La réunion

Source

Debut de section - PermalienPhoto de Chantal Jouanno

Mes chers collègues, dans la continuité de l'audition de Catherine Coutelle le 19 mai dernier, qui nous a présenté les travaux de la délégation aux droits des femmes de l'Assemblée nationale sur le projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actif-ve-s, nous entendons ce matin Brigitte Grésy, secrétaire générale du Conseil supérieur de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (CSEP).

Je remercie Brigitte Grésy d'avoir accepté notre invitation.

Le CSEP a en effet rendu, début mars, un avis sur ce projet de loi. Nous aimerions savoir quelles étaient les principales remarques et préoccupations du conseil en matière d'égalité professionnelle au regard de ce texte. Nous aimerions aussi profiter de cette audition pour recueillir votre avis sur le texte adopté en première lecture par l'Assemblée nationale. Quels ont été les apports du texte voté à l'Assemblée nationale, au regard de l'avis rendu par le conseil ?

Enfin, nous souhaiterions que vous nous indiquiez les perspectives d'amélioration du texte en vue de son examen par le Sénat.

Vous avez la parole.

Debut de section - Permalien
Brigitte Grésy, secrétaire générale du Conseil supérieur de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (CSEP)

Je souhaite tout d'abord remercier les sénatrices et les sénateurs car c'est grâce à vous que la disposition nouvelle concernant l'agissement sexiste a été intégrée dans le code du travail à l'article L. 1142-2-1. Dans la lignée du rapport du CSEP sur le sexisme dans les relations de travail, il est très satisfaisant que soit enfin identifiée la notion de sexisme dans le code du travail pour couvrir tout ce qui n'était pas déjà visé par notre droit, comme le harcèlement sexuel et l'agression sexuelle.

Des amendements importants ont déjà été adoptés lors de la première lecture du texte à l'Assemblée nationale. La lutte contre les agissements sexistes est ainsi confortée puisque leur prise en compte est maintenant intégrée dans le règlement intérieur de l'entreprise, mais aussi dans le plan de prévention de l'employeur. De plus, le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) a désormais la possibilité de proposer des actions de prévention en matière d'agissements sexistes. L'enrichissement apporté par ces dispositions est central pour le CSEP. Toutefois, nous souhaitons approfondir encore cette notion car les conditions du débat à l'Assemblée nationale n'ont pas permis que soient retenues toutes les dispositions concernant l'égalité professionnelle. De plus, il reste à mon avis à rendre plus cohérente la procédure de négociation sur l'égalité professionnelle.

Parce que c'est un élément essentiel, je voudrais commencer par l'agissement sexiste. Le travail juridique sur cette notion, en effet, n'est pas terminé, notamment au regard d'une disposition centrale consistant à l'extension à l'agissement sexiste du régime de preuve applicable à tous les motifs de discrimination. Aujourd'hui, l'article 20 de la loi du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l'emploi1(*), dite loi Rebsamen, a intégré au code du travail la notion d'agissement sexiste, qui existait déjà à l'article 1er de la loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations2(*).

Il est important de mentionner cette dernière, car elle contient un certain nombre de dispositions qui, de facto, peuvent s'appliquer à l'agissement sexiste. Encore faudrait-il cependant bien en repréciser certains points. Dans le cadre actuel, la victime ne doit présenter que des éléments de fait et non pas faire la preuve qu'il y a eu atteinte à sa dignité. Le projet de loi Travail harmonise, dans son article 1er bis (nouveau), la rédaction du régime de l'aménagement de la preuve entre la discrimination, pour laquelle la victime doit « présenter des éléments de fait », et le harcèlement sexuel et moral, pour lequel la victime « doit établir des faits qui permettent de présumer ».

Nous souhaiterions très précisément que le code du travail, dans son article L. 1144-1, poursuive cette harmonisation en l'étendant à l'agissement sexiste, qui devrait lui aussi relever de la nécessité de « présenter des éléments de fait ».

Je propose aussi d'étendre la protection des salariés contre des mesures de représailles, qui existe dans le code du travail en matière de harcèlement moral et de harcèlement sexuel, qui prévoit des dispositions visant à protéger les personnes contre les mesures de rétorsion dont elles pourraient faire l'objet pour avoir subi, refusé de subir ou pour avoir témoigné ou relaté des faits de harcèlement sexuel, de discrimination ou de harcèlement moral. Il est souhaitable d'élargir cette protection à l'agissement sexiste pour que personne ne puisse être sanctionné pour avoir subi ou refusé de subir des agissements sexistes ou pour avoir témoigné de tels agissements ou les avoir relatés, y compris lorsque l'agissement sexiste n'est pas répété. Il s'agirait de transposer à l'agissement sexiste ce qui existe déjà en matière de harcèlement.

