Monsieur le Représentant spécial, nous vous remercions d'être venu à Paris, à notre rencontre. M. Kobler est un grand diplomate du ministère des affaires étrangères allemand et de l'ONU. Il a passé une partie de sa carrière au coeur des crises ; son analyse de la crise libyenne en sera d'autant plus pénétrante.
La prochaine grande crise risque d'être en Libye, qui rassemble tous les ingrédients d'une instabilité régionale, dans la région sahélo-saharienne et au-delà. Cette situation est aussi préoccupante pour la Tunisie voisine, jeune démocratie à protéger et développer. Tout transfert d'instabilité vers la Tunisie affecte l'Europe et tout particulièrement la France, en raison de leurs liens étroits et fraternels. On relève aussi un tel transfert du Levant vers la Libye.
Je suis heureux, Monsieur Kobler, de vous entendre sur l'avenir de la Libye et sur M. Al-Sarraj. A-t-il la capacité de fédérer ? Son gouvernement d'union nationale répond-il à toutes les attentes pour une sortie politique de la crise ?
Que pensez-vous de l'éventuel assouplissement de l'embargo sur les armes et de la formation des garde-côtes ? Ces sujets opérationnels sont importants pour soutenir les efforts du gouvernement d'union nationale.
Je suis très honoré d'être parmi vous afin de contribuer à mettre la Libye en haut de l'agenda. J'ai de bonnes et de mauvaises nouvelles. Mon prédécesseur a négocié pendant plus d'un an l'accord de Skhirat ; il a toujours essayé d'obtenir l'assentiment du parlement de Tobrouk, sans succès. Celui-ci a rejeté la légitimité de l'accord. Lors de mon arrivée, l'an dernier, à la tête de la Manul, je me suis demandé s'il fallait conclure l'accord, même sans ce consentement. Après avoir consulté la communauté internationale, j'ai décidé de promouvoir sa signature afin de créer des faits. Après la tenue d'une conférence à Rome avec 31 ministres des affaires étrangères, les participants au dialogue politique libyen ont signé l'accord à Skhirat le 17 décembre. Nous essayons maintenant de le mettre en oeuvre. Les progrès sont très lents mais réels.
Il existe désormais en Libye trois gouvernements : le Conseil Présidentiel, composé de neuf hommes -malheureusement pas de femmes- qui siège encore à la base navale de Tripoli et qui est à la tête d'un gouvernement qui n'a pas encore obtenu la confiance de la Chambre des Représentants (cette dernière n'a toujours pas été en mesure d'organiser ce vote) ; la Chambre des Représentants à Tobrouk qui était l'autorité reconnue par la communauté internationale jusqu'à l'arrivée du Conseil Présidentiel à Tripoli ; et enfin le Conseil d'État, en fait le gouvernement basé à Tripoli transformé en conseil consultatif.
C'est une chose d'en parler lors de conférences à l'étranger, une autre de le mettre en oeuvre. Nous travaillons en particulier avec les Libyens. L'un des problèmes auxquels nous sommes confrontés est la mise en place du gouvernement issu de l'accord national. Celui-ci s'est installé à Tripoli, la capitale où se trouvent le siège de la banque centrale et celui de l'administration.
Le 30 mars, le conseil présidentiel a commis l'acte héroïque et historique de prendre le bateau de Sfax en Tunisie pour entrer à Tripoli, sans violence. Malheureusement, le vote des ministres proposés au parlement n'a jamais eu lieu en raison de blocage d'une minorité de parlementaires. Une minorité violente a empêché la réunion du parlement en fermant la porte, coupant l'électricité. Les tentatives d'obtenir un vote ont échoué en février et en avril, alors que le quorum était pourtant atteint. Il n'y pas eu de nouvelle tentative.
Que faire lorsqu'un gouvernement existe en théorie, mais qu'il n'a pas la légitimité du parlement ? Il en est ainsi du conseil présidentiel. Je les encourage à se rendre dans les ministères pour travailler avec les fonctionnaires. Or la Libye est un pays qui n'a jamais réellement eu d'institutions fortes. M. Kadhafi a géré la Libye avec l'argent du pétrole ou la répression, mais il a également tenu le pays en neutralisant les institutions. Il faut les revigorer.
Il faut maintenant construire une armée sans pouvoir s'appuyer sur un précédent, sans expérience. C'est un défi inédit. Même le combat contre le colonialisme était tribal. Durant ses quarante-deux ans de pouvoir, M. Kadhafi n'a pas construit d'institutions étatiques fortes. Il n'y avait pas non plus d'armée. On me dit même que l'artillerie était à l'Ouest du pays, et les munitions à l'Est. La Libye étant un non-État, le processus stratégique est très lent. Je suis moi-même impatient. En Irak, où j'ai travaillé, on peut s'appuyer sur cinq mille ans d'histoire militaire. En Libye, sur zéro. Les membres du conseil de sécurité, et moi-même, voulons des progrès rapides, mais nous faisons face à une première fois dans beaucoup de domaines.
