La réunion est ouverte à 18 heures.
Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête sur les mesures de compensation des atteintes à la biodiversité engagées sur des grands projets d'infrastructures en entendant l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME).
Je rappelle que notre commission d'enquête analysera plus en détails les conditions de définition, de mise en oeuvre et d'évaluation des mesures de compensation de quatre projets spécifiques : l'autoroute A65, la LGV Tours-Bordeaux, l'aéroport Notre Dame des Landes, ainsi que la réserve d'actifs naturels de Cossure en plaine de la Crau.
Cette audition doit nous permettre d'aborder le sujet de la mise en oeuvre de la compensation d'un point de vue plus général, au regard des missions de l'ADEME. Nous nous interrogeons notamment sur la question de l'opportunité d'une utilisation des friches, notamment « polluées », pour la mise en oeuvre de la séquence « éviter-réduire-compenser ».
La commission d'enquête a souhaité que notre réunion d'aujourd'hui soit ouverte au public et à la presse ; elle fait l'objet d'une captation vidéo, et est retransmise en direct sur le site internet du Sénat ; un compte rendu en sera publié.
Nous entendons donc M. Bruno Léchevin, président de l'ADEME, et M. Fabien Boissier, qui en est le directeur général délégué.
Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment.
Je rappelle que tout faux témoignage devant la commission d'enquête et toute subornation de témoin serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bruno Léchevin et M. Fabien Boissier prêtent successivement serment.
Messieurs, à la suite de vos propos introductifs, mon collègue Ronan DANTEC, rapporteur de la commission d'enquête, vous posera un certain nombre de questions. Puis les membres de la commission d'enquête vous solliciteront à leur tour.
Pouvez-vous nous indiquer à titre liminaire les liens d'intérêts que vous pourriez avoir avec les différents projets concernés par notre commission d'enquête ?
Merci de nous recevoir. Je n'exposerai pas la position de l'ADEME sur l'objet de vos travaux, car nous n'en avons pas nécessairement la compétence. L'ADEME n'est pas opérateur de mesures de compensation mais nous menons des actions de soutien à la reconversion des friches urbaines polluées, qui est un sujet qui vous intéresse. Nous menons des travaux de dépollution, nécessaires à de nouveaux usages, et qui contribuent à la préservation de la biodiversité.
Dans le cadre des émissions carbone, nos actions interviennent à tous les niveaux de la séquence éviter-réduire-compenser. L'accent est mis sur le développement de méthodes et d'outils pour effectuer des diagnostics sur les gaz à effet de serre (GES).
Face à l'essor des différents dispositifs de compensation volontaire, et du nombre croissant d'opérateurs, le ministère de l'environnement et l'ADEME avaient mis en place en 2007 une charte de la compensation volontaire des émissions de GES, afin de garantir la qualité et la fiabilité de ce dispositif en France. Cette charte établissait un guide de bonnes pratiques pour une démarche de compensation. En 2010, cette charte a été abandonnée, suite à un audit très négatif. La plupart des opérateurs ne fournissaient aucun document justificatif solide, les méthodes de calcul n'étaient pas reconnues et les vérifications étaient effectuées par les membres du projet eux-mêmes. La charte a donc été remplacée par le guide « La compensation volontaire : démarches et limites ». Il apporte des éléments de compréhension sur le contexte de la compensation volontaire, notamment les différents acteurs et l'état du marché. Depuis 2014, nous soutenons avec la direction générale de l'énergie et du climat (DGEC) une plateforme d'information et de sensibilisation aux bonnes pratiques en matière de compensation carbone, le site info-compensation-carbone.com.
Notre contribution à vos travaux a donc certaines limites. Toutefois nous sommes évidemment à votre disposition pour répondre au mieux à vos questions.
Nous avons souhaité vous entendre car votre expérience en matière de friches et de compensation carbone peut éclairer nos travaux.
En Angleterre, la logique, pour un hectare d'espace naturel aménagé, est de retrouver un hectare aménagé pour en refaire un espace naturel. Avez-vous une idée du potentiel de friches, polluées ou non, à reconquérir en France ? Et connaissez-vous l'intérêt écologique de ces friches, notamment dans le cadre des continuités écologiques locales ?
