Mes chers collègues, nous accueillons M. Le Dréau, représentant légal de la succursale française de FM Insurance Europe, assureur de Lubrizol.
Nous avons appris que vous aviez pointé du doigt plusieurs éléments préoccupants au sein de l'usine Lubrizol quelques jours seulement avant l'incendie du 26 septembre. La révélation des dysfonctionnements que vous avez pu observer trois jours seulement avant l'incendie a constitué un motif d'étonnement pour tout le monde, voire de stupéfaction, même pour nous. Nous aimerions que vous puissiez nous rappeler dans quelles conditions cette intervention de votre part a eu lieu. L'usine Lubrizol était-elle visitée régulièrement par votre société ? Faisait-elle l'objet d'une surveillance particulière ?
Nous aimerions bien sûr que vous confirmiez ou infirmiez, ainsi que nous avons pu lire dans la presse, que les faiblesses que vous auriez relevées ont effectivement posé problème le 26 septembre, comme celle du système d'extinction par sprinklers du bâtiment A5, qui a été entièrement détruit, celle de l'adjonction d'un système de production de mousse, ou la nécessité d'améliorer le système d'évacuation des eaux.
Par ailleurs, nous aimerions également que vous puissiez nous indiquer si, dans le passé, vous aviez eu l'occasion de souligner d'autres points et si l'entreprise - que vous assurez, je crois, depuis 2008 - avait tenu compte de ces remarques et si des améliorations avaient été apportées depuis les visites précédentes.
Je me dois de vous rappeler que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête est passible de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende et vous demande de prêter serment.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Loïc Le Dréau prête serment.
Monsieur le président, mesdames les rapporteurs, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'accueillir. J'aimerais tout d'abord vous fournir quelques éléments d'information concernant FM Insurance Europe SA, qu'on appelle en abrégé FMIE.
Auparavant, je veux vous dire que nous sommes très sensibles à l'événement qui s'est produit à Rouen en septembre dernier et a touché de nombreuses personnes. Je tiens également aussi à saluer tous ceux qui ont durement oeuvré pour éteindre l'incendie et limiter les dommages. Lorsque la procédure d'expertise visant à déterminer les causes et les origines de l'incendie sera achevée, le processus d'apprentissage relatif à cet événement pourra débuter. En tant qu'assureur dommages aux biens du site de Lubrizol de Rouen, nous cherchons aussi à identifier les principaux enseignements à tirer de cet événement.
FMIE exerce ses activités sous la dénomination de FM Global. Nous sommes une société anonyme de droit luxembourgeois agréée comme entreprise d'assurance par le ministre des finances du Luxembourg et supervisée par le commissariat aux assurances. La société opère en qualité d'assureur sur le territoire de l'espace économique européen au moyen du passeport européen, soit sous le régime de la liberté de prestation de services, soit de la liberté d'établissement pour les territoires où nous disposons d'une succursale, comme en France. FMIE est une filiale de la société Factory Mutual Insurance Company, établie dans le Rhode Island, aux États-Unis.
Ni les évaluations des risques élaborées par FM Global ni ses recommandations en matière de prévention des dommages matériels n'abordent les questions relatives à la sécurité et la santé des personnes ou à l'environnement. En effet, ces sujets ne relèvent pas de nos activités en tant qu'assureur uniquement dédié aux dommages aux biens. Comparé aux autres compagnies d'assurances, notre modèle opérationnel est unique, dans la mesure où il se limite aux assurances de dommages aux biens commerciaux et industriels. Pour cette raison, mes réponses relatives aux normes et pratiques de l'industrie pourraient être limitées.
Nous comprenons bien que la commission d'enquête a notamment pour objet de recueillir des éléments d'information concernant l'application des règles applicables aux installations classées. FMIE étant l'assureur de ce site, j'attire respectueusement votre attention sur le fait que nous sommes impliqués dans une procédure d'expertise judiciaire visant à déterminer les causes et les origines de cet événement, qui fait aussi l'objet d'une procédure d'évaluation interne. Je ferai, bien entendu, de mon mieux pour répondre à vos questions, de manière aussi exhaustive que possible. Si des informations complémentaires que je n'ai pas en ma possession aujourd'hui s'avéraient nécessaires, je vous soumettrai des réponses écrites à la suite de cette audition. C'est avec plaisir que je répondrai à vos questions.
Vous pouvez commencer par répondre à celles que j'ai déjà posées. Ce qu'on a lu dans la presse est-il exact ? Avez-vous bien observé les défaillances que j'ai rappelées dans mon propos introductif ?
Lorsque nous entamons une relation assurantielle, nos ingénieurs se rendent sur site pour réaliser une visite afin d'identifier les risques que nous devons assurer et les quantifier, de façon à proposer au client un contrat d'assurance et une prime destinés à le couvrir. En 2008, à la suite de cette première évaluation, des recommandations avaient été émises. Nous partageons ce rapport avec nos clients, car c'est une opportunité pour ceux-ci de diminuer la fréquence des sinistres et leur gravité. Ce risque était donc connu en 2008, et nous l'avions pris en compte : c'est l'essence même de notre métier d'assureur.