Ma troisième proposition porte sur la nullité des actes contraires aux dispositions relatives à l'interdiction de tout agissement sexiste. Il faudrait par exemple qu'une action disciplinaire prise par un employeur à l'égard d'un salarié ayant témoigné d'agissements sexistes, si elle est contestée devant une juridiction et jugée discriminatoire, puisse être considérée comme n'ayant jamais existé.

À notre sens, il manque donc aujourd'hui dans le projet de loi trois dispositions concernant les agissements sexistes : l'une sur le régime de preuves, l'autre sur l'impossibilité d'organiser des représailles contre les personnes qui ont témoigné contre des agissements sexistes, et la dernière sur la nullité des actes contraires à l'interdiction de tout agissement sexiste.

Reste à étudier le régime de la sanction et de la réparation. En entreprise, la sanction peut être d'abord disciplinaire de la part de l'employeur à l'encontre de l'auteur des actes sexistes. La réparation, quant à elle, passe par la mise en cause de la responsabilité civile de l'employeur. Aucune sanction pénale n'est prévue puisque l'agissement sexiste n'existe pas dans le code pénal. De facto, s'appliquent le régime de la sanction disciplinaire qui peut aller jusqu'au licenciement de la personne qui commet des actes sexistes, et la réparation qui met en jeu la responsabilité civile de l'employeur.

L'employeur se doit de conduire une politique de prévention des faits qui peuvent être commis à l'encontre de ses salariés, et c'est à ce titre que sa responsabilité civile est engagée, sachant que l'affaire est alors portée devant les prud'hommes. Il existe donc aujourd'hui un régime de sanctions ad hoc, lié à la sanction des salariés et à la réparation due par l'employeur.

En matière de harcèlement sexuel, il faut savoir que très peu de condamnations sont prononcées au pénal. Il faut noter que le sexisme couvre un champ très large allant de l'agissement sexiste jusqu'au viol, sachant que 5 % des viols sont perpétrés dans l'entreprise elle-même. Très souvent, les faits de harcèlement sexuel sont requalifiés en faits de harcèlement moral ou sont plaidés comme tel par la victime, tant il est complexe pour elle, ensuite, de revenir sur son lieu de travail et de poursuivre son activité dans de bonnes conditions.

Toujours sur la question de l'agissement sexiste, je pense que le Sénat a vraiment ouvert une porte essentielle dans le cadre de l'examen de la loi relative au dialogue social et à l'emploi. Mais il faut poursuivre dans cette voie pour étendre la protection contre l'agissement sexiste aux fonctionnaires. Il faudrait donc compléter l'article 6 bis de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires dite loi Le Pors3(*), de façon à interdire tout agissement sexiste. Le chapitre 2 de cette loi pose un certain nombre de garanties visant à protéger les fonctionnaires contre les discriminations, le harcèlement moral et le harcèlement sexuel. L'idée est de faire figurer la notion de harcèlement sexiste dans ce texte puisque la loi du 27 mai 2008, qui transpose plusieurs dispositions communautaires, et dont est tirée la notion d'agissement sexiste, s'applique à toute personne publique, et donc de facto aux fonctionnaires. Par conséquent, l'agissement sexiste pourrait être inscrit dans la loi de 1983 en reprenant la même formulation que celle utilisée dans le code du travail, c'est-à-dire en ces termes : « Aucun fonctionnaire ne doit subir d'agissement sexiste défini comme tout agissement lié au sexe d'une personne ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ».

Telles sont les propositions que nous faisons sur la question des agissements sexistes.

Je souhaiterais par ailleurs profiter de cette audition pour revenir brièvement sur des améliorations à apporter à des dispositions du code du travail issues de la loi Rebsamen. En effet, cette loi a profondément transformé tous les dispositifs relatifs à l'information des travailleurs, à la consultation et à la négociation et a donc eu des conséquences sur l'égalité professionnelle. Il faut savoir que la loi Rebsamen a retiré la notion de rapport de situation comparée (RSC) entre les hommes et les femmes et qu'un projet de décret relatif à l'information des instances représentatives du personnel (IRP) sera examiné au Conseil d'État très prochainement. Ce texte retient toute une série de dispositions issues de la loi Rebsamen et propose des avancées pour récupérer ce qui constituait la deuxième partie du rapport de situation comparée.