L'espace occupé par les friches industrielles est complexe à évaluer, en raison de difficultés de recensement. La surface que représentent les friches industrielles urbaines, potentiellement polluées, est de 145 000 hectares, comme ordre de grandeur. Dans une centaine de territoires, des inventaires fonciers plus précis ont été effectués, comme Lille-Métropole, le Grand Lyon, l'agglomération de Saint-Nazaire et la ville de Dunkerque. L'ADEME soutient ces démarches, mais nous n'en sommes qu'au début du processus, qui nécessite des ressources.
Les friches polluées que nous connaissons sont surtout en zone urbaine, car c'est là que le foncier a de la valeur, et donc que les inventaires ont été menés.
La reconquête de ces friches polluées est intéressante, car elle permet de lutter contre l'étalement urbain, et donc contre le développement d'une emprise sur des terres qui ont une valeur agricole ou pour la biodiversité.
L'ADEME a deux missions à cet égard. Elle est responsable au titre d'une maîtrise d'ouvrage déléguée par l'État de la mise en sécurité de sites pollués orphelins. Et d'autre part, nous soutenons - avec toutefois peu de moyens - la réhabilitation de friches urbaines dans une logique d'appel à manifestation d'intérêt, pour faire émerger des pratiques innovantes et exemplaires, notamment des aménagements intégrant les enjeux liés à l'habitat, aux transports, à la trame verte ou encore à la vie sociale.
Nous avons publié un guide sur la biodiversité et la reconversion des friches urbaines polluées, pour montrer qu'il est possible de travailler sur la biodiversité dans le cadre d'une stratégie de reconquête des friches urbaines. Pour ne rien vous cacher, aujourd'hui ce n'est pas la pratique la plus courante. La biodiversité n'est pas encore arrivée à un point de prise en compte importante, mais nous considérons qu'il y a des possibilités intéressantes, malgré des obstacles techniques réels, comme la dépollution préalable au développement de la biodiversité, pour ne pas intégrer de nouveaux polluants dans la chaîne écologique. Cela pourrait aller dans le sens de la démarche de compensation que vous analysez.
Est-ce que les grandes friches militaires sont également traitées par l'ADEME ?
À ma connaissance, l'ADEME n'a pas été amenée à intervenir sur des terrains militaires.
En Lorraine, nous avons le plus ancien établissement public foncier. Il avait comme objectif de traiter les friches industrielles, mais nous avions également de nombreuses friches militaires. Une politique d'achat a donc été menée, et, en fonction des terrains, nous avons cherché des porteurs de projets susceptibles d'être compatibles. La dépollution dépend bien entendu de l'usage du terrain.
Vous participez en fait d'abord à une démarche d'évitement, en fléchant des terrains pouvant accueillir des activités, afin d'économiser l'utilisation d'espaces naturels. Intervenez-vous auprès des porteurs de projet pour qu'ils privilégient ces terrains ? Y a-t-il un lieu ou une sorte de bourse pour ce dialogue et ces échanges ?
L'ADEME ne gère pas toutes les dimensions d'un tel sujet. Lorsque nous intervenons sur la reconversion d'une friche, c'est parce qu'il y a déjà un aménageur qui a un projet, donc plutôt en aval. La bourse que vous évoquez existe peut-être localement, au niveau d'une collectivité dans le cadre d'une planification de l'urbanisme. Mais au niveau national, je ne crois pas.
Je vais à nouveau citer mon expérience. Lors du travail sur le SCoT dans mon secteur, au nord de la Meurthe-et-Moselle, des objectifs ont été fixés pour l'utilisation de la terre agricole. En additionnant ces espaces dédiés à l'activité économique, la somme était conséquente. Un travail de sélection a donc été mené. Par ailleurs, les terres en friches devraient être zonées dans les plans locaux d'urbanisme (PLU), et l'Etat pourrait alors en faire un inventaire.
Le SCoT peut-être un lieu d'organisation de ces enjeux, même si je n'ai pas tout à fait la même expérience de cet outil. Comment verriez-vous ce lieu d'échange, d'accompagnement et de stratégie : est-ce l'intercommunalité, l'agence d'urbanisme, l'Agence française pour la biodiversité (AFB) ? Il est intéressant de privilégier les friches, pour contrer l'étalement. L'ADEME doit-elle sensibiliser davantage les collectivités territoriales, dans le cadre de ses délégations locales ? Comment allez-vous coopérer avec l'AFB, qui a également un rôle à ce sujet ?
Compte tenu de notre expérience dans ce domaine, nous devons bien entendu développer de telles actions, en coopérant avec l'AFB. Cela dépendra également de l'implantation territoriale de l'AFB, par rapport à celle de l'ADEME. Nous avons déjà des outils, un début de recensement, des processus d'accompagnement. Il faudrait préciser cette complémentarité.