Pour les Français, c'est l''expansion du terrorisme qui est le problème principal. Deux factions la combattent à l'est et à l'ouest : l'armée du général Haftar et les milices de Misrata.
Le général Haftar veut combattre Daesh de l'est, et les milices de Misrata veulent le combattre de l'ouest. Le danger est celui d'un choc entre les deux forces, au détriment des populations Libyennes.
Il faut construire rapidement une armée libyenne unie. Sans succès dans la construction et la formation de cette armée, des confrontations militaires éclateront entre les forces de l'ouest et celles du Général Haftar. Il faut l'éviter et soutenir la création de centres d'opérations conjointes. Les forces de Misrata ont recensé des douzaines de morts dans leurs rangs la semaine dernière et affirment avoir tué 200 combattants de Daesh dans l'ouest du pays. Nous devons appuyer le conseil présidentiel afin de mette en place un commandement central contre Daesh.
Jusqu'à présent, le président Al-Sarraj a une légitimité internationale. Il est reconnu et soutenu par la France et les autres membres du conseil de sécurité de l'ONU, par l'Union africaine, par la Ligue arabe et par l'Union européenne, qui ont le même langage sur la feuille de route et soutiennent l'accord politique libyen et le conseil présidentiel. Ils disent que les ministres doivent commencer à travailler en attendant l'endossement officiel du parlement. Mais la légitimité internationale n'est pas suffisante. La survie d'Al-Sarraj est conditionnée à une légitimité nationale qu'il n'a pas encore. Il est perçu comme le président de l'ouest sous la tutelle des frères musulmans et des milices de Misrata qui le protègent. L'accord de Skhirat prône de réduire l'influence des milices et de les intégrer dans une armée conjointe.
A l'Est, certains acteurs voient en Tripoli un groupe d'extrémistes religieux avec lesquels ils refusent de coopérer. À l'inverse, les forces de Misrata et les mouvements religieux sont très opposés au général Haftar, qui constitue pour eux une ligne rouge. Comment réconcilier les deux parties ? Le général Haftar doit avoir un rôle dans la future structure.
Si le progrès politique se fait à la vitesse de l'escargot, les événements militaires sont bien plus rapides. Les militaires agissent.
Le Niger et le Tchad sont horrifiés de l'expansion de Daesh au sud alors qu'ils doivent déjà affronter Boko Haram. Il en est de même pour la Tunisie. La solution militaire pour l'arrêter doit être mise en oeuvre par les Libyens eux-mêmes et non les étrangers. La participation des pays limitrophes est cependant cruciale.
La situation humanitaire est également un problème. La moitié des hôpitaux sont inaccessibles. Beaucoup d'enfants de Benghazi ont perdu leur année scolaire à cause des combats. L'ONU a réussi une campagne de vaccination mais ce n'est pas suffisant. On a un problème de liquidités. Les Libyens ne peuvent pas acheter de nourriture pour le ramadan. Le gouvernement a commencé à prendre en charge les problèmes économiques. Le contrôle de la banque centrale, qui était crucial, a été pris.
Il faut construire une armée composée d'unités sous le commandement suprême du conseil présidentiel, lequel demandera au conseil de sécurité de l'ONU des exemptions à l'embargo. C'est, pour le général Haftar et les autres, une grande incitation à accepter de participer à cette structure conjointe.
Les progrès politiques sont très lents mais ils existent. La situation s'est améliorée depuis novembre 2015. Le conseil présidentiel est à Tripoli. L'idée selon laquelle le gouvernement ne travaille pas est fausse. Celui-ci est comme une ambulance sans plaque d'immatriculation. Malgré ce problème, personne ne dit qu'il faut empêcher l'ambulance d'aller à l'hôpital. Ce n'est pas légal mais totalement légitime. Nous vivons dans le monde réel.
Merci pour cette présentation complète et sans concession. Nous avions reçu votre prédécesseur, qui avait ouvert des pistes intéressantes. On voit que le chemin est long.
La Libye connaît des difficultés à terre et en mer. Sur le problème terrestre, vous avez évoqué le général Haftar, qui devient incontournable car il est le seul à disposer d'une force armée efficace. La milice de Misrata n'est pas au niveau. Quel rôle donner au général pour qu'il accepte d'intégrer l'armée libyenne ? Comment obtenir un accord de ses alliés ? J'avais cru comprendre que le nouvel émir du Qatar était plus ouvert sur cette question que son père ?