Les visites de risque sont effectuées de façon régulière. Sur des sites comme celui de Rouen, elles ont lieu environ tous les ans. Le but principal de ces visites est destiné à comprendre l'évolution du risque et savoir si les termes et les primes qui ont été négociés sont toujours en adéquation avec le niveau du risque qui est assuré. Vous mentionniez le manque d'adéquation par rapport aux protections mises en place. Nous l'avons noté. Des recommandations ont été faites en ce sens, mais le risque était connu et nous l'acceptions en tant qu'assureur.
Existait-il d'autres risques ? Le site a-t-il amélioré la couverture du risque au cours des années ? Oui, beaucoup de choses ont été améliorées et plusieurs recommandations ont été suivies d'effet.
Aviez-vous déjà eu l'occasion de rappeler les recommandations faites quelques jours avant l'incendie ?
Oui, cette recommandation était présente dans le rapport depuis 2008.
Vous avez donc, dès 2008, attiré l'attention de Lubrizol sur le fait qu'il existait des défaillances sur les points mentionnés, et vous avez constaté en 2019 que ces problèmes n'avaient toujours pas été résolus.
Oui, mais nous sommes assureurs de dommages aux biens. C'est un risque que nous connaissions et que nous acceptions de porter.
Peut-être les populations riveraines n'étaient-elles pas prêtes à l'accepter pour leur part !
J'ai lu dans la presse que l'expertise de FM Global vise la réduction des risques de perte de l'outil de production mais que ses conclusions ne sont pas centrées sur les risques concernant la santé humaine, la sécurité et l'environnement. Est-ce exact ? Par ailleurs, le fait que les entreprises industrielles salarient des pompiers est-il de nature à diminuer le risque et les primes d'assurance ?
La société que je représente est une société d'assurance basée au Luxembourg. C'est une société de dommages aux biens et c'est notre business model. Nous n'assurons que des biens commerciaux et industriels. C'est la seule couverture que nous proposons, depuis 185 ans, même si nous nous tenons à jour des évolutions. Nous assurons donc les bâtiments, les outils de production et les pertes d'exploitation associées à des dommages matériels tels que l'incendie, les bris de machines et les catastrophes naturelles.
Quant aux pompiers présents sur les sites industriels, il s'agit de volontaires et nous les considérons avec beaucoup de bienveillance. Ils connaissent très bien les lieux et sont capables d'intervenir très rapidement. Ce sont des personnes qui possèdent des compétences en matière de prévention. Or nous voyons la prévention au jour le jour dans les entreprises comme un facteur très positif.
Cela a-t-il un impact sur la prime ? Ce n'est que l'une des composantes de celle-ci. Il faut également tenir compte de la qualité générale du risque et du type de risque, du lieu où celui-ci est localisé - proximité d'une rivière, zone de tremblements de terre, exposition aux tempêtes. Il est donc très difficile d'affirmer que la présence de pompiers volontaires va diminuer la prime.
En général, dans les entreprises du secteur de la chimie, où l'on trouve des liquides inflammables, l'incendie est en effet le risque majeur.
Vous disiez que votre champ d'activité est plus large que celui des entreprises présentant un risque technologique. Assurez-vous des entreprises ayant des activités comparables à celles de Lubrizol ?
Oui.
Les salariés sont-ils couverts par des dispositions particulières en cas d'accident industriel, par exemple en matière de toxicité ? Si c'est le cas, comment ce risque est-il indemnisé ? Par ailleurs, couvrez-vous les risques liés à la toxicité qu'encourent les riverains en cas d'accident ?
Le risque toxique n'est pas un risque de dommages aux biens ; or nous n'assurons que les dommages aux biens : c'est notre seul produit.
Savez-vous si Lubrizol dispose d'une autre assurance pour indemniser les salariés, voire les riverains, en matière de risque liés à la toxicité ?
Je ne saurai vous répondre. Il faudrait poser la question à notre client.
En 2008, après votre état des lieux, vous définissez un montant de prime d'assurance incluant les manques existants en matière de défense incendie. Indiquez-vous alors à votre client que la prime sera moins élevée s'il améliore les choses ? L'assurez-vous quand bien même il décide de ne rien faire, mais avec un surcoût ? Peut-il ainsi, en payant un supplément de prime, s'affranchir d'une faute que vous avez décelée ?
Quand je parle de conformité, ce n'est pas par rapport à la loi ou aux réglementations locales, mais par rapport à des standards internes qui nous permettent de mesurer l'écart entre ce que l'on voit sur un site industriel et ce que nous considérons comme un risque bien protégé.
