L'adhésion de la Suède et de la Finlande à l'OTAN, que le Sénat est appelé à ratifier le 21 juillet prochain, est un événement historique en ce qu'elle met fin à une neutralité de trois quarts de siècle pour la Finlande et de plus de deux siècles pour la Suède. Cette neutralité commune répond en réalité à deux approches différentes.
Pour la Finlande, c'est d'abord le choix dicté par la prudence d'un pays englobé dans l'empire russe jusqu'en 1917. La Finlande a ainsi signé, le 6 avril 1948, un pacte d'amitié quelque peu forcé avec l'URSS. Cette « finlandisation » lui a coûté la maîtrise de sa politique étrangère, mais lui a offert une relative immunité et une véritable tranquillité pendant la guerre froide.
La fin de la neutralité de la Suède est un événement encore plus remarquable. En paix depuis 1814, elle avait fait de cette neutralité un élément de son identité, aux côtés de son soutien sans faille au multilatéralisme et de sa politique « compassionnelle » envers les pays en développement.
L'agression de l'Ukraine par la Russie aura donc eu raison de cette double neutralité. Loin d'aboutir à la finlandisation de l'Ukraine, l'aventure de M. Poutine a mené tout droit à l'otanisation de la Finlande ! Sans doute ne l'avait-il pas prévu. S'agissant de la Suède, sa solidarité avec la Finlande et la crainte de voir l'île de Gotland devenir un point d'appui pour l'armée russe dans la Baltique ont également précipité la volonté d'adhésion.
Qu'apportera cette adhésion à ces deux pays et, réciproquement, qu'apporteront-ils à l'Alliance ?
L'accès à la protection offerte par l'article 5 du traité de Washington constitue évidemment la première motivation de la Suède et de la Finlande. Il s'agit d'une assurance stratégique précieuse au moment où nombre de pays de l'Europe du Nord et de l'Est non membres de l'OTAN se sentent directement menacés par la Russie.
Du point de vue de l'OTAN, il s'agit d'un succès considérable. Le temps où le président Trump malmenait ses alliés et où le Président de la République évoquait la « mort cérébrale » de l'Organisation n'est pas si loin. L'adhésion de deux pays dont la neutralité paraissait intangible vient ainsi couronner une véritable résurrection.
Concrètement, l'apport à notre sécurité collective est significatif. D'abord, les armées de ces deux pays sont pleinement interopérables. En effet, leur neutralité ne les a pas empêchés de coopérer avec l'Alliance de longue date. Membres du partenariat pour la paix (PPP) dès 1994, puis du Conseil de partenariat euroatlantique en 1997, ils ont contribué aux opérations de l'OTAN dans les Balkans, en Afghanistan et en Irak. Bref, ce sont aujourd'hui les deux pays les plus proches de l'Alliance.
Cette coopération s'est accélérée depuis l'invasion de l'Ukraine. Lors du sommet du 25 février, les alliés ont activé en faveur de la Finlande et de la Suède le dispositif des « modalités d'interaction renforcée ». Les deux pays sont désormais destinataires des documents de l'OTAN sur la situation en Ukraine, participent au Conseil de l'Atlantique Nord et sont susceptibles de donner accès à leur territoire à l'organisation.
Ces deux pays sont en outre des démocraties, membres de l'Union européenne, qui adhèrent à ce titre à la clause d'assistance mutuelle du traité de Lisbonne - le fameux article 42-7. Ils disposent aussi d'importantes capacités. Leur budget de défense est significatif : le quinzième de l'OTAN pour la Finlande malgré la petite taille du pays, soit 2 % du PIB atteints en 2022. La Suède, actuellement au treizième rang, a prévu d'atteindre ces 2 % en 2028. Elle possède une industrie de défense substantielle et a récemment réintroduit le service militaire obligatoire, tandis que la Finlande peut mobiliser 870 000 réservistes.
C'est aussi un apport de profondeur stratégique qui permet de renforcer la posture de défense et de dissuasion du flanc oriental de l'OTAN. Cela créerait un dilemme nouveau pour la Russie si elle envisageait d'attaquer un pays d'Europe centrale ou orientale. Avec la Suède, cette profondeur permet aussi une meilleure défense des pays baltes.