Nous suivons les échecs successifs de l'opération maritime Sophia. Elle sert les passeurs en sauvant les migrants des noyades. Il faut aller plus loin : peut-on envisager d'arrêter les bâtiments dans les eaux territoriales ? Cela peut-il être décidé par le gouvernement ?
Vous dites que l'avancée de Daesh est grave, puis vous dites que ça va mieux. Néanmoins, on n'arrive pas à trouver de solution. Pour qu'une aide extérieure intervienne dans la lutte contre Daesh, il faut qu'un gouvernement légitime le demande et que l'ONU donne son accord.
La situation de la Libye est encore plus compliquée que ce que je redoutais, même si on avance un petit peu. Le conseil de sécurité ne devrait-il pas décider une intervention maritime, pour aider le gouvernement contre Daesh ? Avez-vous songé à mettre la Libye sous tutelle de l'ONU ? Les caractéristiques sont presque réunies.
Vous avez expliqué la situation sur les rivages du golfe de Syrte, mais moins parlé de la situation à l'intérieur de la Libye. Pourriez-vous préciser ce qui se passe dans le Fezzan ? Nos amis nigériens sont très inquiets ; la France construit une nouvelle base à Madama. Qui y gouverne ?
Quelle est la situation économique ? Deux banques centrales, donc deux monnaies subsistent. Des discussions ont débuté pour rapprocher les deux. La Manul est-elle impliquée ? Quel est l'avenir institutionnel de la Libye ?
Je suis désolé si j'ai laissé une impression de confusion, car la complexité nous mène à la paralysie. Il faut au contraire réduire le problème à des lignes très claires, à poursuivre politiquement avec insistance. Nous avons une feuille de route : l'accord politique. La marche à suivre est très claire. Il faut élargir la base du consentement.
Le conseil présidentiel, le gouvernement, doivent être dans les ministères. L'état de droit est très important. Ce ne sont pas les structures judiciaires mais les structures traditionnelles qui règlent les problèmes. Si l'on souhaite la réussite de l'accord de Skhirat, il faut être flexible et pragmatique.
Je n'ai parlé qu'une fois avec le général Haftar. J'ai demandé à le voir il y a quelques semaines, sans résultat. La première phase de chaque médiation est de rencontrer les parties pour leur demander ce qu'elles veulent. M. Haftar n'accepte pas que le Conseil présidentiel commande l'armée, selon ce que prévoit l'accord de Skhirat. Il n'accepte pas de travailler sous la direction du gouvernement civil.
Cette situation ne doit pas nous empêcher de parvenir à une solution avec lui.
L'article 8 de l'accord de Skhirat rappelle que le Conseil présidentiel est le commandant suprême et M. Haftar doit donc accepter ce fait. À Mistrata, il m'a été dit qu'il n'était pas question de travailler avec le général Haftar. Mais alors, pourquoi ne pas organiser le commandement général de l'armée de façon collective, avec plusieurs généraux, dont Haftar ? On pourrait aussi imaginer un commandement par rotation pendant trois mois.
Le Conseil présidentiel composé de neuf hommes - trois originaires de l'est, trois originaires de l'ouest et trois originaires du sud - implique des décisions collégiales.
Nous devons donc débattre de ces options avec les différents protagonistes nationaux et régionaux. Les Nations Unies ne doivent pas imposer leur solution mais aider les parties en présence à parvenir à un accord. L'ensemble des acteurs doit comprendre que l'unité est préférable à la fragmentation, ce qui n'est pas encore le cas aujourd'hui.
Certes, et c'est pourquoi le Conseil de sécurité devrait être plus offensif. Mais les Nations Unies sont-elles prêtes à envoyer 30 000 soldats en Libye alors qu'au Congo, lorsque j'y étais, il y avait 20 000 soldats de l'ONU à l'est du pays ?
Daesh poursuit son avancée, la Libye n'est pas sur une île déserte et ses voisins s'inquiétaient considérablement, qu'il s'agisse du Niger, du Tchad, de l'Égypte ou de la Tunisie, dernier pays du printemps arabe. J'ai également demandé publiquement à être invité lors des réunions du Parlement. Je l'avais déjà demandé à Aguila Salah Issa, en février, mais il avait refusé.
Il faut dissuader les migrants subsahariens de traverser le désert pour arriver sur les côtes libyennes. Pour l'instant, on estime que 245 000 migrants sont en territoire libyen, mais seule une petite fraction d'entre eux souhaitent traverser la méditerranée. Certains sont découragés et un millier d'entre eux a été rapatrié dans leurs pays d'origine. L'extension du domaine d'action de l'opération européenne Sophia nécessite le consentement du Conseil présidentiel.
Sophia pourrait également servir à renforcer l'embargo sur les armes : le Conseil de sécurité en débattra en juin.