Ce dernier, tel qu'il existait, concernait les entreprises de plus de 300 salariés et se structurait autour de deux parties : d'une part, des données chiffrées, d'autre part, un plan d'action très important pour mettre en mouvement ces données chiffrées. Or la loi Rebsamen a supprimé le rapport de situation comparée. En soi, cette suppression n'est pas problématique puisqu'il y avait une forte confusion entre le plan d'action du rapport de situation comparée et le plan d'action unilatéral de l'employeur que ce dernier doit impérativement élaborer en cas d'échec de l'accord.

Je rappelle que la procédure de négociation sur l'égalité professionnelle s'articule autour de quatre phases : la construction des données chiffrées à faire figurer dans la base de données économiques et sociales (BDES) conformément à l'article L. 2323-8 du code du travail, la consultation du comité d'entreprise (CE), la négociation, et la sanction.

Cependant, le texte relatif à la phase de consultation est actuellement incompréhensible car il y est indiqué que la consultation doit s'opérer sur la base des données incluses dans la BDES mais également sur l'accord ou le plan d'action de la phase 3. Autrement dit, la consultation porte sur un document qui n'existe pas encore puisqu'il est issu de la négociation à venir.

Nous proposons donc de réintroduire la notion de stratégie d'action, plutôt que de plan d'action, à cet endroit du code du travail, tout en retirant la référence au plan d'action ou à l'accord, source de confusion. Il faudrait donc, pour que le dispositif prévu par le code du travail soit clair, que les quatre étapes, même l'étape de la sanction, fassent référence à la notion de stratégie d'action qui figurerait désormais à l'étape 2 de la consultation.

Il faudrait également que soit corrigée une référence erronée relative à la commission supérieure de l'égalité professionnelle, puisque le texte actuel fait référence à l'article L. 2323-57 qui correspond à l'ancien article relatif au rapport de situation comparée (RSC).

Ensuite, autre sujet très important : aujourd'hui, les PME ne négocient pas sur l'égalité professionnelle. En moyenne, 36 % des entreprises ayant déclaré un délégué syndical apte à négocier ont signé un accord. Ce taux atteint 85 % pour les entreprises de plus de 1 000 salariés et 63 % pour les entreprises employant entre 250 et 1 000 salariés. Il n'est que de 33 % pour les entreprises plus modestes. En outre, 80 % des mises en demeure et 80 % des pénalités visent les PME. Force est de reconnaître que ces entreprises n'arrivent pas aujourd'hui à négocier sur l'égalité professionnelle faute d'informations, et surtout en raison d'une complexité extrême des obligations qui leur sont demandées.

L'article L. 2325-38 du code du travail prévoit la possibilité, pour les entreprises d'au moins 300 salariés, de recourir à un expert en matière d'égalité professionnelle pour rédiger les données, les indicateurs, l'accord et le plan d'action en vue de préparer la négociation. Pour cela, il faut un accord entre l'employeur et la majorité des membres du comité d'entreprise. Le tribunal de grande instance est saisi en cas de désaccord. Nous souhaiterions que soit étendue aux PME la possibilité de recourir à un expert en matière d'égalité professionnelle, ce qui impliquerait de modifier l'article L. 2325-38 du code du travail pour que le seuil passe de trois cents salariés à cinquante salariés.

En outre, l'article 18 du projet de loi Travail ouvre de nouvelles possibilités de formation aux négociateurs. À ce même article, dans une logique d'approche intégrée de l'égalité professionnelle, il faudrait que soit ajoutée une disposition précisant que les formations communes dont sont susceptibles de bénéficier les salariés et les employeurs puissent comporter une formation spécifique à l'égalité professionnelle.