Nous utilisons les mêmes standards partout dans le monde. La régulation locale l'emporte bien évidemment toujours sur nos standards. Lorsque nous détectons un risque et que nous acceptons de le couvrir, il est de notre responsabilité d'assureur de le porter. Nous sommes convaincus que la majorité des sinistres peut être évitée. C'est l'esprit dans lequel nous travaillons. Plus la qualité du risque est bonne, plus les termes, les conditions du contrat d'assurance et les primes sont favorables au client. Il y a donc une adéquation entre le niveau de prime et le niveau de risque. C'est l'essence même de notre approche.
Entre la visite de 2008 et celle de 2019, des points ont-ils été améliorés par rapport à ce que vous avez initialement relevé ?
Oui, il y a eu une amélioration sur l'ensemble du groupe, et sur le site de Rouen en particulier. Plusieurs recommandations ont été suivies. C'est un site qui a investi dans la prévention.
Mais les points que vous avez soulevés en 2019, ainsi que vous l'avez dit tout à l'heure, existaient précédemment ?
En effet.
Monsieur le directeur, vous êtes représentant de la France pour votre groupe. Vous avez parlé de standards internes, bien que vous soyez toujours en adéquation avec les lois de chaque pays et les lois européennes...
Bien sûr.
Avez-vous des échanges avec les institutions européennes visant à améliorer les directives ? Envisagez-vous de le faire à l'avenir si vous avez remarqué certaines choses ? Par ailleurs, avez-vous déjà connu, par le passé, un accident similaire parmi vos clients, en France ou dans un autre pays européen ?
Nos règles techniques sont relatives à la protection des biens. La protection des biens n'est qu'une partie des standards et des lois dont le but principal est de traiter les problèmes de protection des personnes, de protection de l'environnement...
La protection des biens de ce genre d'entreprises représente sûrement un apport important pour vous. Les primes doivent être énormes.
Nous ne sommes pas compétents pour traiter de la protection des personnes ou de l'environnement, qui ne correspondent pas du tout à notre domaine d'activité. J'ai très peu de relations avec les organismes locaux ou européens quant à l'établissement de standards.
Étant donné l'importance des entreprises Seveso, vous êtes un interlocuteur intéressant...
Merci pour cette remarque flatteuse. Nos règles techniques, par exemple, sont publiques et disponibles sur notre site Internet. Nous sommes plus que disposés à partager avec les organismes qui souhaiteraient discuter avec nous, mais notre domaine de compétences continuera à porter sur la protection des biens.
N'existe-t-il pas d'obligation en matière d'assurance aux tiers pour ce type d'entreprise ?
À ma connaissance, il n'existe pas d'assurance dommages obligatoire. C'est plus l'assurance responsabilité civile qui doit selon moi s'appliquer.
Si on comprend bien, vos propres standards sont supérieurs à la réglementation française.
Cela dépend.
Les recommandations que vous avez émises n'ont pas toutes été respectées par Lubrizol, qui a estimé être en conformité avec la législation et la réglementation. J'en conclus que vos standards sont un peu supérieurs à la législation française. Comment l'expliquez-vous ? Cela vient-il du fait que la législation et la réglementation françaises ne sont pas assez exigeantes ? La qualité des inspections réalisées par les services de l'État ou par votre propre société pourrait-elle expliquer cette différence d'appréciation ?
Par ailleurs, Lubrizol est engagée dans un processus d'indemnisation par le biais d'un protocole signé avec l'État. J'entends bien que vous n'êtes concerné que par la partie dommages aux biens, mais prenez-vous d'ores et déjà votre part dans cette indemnisation, et sous quelles formes ?
Je reviens sur la première question de Mme Brulin. J'ai senti une légère hésitation de votre part. Doit-on effectivement entendre que vos standards sont plus exigeants que ceux de la réglementation et de la législation française concernant les points que vous avez soulevés comme posant problème ?
Je ne connais pas la législation française dans le détail, mais il semblerait que ce que nous demandions n'était pas réclamé par la législation française. Nos standards et nos règles techniques sont établis dans le but de protéger les biens. La réglementation est plutôt destinée à assurer la protection des personnes et de l'environnement. Ce sont des buts différents. Il est très difficile pour nous de nous positionner, n'étant compétents que sur un aspect.
S'agissant du processus d'indemnisation, on essaye encore aujourd'hui de comprendre ce qui s'est passé et de connaître les causes et les origines de cet incendie. Les responsabilités ne sont pas encore établies. Une fois qu'elles l'auront été, l'indemnisation pourra vraiment commencer. Notre client a subi un incendie majeur. L'incendie est couvert par notre police d'assurance : d'une façon ou d'une autre, on est avec notre client et on a commencé à travailler avec lui dès qu'on a pu pour engager le processus d'indemnisation, de reconstruction et de remise en état de son outil de production.
Dans ce cas de figure, c'est la loi des contrats qui s'applique. Vous avez défini ce que vous étiez à même de rembourser.
En effet.
Si le client se met en conformité avec vos demandes, la prime d'assurance est-elle moins élevée ?
Oui.
On peut donc imaginer que la prime d'assurance de Lubrizol a diminué entre 2008 et 2019, puisqu'ils s'étaient, selon vous, améliorés...
Peut-être...