L'expérience de l'ADEME en matière de compensation carbone pourrait également apporter des enseignements. L'exemple de la charte peut être utile. Deux risques à anticiper ont été identifiés lors de ce travail : l'additionnalité des mesures de compensation, en vérifiant qu'elles n'auraient pas eu lieu sans l'effort de l'opérateur, et l'unicité, en s'assurant que deux porteurs de projet ne valorisent pas la même démarche de reconquête. L'Etat doit contribuer à la transparence de ces dispositifs.
Avez-vous travaillé sur les équivalences écologiques ? Il y a une flore de béton sur des friches qui peut être proche de flores rares sur des terrains minéraux. Certaines friches, installées près de cours d'eau, pourraient-elles redevenir demain des zones humides ?
Nous ne sommes pas nécessairement dans un tel degré de précision, mais en visitant le réaménagement d'une friche urbaine à Lille, nous avons constaté une prise en compte des zones humides.
Nous atteignons là les limites de nos compétences en matière de biodiversité. C'est pour cela que nous souhaitons travailler en lien étroit avec d'autres organismes, comme l'AFB. Il nous faut des expertises extérieures.
Il faudrait sans doute rapidement mettre en lumière les opérations exemplaires à ce sujet, pour avoir un retour d'expérience et le diffuser.
Dans ma vie locale, je connais une commune de 2 000 habitants, avec une friche urbaine liée à une activité orpheline de fabrication de peinture. L'entreprise a fait faillite et le mandataire liquidateur a clôturé ses opérations de liquidation. L'ADEME est intervenue une fois pour suivre le dossier, mais subsistent 6 hectares au coeur de cette ville, près d'une petite rivière. On ne peut rien faire.
Vous avez parlé d'une maîtrise d'ouvrage déléguée par l'État pour la mise en sécurité. Or ce site est tout sauf sécurisé : c'est un lieu de délinquance, où des gamins traînent, avec de la pollution. Le maire ne peut pas gérer le problème, et l'ADEME ne semble pas être très intéressée par le sujet. Nous sommes désarmés et un peu désespérés. Pour le maire, c'est odieux, car il y a un risque pour la population, et cela donne une image calamiteuse de la commune, qui ressemble parfois aux images de Tchernobyl. On ne sait pas comment traiter le sujet. On m'a souvent répondu que l'ADEME n'avait pas l'argent nécessaire. Mais la mise en sécurité du site n'est absolument pas assurée.
Une telle situation crée un climat délétère dans la commune. La combinaison de plusieurs problèmes suffit à créer un sentiment de désespérance dans la population : un faible débit internet, une mauvaise couverture mobile, une désertification médicale et une friche industrielle.
Dans le cadre de la loi biodiversité, nous exigeons beaucoup de moyens de la part des maîtres d'ouvrage pour faire de la compensation. En même temps, de nombreuses friches restent à remettre en état, qui pourraient être utilisées pour la compensation. Je comprends qu'on ne peut pas compenser une grenouille par un chevreuil. Mais il faut également avoir conscience que le public, notamment les agriculteurs, ne comprend pas qu'on consomme deux fois les mêmes espaces, tout en laissant des friches se maintenir.
L'ADEME intervient sur la mise en sécurité des sites, c'est-à-dire en cas de danger du fait de la pollution, de déchets ou de bâtiments menaçant de s'écrouler. Cette intervention est diligentée par l'Etat, par le préfet et les services de la DREAL qui font le diagnostic. Étant sous contrainte budgétaire, il y a un exercice de priorisation avec le ministère pour intervenir sur ces friches. Je précise par ailleurs que cette intervention ne résout pas tous les problèmes. Avoir dépollué un site ne l'a pas revitalisé. La mise en sécurité peut par ailleurs se dégrader s'il n'y a pas d'entretien.
Pour cette raison, l'ADEME encourage la réhabilitation des friches, mais cela relève d'une autre mission, dans le cadre de la promotion que nous faisons d'une approche intégrée du développement durable et d'une transition écologique territoriale. Nous apportons alors un soutien méthodologique ou des aides, dans le cadre d'appels à projets, auprès de maîtres d'ouvrage, mais avec des moyens limités : un à deux millions d'euros par an.
Nous sommes convaincus que ces terrains ont une vraie valeur, à la fois économique, sociale et environnementale, selon l'aménagement qui est décidé. Quant à déterminer si ces friches peuvent être utilisées pour mettre en oeuvre des mesures de compensation, c'est une question que l'ADEME ne maîtrise pas à ce jour.