Cette modification me paraît vraiment très importante. Le CSEP mène actuellement un travail sur les formations à l'égalité. Or, on se rend compte que le marché de l'offre de formation est extrêmement éclaté, hétérogène et repose sur des fondements qui posent problème. En effet, certains organismes de formation véhiculent l'idée que femmes et hommes sont complémentaires, raison pour laquelle il convient de promouvoir la mixité. Il semble donc indispensable de travailler sur les valeurs essentielles et les principes clés sur lesquels fonder les formations à l'égalité professionnelle. De plus, il nous semble très important que non seulement les salariés, mais également les négociateurs eux-mêmes, soient formés aux enjeux de l'égalité professionnelle. C'est pourquoi je plaide pour que soit ajoutée cette précision de façon à ce qu'une formation spécifique à l'égalité professionnelle soit mentionnée, dans le cadre de la démarche intégrée de l'égalité.

Nous arrivons au chapitre relatif aux temps partiel, qui cristallise des oppositions fortes entre les organisations patronales et les organisations syndicales. Sur ce point, le CSEP n'a pas de mandat de ses membres. Dans leur ensemble, les organisations patronales - sauf la CGPME, qui estime que certaines dispositions sont trop complexes, notamment sur le compte personnel d'activité et la notion de référendum - sont plutôt favorables au projet de loi, après avoir regretté la présence du préambule et demandé son retrait, au motif qu'il pourrait induire une confusion des normes. Cela a été fait. Le MEDEF, de son côté, se prononce en faveur d'une flexi-sécurité à la française qui aménage à la fois la négociation et les accords au niveau de l'entreprise, tout en offrant des garanties de sécurité supplémentaires pour les salariés. La partie syndicale, de son côté, y est opposée. Leur objection tient à ce que les femmes sont certes entrées en masse sur le marché du travail (83 % des femmes âgées de 25 à 49 ans travaillent), mais que 80 % des salariés à temps partiel sont des femmes et que 30 % des femmes qui travaillent sont à temps partiel (contre 6 % des hommes). De plus, malgré le taux d'activité très important des femmes en France, il faut garder en mémoire que les deux tiers des salariés à bas salaires sont des femmes, et que ces dernières sont deux fois plus souvent au SMIC que les hommes.

Le marché du travail présente donc un paysage toujours plus contrasté, avec un essor des femmes cadres qui jouent le jeu de la mixité, mais un écart croissant entre les femmes cadres et les femmes non-cadres qui, elles, s'enfoncent dans la précarité. Je rappelle que la montée des femmes cadres est l'un des grands éléments de ce siècle. Ainsi, au cours des vingt dernières années, le nombre de femmes cadres a augmenté de 149 %, contre 49 % pour les hommes. Les avancées sont réelles concernant la prise de responsabilité des femmes.

Mais parallèlement à cette avancée indiscutable, la question qui se pose, au-delà de la question du chômage des femmes, est celle des travailleuses pauvres, puisque beaucoup d'entre elles se trouvent en situation de sous-emploi. Le temps partiel apparaît d'ailleurs comme le carrefour des inégalités entre hommes et femmes car il pose, d'une part, la question de l'articulation de la vie familiale avec la vie professionnelle, qui est encore loin d'être bien pensée, notamment dans les organisations de travail, mais aussi, d'autre part, la question de l'évolution du système productif, avec un changement profond de la structure des emplois et des formes d'emploi.

Ainsi, dans un certain nombre de branches, et notamment dans la restauration et dans le nettoyage, le temps partiel constitue un mode de gestion des emplois. « Faire des heures » devient la norme. J'insiste ici sur un message essentiel de l'avis du CSEP : le travail des femmes est très différent de celui des hommes, et on observe une absence de mixité sur le marché du travail. La mixité y est en fait un leurre. Aujourd'hui, seulement 12 % des emplois, qui représentent 17 % des salariés, sont mixtes, c'est-à-dire comprennent environ 40 % d'un sexe donné. On constate une stabilité très forte dans cette ségrégation des emplois. Concrètement, les femmes et les hommes n'occupent pas les mêmes emplois (fonctions « support » d'un côté, fonctions techniques de l'autre), avec des différences très fortes entre les métiers dits majoritairement féminins et ceux dits majoritairement masculins.