Sous Kadhafi, le sud de la Libye a été marginalisé mais la situation s'est, depuis, améliorée : comme je l'ai dit, le Conseil présidentiel comprend neuf membres, dont trois pour l'est, trois pour l'ouest et trois pour le sud. En outre, certains membres du Gouvernement sont originaires du sud, alors qu'il ne représente que 8 % de la population. En revanche, la plupart des trafics continuent à passer par le sud.
En Libye, 70 % de la population à moins de 35 ans. Or, elle n'est pas représentée au sein des forces politiques, alors qu'elle représente le futur de la Libye. Elle doit participer à la reconstruction économique, sinon elle fera cause commune avec les trafiquants.
Si l'économie ne fait pas partie du mandat des Nations Unies, je m'y intéresse fortement. La production pétrolière est passée de 1,6 million de barils/jour en 2011 sous Kadhafi à 350 000 barils aujourd'hui. Les réserves de la banque centrale étaient à l'époque estimées à 280 milliards de dollars. Elles ne sont plus que de 50 milliards.
Il convient de rouvrir rapidement les oléoducs, les gazoducs. Seul le pétrole pourra financer la reconstruction du pays. Pour régler les problèmes de sécurité et faire repartir l'économie, le rapprochement entre l'est et l'ouest est indispensable.
Je vous remercie pour cet excellent exposé. À vouloir respecter trop scrupuleusement les règles démocratiques, ne risque-t-on pas de laisser la Libye continuer à s'enfoncer dans le chaos ? J'étais dans ce pays en 2011, quelques semaines avant l'insurrection, et j'y ai vu une économie florissante et des institutions qui fonctionnaient. Ne devrions-nous pas être plus directifs ? Ces sociétés respectent beaucoup plus la force que les règles démocratiques qui sont souvent perçues comme de la faiblesse. Ne pourrait-on imposer la présence de femmes et de jeunes dans les instances qui ont été mises en place, notamment le Conseil présidentiel ?
Est-il envisageable de conclure un accord avec les Frères musulmans ? Pour l'Égypte, cela sera sans doute difficile, même si leur position stratégique semble incontournable dans ce conflit.... Que pensez-vous de l'approche respective des ministres français des affaires étrangères et de la défense ?
En 2011, une fois l'intervention terminée, cela a été une erreur de laisser les Libyens seuls, ce qu'ils nous avaient demandé.
En Afghanistan, il existe ce qu'on appelle la Loya Jirga, à savoir la réunion des dignitaires des différentes tribus. Si le Parlement de Kaboul vote les lois, il a tendance à ne pas s'opposer à une décision de la Loya Jirga. Ainsi, la décision de maintenir les soldats américains a été prise par cette instance. Même si la situation en Libye est complètement différente de l'Afghanistan, je souhaiterais proposer de réunir une grande assemblée le 17 décembre prochain, date anniversaire de l'accord de Skhirat. Le processus démocratique doit être accompagné d'un processus consultatif avec les chefs des tribus, mais aussi avec les maires qui, élus par la population, occupent une fonction très importante. Nous verrons ce qu'il en ressortira.
Nous devons trouver un accord avec les Frères musulmans mais aussi avec Haftar. Avant-hier, à Mistrata, j'ai parlé deux heures durant du rôle potentiel de Haftar. Il y a trois jours, j'étais au Caire pour débattre de la place des Frères musulmans : comme ils font partie du paysage politique en Libye, ils doivent être partie prenante de l'accord.
Quelle place pour les femmes ? Avant même la constitution du premier Gouvernement, j'ai demandé publiquement que 30 % des postes soient réservés aux femmes. Les réactions ont été très négatives, alors même que de nombreuses jeunes femmes étudient à l'université le droit, l'économie... Je réitérerai cette demande car je crois en la force de la répétition.
L'accord de Skhirat a été signé le 17 décembre 2015 : il manquait trois noms au conseil présidentiel et un accord avait été conclu pour que ces noms ne soient discutés qu'après la signature de l'accord. Seulement, un membre de la délégation qui devait signer a refusé et a bloqué le processus, alors que la cérémonie commençait. Nous nous sommes donc enfermés et les discussions ont commencé à s'éterniser : les femmes qui étaient restées au dehors se sont alors mises à chanter l'hymne libyen. Elles ont chanté durant tout le temps qu'ont duré les discussions et je suis persuadé que c'est grâce à elles que l'accord a été conclu.
Cette belle histoire va marquer notre imaginaire. Vous nous avez bien décrit ce dossier qui reste extrêmement complexe. Paradoxalement, vous avez assez peu parlé de Daesh alors que c'est un des sujets qui nous préoccupe le plus.
Je vous remercie pour la profondeur de votre analyse et pour les voies que vous tracez pour l'avenir.
Tous nos voeux vous accompagnent pour le succès de votre mission.
La réunion est levée à 15h50