique. C'est une excellente instance de consultation pour le Gouvernement et le Parlement sur la croissance de moyen terme.
Nous avons beaucoup appris, lors d'un déplacement du bureau de la commission des finances, de nos échanges avec les homologues portugais et espagnol du Haut Conseil, dont le fonctionnement est différent.
Peut-être un rapprochement avec le Haut Conseil du financement de la protection sociale serait-il opportun, car la protection sociale est très dépendante des prévisions en matière de finances publiques. Les écarts de prévision d'évolution des salaires, en fonction des hypothèses retenues sur le taux de productivité, sont considérables et ont des conséquences sur les prévisions en matière de financement des retraites. Quel est votre avis sur ce point ?
L'évolution du système de santé est fortement dépendante des innovations technologiques ; or les industriels spécialisés dans les dispositifs médicaux rencontrent des difficultés de financement et ont le sentiment de ne pas être assez intégrés dans les perspectives de croissance comme dans la réflexion sur le financement du système de soins. Qu'en pensez-vous ?
Il m'est impossible de vous donner une réponse définitive sur le rapprochement des deux conseils. Néanmoins, des éléments d'échange et de coordination seraient nécessaires pour apporter une vue globale sur ces dépenses et leur impact sur la protection sociale.
La question des retraites est un problème global. Le remplacement des générations induit une dépression sur les salaires, les nouveaux entrants sur le marché du travail étant moins bien rémunérés : c'est l'effet de noria. À cela s'ajoutent des contraintes plus importantes sur l'épargne en raison de l'allongement de la durée de la retraite. Une réflexion importante est menée sur cette question.
Sur les redéploiements technologiques dans le système de santé, une contradiction est fréquemment mise en avant : reconnu dans le monde entier, notre secteur des biotechnologies demande des investissements importants et flexibles, car le taux d'échec y est très élevé. La problématique, au point de vue du financement, consiste à accepter le risque associé à des rendements importants, avec au total un retour appréciable sur le système de santé, dans la perspective du maintien de la qualité et de l'équité des soins.
En tant que membre d'un groupe parlementaire qui applique la parité, je n'ai aucun problème avec le remplacement d'un homme par une femme ; en revanche, un universitaire est remplacé par une personne issue de la banque privée... Déjà, l'ancien président de notre commission, Philippe Marini, avait désigné dans cette instance Mathilde Lemoine, qui exerce ses fonctions chez HSBC. Vous aussi êtes passée par cette banque. Quant à Marguerite Bérard-Andrieu, elle travaille au sein du groupe BPCE. N'y a-t-il pas une sur-représentation de la banque privée au sein du Haut Conseil des finances publiques ? Votre expérience dans la finance privée est-elle une garantie d'efficacité et de neutralité ?
Je salue l'arrivée de Valérie Plagnol tout en saluant aussi Michel Aglietta, avec lequel nous avions beaucoup travaillé. Je suis convaincu que vous possédez les compétences macroéconomiques nécessaires pour faire honneur à cette noble fonction.
À la lumière de votre expérience japonaise, dans quel état d'esprit aborderez-vous la question de notre dette ? La dette publique au Japon s'élève à plus de 250 % du PIB ; en France, certains s'inquiètent de son niveau actuel, qui est d'environ 96 %. Quels enseignements tirez-vous du cas japonais et quelles préconisations formulez-vous ?
La banque centrale japonaise pratique depuis longtemps déjà le Quantitative Easing. Quels sont, selon vous, les résultats à attendre d'une telle politique en Europe ?
Vous avez évoqué la question du capital-risque. Dans notre pays, hélas, l'épargne est dirigée en priorité vers l'assurance-vie ou l'immobilier. Quelles sont vos recommandations pour une meilleure diffusion du capital-risque ? Nous ne manquons pas de start-up, mais celles-ci ont des difficultés à se financer.
Si j'ai effectué l'essentiel de mon parcours dans le secteur privé, j'ai également travaillé auprès de clientèles très variées, par exemple lors de mon passage au Crédit mutuel. Le caractère international de ce parcours m'a donné l'occasion de prendre en compte les questions économiques dans une perspective globale ; j'ai pu étudier un grand nombre de modèles économiques. Du reste, la partialité n'est pas absente de l'Université.
Il se trouve qu'au cours des dernières années, c'est le monde financier qui a le plus développé la fonction économique. Davantage qu'un choix idéologique ou théorique, c'est le fruit des circonstances et du développement de ces marchés.
Vous l'avez dit, la dette publique japonaise s'élève à 250 % du PIB. Bien que les économistes Reinhart et Rogoff aient identifié l'existence d'un seuil critique à 90 % du PIB, l'expérience montre qu'il n'y a pas de seuil absolu : le seuil d'endettement au-delà duquel la Grèce n'a plus réussi à se refinancer est très inférieur à l'endettement actuel de la France. La crédibilité du débiteur entre en ligne de compte. Le Japon est-il pour autant dans une situation confortable ? Je ne le crois pas. Jusqu'à présent, le pays a pu équilibrer cette dette par la quantité considérable d'actifs détenus à l'étranger. Cependant, le vieillissement accéléré de la population le prive de marge de manoeuvre. En 2030, le pays pourrait compter 80 millions d'habitants contre 120 millions d'habitant actuellement : c'est un cas sans précédent dans l'histoire de l'humanité, où le vieillissement entraîne une décrue de la population en dépit d'une augmentation de l'espérance de vie. La dynamique démographique française est beaucoup plus favorable.
La dette réduit les marges de manoeuvre de l'État, contraint de définir des priorités budgétaires. Le seuil à partir duquel elle devient intolérable est cependant difficile à déterminer a priori. Nous évoluons dans un contexte de forte croissance de la dette des États. La mobilisation de l'épargne privée en faveur de l'investissement dépendra de la capacité des épargnants à mobiliser leur épargne au-delà du paiement des impôts. Des politiques fiscales peuvent favoriser certains produits d'épargne : c'est le cas de l'assurance-vie. Elles peuvent contribuer à dégager une épargne supplémentaire pour les placements plus risqués. Cependant, le risque et la rémunération associée doivent s'équilibrer.
Je mesure la richesse de votre parcours et j'ai entendu vos explications. Il n'y pas d'impartialité, dites-vous. Toutefois, l'importance croissante de la financiarisation ne risque-t-elle pas d'infléchir et d'orienter la décision politique ? Certains des établissements pour lesquels vous avez travaillé ont été mis en cause pour fraude fiscale. Précisément, quelles mesures préconisez-vous pour lutter plus efficacement contre la fraude fiscale et dégager des moyens de manière à une meilleure répartition de la richesse ?
La crise financière et le renforcement de la règlementation ont une incidence sur l'intermédiation financière, dont le fonctionnement sera bousculé par la transition technologique. Beaucoup a déjà été fait contre la lutte fiscale, même si cette question excède les compétences du Haut Conseil.
Je vous remercie, Madame, de vos réponses. Nous vous souhaitons bonne chance dans ces fonctions.
La réunion est levée à 10 h 28.