Fait très préoccupant, le seul secteur où l'on observe un glissement d'un secteur majoritairement féminin vers un secteur relativement mixte, est celui du numérique. Il y a encore vingt ans, il était majoritairement occupé par les femmes qui y exerçaient des postes d'opérateurs informatiques. À l'époque, faire du codage était considéré comme « faire de la dentelle » et assimilé à un métier féminin. Cela s'explique notamment par le fait que ce métier n'était pas lié aux mathématiques. 89 % des codeurs étaient alors des femmes. Avec l'avènement de la culture geek et l'essor de l'informatique comme domaine strictement masculin, nous avons assisté à l'éviction des femmes de ce secteur parallèlement à une évolution des modes d'organisation dans un sens défavorable aux femmes. Celles-ci représentent aujourd'hui moins de 50 % des opérateurs informatiques. C'est l'un des rares métiers qui a évolué dans ce sens alors qu'il s'agit d'une branche porteuse d'emploi pour l'avenir. Dans la population des ingénieurs informatiques, les femmes sont très minoritaires et occupent 20 à 25 % des emplois.

On parle souvent du « plafond de verre », mais il convient également de parler des « murs de verre ». Les écarts de rémunération entre les hommes et les femmes tiennent certes au temps partiel mais aussi aux différences de nature du statut (CDD versus CDI) et aux différences de secteurs. Je rappelle qu'il y a encore aujourd'hui une différence de salaire de 9 % qui reste inexpliquée. Il y a aussi la discrimination systémique, qui fait qu'un diplôme de femme vaut moins qu'un diplôme d'homme sur le marché du travail. C'est ce que l'on appelle le rendement différentiel des facteurs, suivant que l'on est un homme ou une femme.

Ces différences tiennent également à la classification des emplois. Force est de constater que les métiers majoritairement féminins sont moins valorisés que les métiers majoritairement occupés par des hommes. Les compétences portées majoritairement par des femmes valent moins que les compétences majoritairement exercées par des hommes. Le CSEP s'attelle aujourd'hui au chantier des classifications. Les organisations patronales ont récemment publié un document de méthodologie sur les classifications sur lequel nous nous appuyons pour essayer de dénicher les biais sexistes dans les grilles de classification actuelles, biais sexistes qui existent toujours au détriment des femmes. Vous connaissez cet exemple par coeur : porter une personne âgée dépendante n'est pas aussi fortement valorisé que porter un sac de ciment. Cela n'est pas considéré comme un signe de pénibilité. Pourtant, nous savons combien il est difficile et lourd de porter une personne qui ne peut pas se tenir, et nous connaissons l'impact sur la santé physique des travailleurs du secteur des services à la personne, qui sont à 90 % des femmes. Nous sommes ici face à un faisceau d'inégalités liées simplement à l'occupation du marché du travail. Donc, tout ce qui concerne le temps de travail affecte inégalement les femmes et les hommes.

Quatre amendements portés par l'Assemblée nationale concernent le temps partiel. Je rappelle à ce sujet qu'il existe une inégalité dans la mesure où les heures complémentaires ne sont pas payées dès la première heure au même niveau que les heures supplémentaires (taux de 10 % pour le dixième du temps de travail pour le temps partiel, contre un paiement dès la première heure pour le temps plein). À travers l'accord, le projet de loi risque d'induire une sorte d'étirement des possibilités de recourir à un moindre temps partiel que celui autrefois défini par la loi à raison de 24 heures. Donc, sur ce point, je suis très favorable à l'amendement de l'Assemblée nationale sur la question du taux de majoration des heures complémentaires. Je le dit néanmoins à titre personnel, n'ayant pas de mandat du CSEP pour le faire. Je fais la même remarque sur l'amendement relatif à la question de la limitation du nombre de crédit d'heures pour l'exercice du mandat d'un salarié à temps partiel. Enfin, concernant le délai de prévenance dans le cadre de la modification de la répartition de la durée du travail (trois jours au lieu de sept), il faut savoir que les femmes en feront les frais, car elles sont plus nombreuses à devoir jouer avec une organisation tendue de leur emploi du temps. Il faut donc en revenir à un délai de sept jours.

Ces dispositions doivent être soutenues d'un point de vue juridique, et pas seulement au regard de l'analyse économique qui consiste à dire que les femmes sont à 80 % à temps partiel. C'est aussi une analyse juridique, car il est clair que la notion de discrimination indirecte pourrait s'appliquer à l'ensemble d'entre elles. Le concept de discrimination indirecte vise des règles et des pratiques qui apparaissent neutres, mais qui produisent des effets plus défavorables sur un groupe que sur un autre. Globalement, les effets de ces mesures auront un impact plus fort sur les femmes que sur les hommes puisqu'elles sont plus nombreuses à travailler à temps partiel. Or, s'il est possible de recourir à un traitement différentiel si l'objectif recherché est légitime et s'il est mis en oeuvre de façon proportionnée, il n'est pas certain qu'il soit possible de faire la démonstration que les dispositions mentionnées sur le temps partiel sont effectivement légitimes et proportionnées.