Inversement, il faut souligner qu'aucune demande n'a été formulée en vue du déploiement de forces ou d'équipements de l'OTAN sur les territoires suédois et finlandais, ces deux pays estimant être en mesure de se défendre. C'est un élément important.
Dans ce tableau positif, je voudrais cependant mentionner deux importants points de vigilance.
D'abord, le blocage, peut-être devrais-je dire le chantage, de la Turquie n'a été surmonté qu'au prix d'un mémorandum trilatéral qui ne laisse pas d'interroger. Ainsi, la Finlande et la Suède ont promis de coopérer davantage avec la Turquie dans la lutte contre le terrorisme, s'engageant à empêcher les activités non seulement du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), mais aussi du parti de l'Union démocratique (PYD) et des Unités de protection du peuple (YPG), dont on ne peut ignorer qu'ils sont nos alliés contre Daech en Syrie. Les deux pays s'engagent aussi à faciliter les extraditions et à lever leur embargo sur la vente de certaines armes à Ankara.
Autre point troublant de l'accord, la Suède et la Finlande se sont engagées à soutenir la participation de la Turquie aux initiatives de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), en particulier à la coopération « mobilité ». Une telle participation ne va pas de soi, étant donné les relations actuelles de la Turquie avec la Grèce et Chypre. Une mission de notre commission se rendra en septembre dans cette région. Comme l'a souligné le rapport d'information sur la boussole stratégique de nos collègues Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret, elle pose un problème de « compatibilité de valeurs ». Plus généralement, la participation d'États tiers, disent nos rapporteurs, « devrait rester exceptionnelle afin d'éviter les situations dans lesquelles les bénéfices mutuels s'avéreraient déséquilibrés ». Il est donc impératif de veiller à ce que les travaux de l'OTAN ne s'alignent pas sur un mémorandum qui, par nature, ne peut et ne doit engager ni l'Alliance ni les alliés.
Deuxième point de vigilance : cette double adhésion signifie un renforcement de l'OTAN, mais de quelle OTAN parlons-nous, et surtout, quelle OTAN voulons-nous ?
Premièrement, l'entrée de la Suède et de la Finlande pourrait avoir des conséquences sur la politique de la « porte ouverte ». Les candidats actuels sont l'Ukraine, la Géorgie et la Bosnie-Herzégovine. Chaque adhésion doit rester un processus individuel, qui dépend aussi bien de la mise à niveau de l'appareil de défense que de la situation politico-militaire de chaque pays candidat.
Deuxièmement, le sommet de Madrid a abouti à une révision du concept stratégique de l'Alliance. Une importante nouveauté est la mention inédite du fait que les « ambitions et les politiques coercitives » de la Chine « remettent en cause nos intérêts, notre sécurité et nos valeurs ». En outre, le Japon, la Corée du Sud et la Nouvelle-Zélande ont été pour la première fois invités à assister à un sommet de l'OTAN.
Certes, le négociateur français est parvenu à faire inscrire deux fois la mention « euro-atlantique » dans ce concept stratégique. Dont acte. L'entrée de deux pays membres de l'Union européenne, qui se sont d'ailleurs engagés à renforcer la coopération entre l'Union et l'OTAN, doit être pour nous un nouveau levier pour renforcer la dimension européenne de notre sécurité, contre les tendances à la dilution dans une alliance globale dirigée contre la Russie et la Chine. L'OTAN a été constituée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour faire face à la Guerre froide. Il ne faudrait pas que les États-Unis nous entraînent dans une dilution générale en y faisant entrer des pays comme le Japon, la Corée du Sud ou la Nouvelle-Zélande. Nous ne pouvons adopter telle quelle la ligne des États-Unis vis-à-vis de la Chine.
Nous devons aussi être attentifs au fait que ces deux pays ont souhaité rejoindre l'OTAN alors même qu'ils sont, en tant qu'États membres de l'Union, couverts par la garantie de sécurité de l'article 42-7. C'est dire que l'Union a encore beaucoup à faire pour crédibiliser sa garantie de sécurité.