Dans le cadre des enquêtes coûts-bénéfices qui doivent précéder les grands projets, avez-vous le sentiment que la valeur CO2 des terrains naturels, leur capacité d'absorption, est intégrée par l'Etat, afin de prendre en compte l'ensemble des enjeux ?
Par ailleurs, dans le cadre de la compensation, le réaménagement de zones naturelles peut-il recréer des puits de carbone, et être également valorisé à cet égard ?
L'évaluation de la valeur carbone des sols est importante mais complexe, car elle peut évoluer dans le temps. L'ADEME a travaillé avec des spécialistes des sols, notamment l'INRA. Nous essayons de construire des référentiels méthodologiques mais nous n'avons pas encore de valeurs clef en main. Nous avons cependant constaté dans le cadre de la compensation volontaire carbone que les projets forestiers étaient souvent délaissés, faute de capacité à évaluer leur valeur carbone, et à certifier sa pérennité dans le temps.
Nous travaillons également avec l'Institute for Climate Economics (I4CE), ancienne CDC Climat. D'ici la fin du mois de janvier, nous devrions présenter une étude de la demande en crédits carbone sur la réduction des émissions du secteur agricole.
Les friches sont souvent des terrains orphelins. Qui devient propriétaire à l'issue de la procédure de dépollution ? L'État, la collectivité territoriale, l'opérateur ?
Cela dépend de chaque situation. Un site orphelin que nous mettons en sécurité reste en l'état, sans activité. Le scénario idéal c'est une convergence entre un plan global d'aménagement porté par la collectivité territoriale et un aménageur qui va porter un projet. Cela permet d'avoir un maître d'ouvrage intéressé, qui va prendre la propriété en vue de valoriser le terrain. Il n'y a pas de schéma unique, mais il faut un projet.
Dans le cas évoqué par notre collègue Jérôme Bignon, il y avait bien un propriétaire, qui a fait faillite. La propriété du terrain lui est-elle retirée ?
A l'issue de la liquidation, il devrait en avoir perdu la propriété. Mais le site demeure orphelin, sans transfert à l'État ou à la collectivité.
Techniquement, ce sont des sites à responsable défaillant.
L'État ne veut bien entendu pas en récupérer la propriété, ce qui est légitime d'une certaine façon. J'ai rencontré la Direction départementale des finances publiques (DDFiP), qui m'a expliqué que la commune devrait demander au tribunal de commerce de désigner un mandataire ad hoc pour lui permettre de l'acheter à un euro symbolique.
Quel coût représente la restauration d'un hectare de friche, sans surpollution particulière ?
C'est extrêmement variable. Il nous est difficile de vous donner un chiffre qui soit représentatif.
Nous allons faire un travail d'investigation, pour vous donner des chiffres ou des moyennes, fondés sur des situations de terrain.
Merci. Nous avons également constaté qu'il y avait des disparités de traitement entre grands et petits projets, ces derniers étant parfois plus contraints que les infrastructures jugées majeures. Mais les PME ne sont-elles pas elles-mêmes réticentes à utiliser des friches, pour des questions techniques ou d'image ?
Pour surmonter ce type de difficulté, il faut une approche plus globale dans le territoire. Il ne faut pas un seul acteur.
Pour un aménageur, exposé à la possibilité d'une pollution imprévue, cela représente effectivement un risque financier important. À ce titre, l'ADEME et la métropole de Lille ont travaillé sur un système assuranciel permettant de protéger les aménageurs contre ce risque, en contrepartie d'une prime d'assurance. Le système assuranciel privé ne souhaite pas à ce jour s'aventurer dans ce domaine, faute de marché clair et compte tenu des risques. Nous recherchons les bons leviers pour l'actionner.
Cette initiative est intéressante. Mais cela suppose déjà un certain avancement du projet. Je reviens au cas d'espèce évoqué à l'instant. Le maire a trouvé des entrepreneurs désireux d'aménager le terrain. Mais la DDT attend qu'il soit dépollué pour donner des autorisations. Donc la commune est bloquée, elle est en quelque sorte « tchernobylisée ».
Merci à vous. Nous vous transmettrons des éléments sur le coût moyen des projets de réhabilitation et nous sommes à votre disposition pour répondre aux questions complémentaires que vous souhaiteriez nous poser au cours de vos travaux.
La réunion est close à 19 heures