La question de l'abondement du compte personnel de formation (CPF) pour les salariés à temps partiel, qui porte sur le volet sécurisation des salariés, nous semble aussi essentielle. En effet, l'article 21 du projet de loi prévoit la création du compte personnel d'activité (CPA) qui sera constitué du compte personnel de formation (CPF), du compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) et du compte d'engagement citoyen. Aujourd'hui, la mesure qui prévoit l'alimentation du compte personnel de formation en fonction des heures travaillées pour les salariés à temps partiel à l'article L. 6323-11 du code du travail conduit à une proratisation des heures de formation. Là encore, il nous semble que cet article pourrait constituer une discrimination indirecte à l'égard des femmes en matière d'accès à la formation, d'autant plus que les formations éligibles au CPF sont des formations qualifiantes qui nécessitent un nombre d'heures important. Cette disposition semble exclure de manière disproportionnée les travailleurs à temps partiel du bénéfice du droit au CPF. Pour dire que cette mesure prorata temporis poursuit un motif légitime, il faudrait savoir si la limitation du bénéfice d'un avantage en fonction des heures travaillées pourrait être objectivement justifiée par un coût financier très fort pour l'employeur. En tout état de cause, cette pratique semble quelque peu disproportionnée par rapport à l'objectif recherché. Nous souhaitons en conséquence que deux possibilités soient laissées au choix pour corriger cette inégalité, en prévoyant que les salariés à temps partiel bénéficient : soit des mêmes droits que les personnes à temps complet (24 heures par an), soit d'une majoration de 30 % du crédit d'heures annuel pour le porter à 15,6 heures.

Une telle mesure paraît d'autant plus nécessaire que nous n'avons aucune assurance que les entreprises ne demanderont pas à leurs salariés d'accepter des temps partiels portant sur un faible nombre d'heures travaillées. Dans certains accords, le temps de travail est même fixé à deux heures. Certes, il était déjà possible de déroger à la règle du contrat de 24 heures à la condition de prévoir des contreparties, mais force est de reconnaître que ces contreparties ne sont pas toujours réelles. La ministre a d'ailleurs demandé à la Direction générale du travail (DGT) de dresser un bilan des dérogations aux 24 heures pour le temps partiel. Ce bilan sera restitué début juillet dans le cadre du bilan annuel sur les accords réalisé par la DGT dans le cadre de la Commission nationale de la négociation collective. Nous pourrons en tirer des enseignements, mais disposer de ces informations dès aujourd'hui aurait permis de posséder des éléments factuels en vue de démontrer comment le temps partiel est fragilisé par ces mesures.

Je souhaite terminer mon exposé par deux éléments.

Il y a deux mois, le CSEP a présenté, avec le Haut conseil à l'Égalité entre les femmes et les hommes (HCE|fh), un rapport d'évaluation de la loi Copé-Zimmermann4(*). Il y est établi que les entreprises du CAC 40 et du SBF 120 parviendront à atteindre un ratio de 40 % du sexe sous-représenté dans leurs instances de gouvernance en 2017. Rappelons que toutes les entreprises de plus de 500 salariés ou réalisant un chiffre d'affaires ou un total de bilan supérieur à 50 millions d'euros sont soumises à cette loi, que ces entreprises soient cotées ou non. Si l'on atteint plus de 34 % de femmes dans les instances de gouvernance des sociétés du CAC 40, le taux de représentation du sexe sous-représenté se situe seulement autour de 13 % dans les sociétés non cotées. Cependant, je rappelle que la loi prévoit que, dans les conseils d'administration de huit membres et moins, la règle est différente : l'écart ne doit pas être supérieur à deux, ce qui offre une latitude puisqu'un conseil d'administration de quatre membres peut ne compter qu'une femme. Cela facilite les choses, et c'est aussi pour cette raison que beaucoup d'entreprises ont pris la décision de réduire la composition de leur conseil.

Ainsi, il faudrait compléter l'article L. 2323-8 du code du travail portant sur l'égalité professionnelle de façon à ajouter une donnée chiffrée concernant le pourcentage des hommes et des femmes dans les conseils d'administration, dans la base de données économiques et sociales (BDES).