Autre conséquence pratique pour nos intérêts : nous devons, à mes yeux, développer notre capacité à expliquer et à promouvoir nos conceptions au sein de l'OTAN, pour que son nouvel essor soit compatible avec la montée en puissance des capacités en matière de défense propres aux pays européens. C'est une thématique spécifiquement française : il faut, sans mettre en difficulté l'OTAN, développer une vraie Europe de la défense.
Malgré ces réserves, je vous propose de ratifier l'entrée de la Suède et de la Finlande dans l'OTAN. La période qui s'est ouverte avec la signature des protocoles d'adhésion le 5 juillet est sensible pour les deux pays, ce que m'ont confirmé les deux ambassadeurs lorsque je les ai reçus. C'est aussi ce que le président de la République de Finlande a déclaré : la période qui s'ouvre jusqu'à l'adhésion effective est celle de tous les dangers. La Russie pourrait mettre en oeuvre des représailles, dont l'ampleur est difficile à anticiper, même si elle a fait descendre sa rhétorique d'un cran sur ce sujet. Douze pays ont déjà ratifié les protocoles. Nous avons encore quelques inquiétudes à l'égard de la Turquie, qui a indiqué qu'elle ne serait pas en mesure de ratifier l'adhésion avant le mois d'octobre. Mais la ratification française sera, n'en doutons pas, une étape symbolique importante. Le Sénat a été saisi en premier de ce projet de loi, ce qui est rare dans ce domaine, signe que le Gouvernement a souhaité faire appel à notre expérience.
En rejoignant l'OTAN, le peuple suédois et le peuple finlandais ont fait un choix qui remet profondément en cause leur politique étrangère, voire leur identité nationale. À nous désormais de les accueillir au sein de l'Alliance et de leur montrer que leur adhésion est pleinement conforme aux valeurs de paix, de primauté du droit et de liberté auxquelles ils sont, comme nous, profondément attachés !
Je développerai en séance les raisons de l'opposition du groupe CRCE à cette adhésion. Une remarque sur le délai de la ratification. C'est une décision historique, qui devrait s'accompagner d'un débat approfondi et d'une analyse de la révision du Concept stratégique de l'OTAN au sommet de Madrid. Les deux sujets sont à mes yeux indissociables. Vous avez évoqué la « prudence » qu'appelle cette double adhésion, je parlerai plutôt de véritable inquiétude.
Or les conditions de la ratification ne permettent pas un débat sur l'ampleur de ce qui est en train de se passer. Le Parlement n'a pas même été informé de ce qui avait été décidé à Madrid. La seule occasion d'en parler sera le débat de demain, avec quelques minutes pour chaque intervenant. Ce point a été ajouté le 16 juillet dernier à l'ordre du jour de nos travaux, pour une ratification cinq jours plus tard. Ce ne sont pas des conditions sérieuses d'examen.
Nous nous plaignons souvent que les traités internationaux nous sont soumis avec un grand retard... En l'espèce, le délai est lié aux conditions géostratégiques : si l'on m'avait dit il y a quelques mois que nous examinerions l'adhésion de la Finlande et de la Suède à l'OTAN, je ne l'aurais pas cru ! Le mot de « finlandisation » pour désigner la neutralité était passé dans le vocabulaire courant. Le président de la Finlande nous a dit que, en trois mois, l'opinion publique finlandaise était passée d'une petite minorité à une large majorité en faveur de l'adhésion. Les 1 300 kilomètres de frontière avec la Russie inquiètent le pays, et les déclarations belliqueuses du président russe, qui a dernièrement indiqué qu'il n'avait pas encore commencé les choses sérieuses, ne contribuent pas à calmer la situation, pas plus qu'à l'égard des pays baltes.
Il faut respecter la volonté de ces deux pays démocratiques qui ont décidé librement. Il faudra bien entendu prendre en compte les motifs de prudence, notamment la Turquie qui tire profit de sa capacité à bloquer l'adhésion pour remettre en cause l'accueil par les deux pays de certains opposants.