En effet, il est aujourd'hui impossible d'obtenir cette donnée nulle part, sauf à passer en revue tous les rapports annuels de l'ensemble des entreprises, travail titanesque. En conséquence, nous ne pouvons pas plus appliquer la loi Copé-Zimmermann que la loi Sauvadet qui concerne les établissements publics industriels et commerciaux (EPIC) et les établissements publics administratifs (EPA). En l'état actuel, nous ne pouvons raisonner que sur la base d'un échantillonnage.

Je précise toutefois que cette nouvelle donnée ne serait pas soumise à la négociation puisque l'article L. 2242-8, qui en précise les domaines, ne vise pas celui de la gouvernance des entreprises au sens des conseils d'administration et de surveillance. Le décret d'application précisant les indicateurs retenus en fonction de la taille de l'entreprise ne devra pas non plus faire référence à cette donnée, d'autant que l'obligation imposée par la loi de janvier 2011 fait l'objet d'une sanction autonome qui a donc un statut juridique particulier. Mais la question de la gouvernance des entreprises dans les conseils fait partie des enjeux de l'égalité professionnelle et le lien avec les autres données est important à faire figurer dans la BDES.

Nous soutenons aussi un amendement très important de l'Assemblée nationale visant à faire relever le CSEP de la loi. Rappelons que notre conseil a été créé par la loi Roudy5(*) (article 17 de la loi du 13 juillet 1983). Cependant, en 2008, une ordonnance a déclassé le CSEP pour le placer au niveau du décret. Aussi, presque tous les ans, le Secrétariat général du Gouvernement pose la question de la pertinence du maintien du CSEP, comme d'ailleurs du maintien de toutes les instances dont l'existence relève d'un décret. Considérant qu'il est essentiel de maintenir une approche spécifique de l'égalité professionnelle, nous souhaiterions que le CSEP soit placé au niveau législatif, tout comme le sont, par exemple, la Commission nationale de la négociation collective (CNNC) et le Conseil national de l'emploi, de la formation et de l'orientation professionnelles (CNEFOP). Pour cela, le CSEP devrait être cité dans le livre I de la première partie du code du travail, au titre IV relatif à l'égalité professionnelle, et dans le chapitre V dédié aux instances concourant à l'égalité professionnelle.

Voilà, madame la présidente, mesdames et messieurs les sénateurs, une série de propositions concernant le projet de loi qui nous réunit ce matin. La lutte contre le sexisme étant aujourd'hui essentielle, je vous informe que le CSEP va lancer ce mois-ci une grande étude en direction des PME et des grandes entreprises sur les ressentis du sexisme auprès de la population non-cadre. Il faut absolument renforcer notre connaissance de ce phénomène. C'est un travail essentiel pour que les juges puissent à bon escient travailler sur les cas qu'ils auront à examiner et constituer une jurisprudence, comme ils l'ont fait pour le harcèlement moral. Il est également essentiel que les PME s'emparent du sujet de l'égalité professionnelle et que la négociation soit comprise de tous. Sur l'enjeu du temps partiel, nous allons également lancer une réflexion sur le droit communautaire, la discrimination indirecte et le temps partiel, qui examinera les mesures du projet de loi que je vous ai présentées.

Debut de section - PermalienPhoto de Corinne Bouchoux

Avez-vous été entendue par la commission des affaires sociales du Sénat sur le projet de loi Travail ?

Debut de section - Permalien
Brigitte Grésy, secrétaire générale du Conseil supérieur de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (CSEP)

Non. C'est la première fois que j'interviens au Sénat sur cette loi.

Debut de section - PermalienPhoto de Corinne Bouchoux

Il serait utile que les informations que nous avons entendues ce matin puissent être relayées auprès de toutes les familles politiques. Il serait essentiel de reprendre ces informations comme un fil conducteur de nos travaux à venir car nous nous situons ici au coeur de la problématique de notre délégation. Si ce constat d'inégalité professionnelle et de non-mixité du travail était connu et mieux partagé, par exemple parmi les sénateurs, je suis convaincue que nous avancerions plus vite. Certains se cantonnent dans un refus idéologique mais la majorité ignore de bonne foi ces inégalités. Or ils seraient sans doute disposés à travailler sur ces questions s'ils étaient mieux éclairés.

Debut de section - PermalienPhoto de Marie-Pierre Monier

Je vous remercie pour la qualité de votre intervention. Votre exposé a mis en lumière la mutation du secteur numérique mais ce sont en fait tous les métiers scientifiques qui sont touchés de plein fouet par la sous-représentation des femmes. Je voudrais ajouter un élément en tant qu'ancienne professeur de mathématiques. Dès le collège et le lycée, nous constatons un déficit de femmes dans les filières scientifiques. Il faudrait agir le plus tôt possible, dès la formation, afin que nous puissions attirer davantage de femmes vers ces métiers.

Debut de section - PermalienPhoto de Chantal Jouanno

En 2013, la délégation a présenté un rapport très complet sur l'égalité professionnelle, intitulé Femmes et travail : agir pour un nouvel âge de l'émancipation. Brigitte Gonthier-Maurin y avait soulevé notamment la question de la formation à l'égalité professionnelle, et la problématique des travailleuses pauvres. Il serait aussi intéressant d'étudier les différences de législations et réglementations entre les agents publics au sens large du terme, et les salariés du secteur privé. Nous partons du principe que les deux populations sont couvertes par les mêmes législations et réglementations mais je constate que ce n'est pas toujours le cas. Par exemple, en matière de harcèlement sexuel, le site du ministère donne des informations très précises et complètes pour ce qui concerne l'entreprise et les salariés de droit privé, mais ne dit rien sur le secteur public.

Debut de section - Permalien
Brigitte Grésy, secrétaire générale du Conseil supérieur de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (CSEP)

De même, alors que la loi Copé-Zimmermann fixe un taux de 40 % du sexe sous-représenté dans les instances privées, ce taux de 40 % ne s'applique qu'aux flux dans les entreprises publiques, c'est-à-dire qu'il ne s'applique qu'aux primo-administrateurs sans s'appliquer au stock. Il conviendrait sans doute que les entreprises publiques soient davantage encouragées et que la sanction possible suscite l'intérêt à agir.

Debut de section - PermalienPhoto de Chantal Jouanno

Ayant dirigé un Établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC), je ne suis pas certaine que cette question soit suivie et que la sanction soit appliquée...

Debut de section - Permalien
Brigitte Grésy, secrétaire générale du Conseil supérieur de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (CSEP)

De manière générale, nous constatons un réel déficit d'information concernant toutes les dispositions relatives à l'égalité professionnelle et à la protection des salariés, notamment dans les EPIC. De même, les PME sont en dehors des circuits d'information. Nous avons pourtant un site qui contient de nombreuses informations, mais elles ne le connaissent pas.

Concernant la mixité, ce qu'il faut présenter, ce sont des chiffres en synergie les uns avec les autres. C'est ce lien qui fait sens. Il faut démontrer les avancées réelles mais aussi les poches de résistance et les régressions dues à des causes bien identifiées. Ces situations tiennent à la structure même du marché du travail. Au niveau macroéconomique, la segmentation des secteurs et des emplois joue sur les inégalités. Au niveau microéconomique de l'entreprise, également, les conditions de travail, l'organisation du travail et la gestion du temps de travail portent totalement atteinte au principe d'égalité professionnelle, qu'elle rende impossible. Au-delà, il convient aussi de traiter le sujet de la porosité entre la sphère publique et la sphère privée. Pour traiter pleinement le sujet, il nous faut donc adopter une approche systémique. Lorsque l'on sait que, à la naissance d'un enfant, 40 % des femmes modifient leur trajectoire professionnelle contre 6 % des hommes, on a tout compris de la question des inégalités. Pour parvenir à interpeller les consciences - nous sommes tous sujets aux stéréotypes -, c'est d'abord par les chiffres que l'on pourra créer le choc, ensuite par les histoires vécues, et enfin par le droit et par l'économie.

Debut de section - PermalienPhoto de Chantal Jouanno

Je vous remercie infiniment.

* 1 Loi n° 2015-994.

* 2 Loi n° 2008-496.

* 3 Loi n° 83-634.

* 4 Loi n° 2011-103 du 27 janvier 2011 relative à la représentation équilibrée des femmes et des hommes au sein des conseils d'administration et de surveillance et à l'égalité professionnelle.

* 5 Loi n° 83-635 du 13 juillet 1983 portant modification du code du travail et du code pénal en ce qui concerne l'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes.